Yanick Lahens : "Dans la Maison du Père" (2000)

Dans la Maison du Père de Yanick Lahens
Éditions du Serpent à Plumes Collection Fiction française (mars 2000)

Après Tante Résia et les dieux, nouvelles parues chez L’Harmattan en 1994, puis La Petite Corruption, autre recueil de nouvelles paru cette fois aux éditions Mémoires à Port au Prince en 1999, Yanick Lahens nous offre ce récit au parfum secret d’autobiographie qui se déguste à courtes lampées.
Nous ne cesserons de glisser sur les vagues du temps, partenaire de la danse passionnée d’Alice Bienaimé. Alice est la petite fille modèle d’une famille bourgeoise, elle habite Port-au-Prince, elle adore danser. Un air de ragtime dans un jardin, une femme presque transparente bien habillée, un jeune homme romantique, un homme mûr en complet d’alpaga blanc, et cette petite fille qui danse. Et se fait sévèrement gifler.
« L’homme vêtu de blanc, c’est mon père. La femme à l’écharpe de soie, c’est ma mère, le garçon de vingt-deux ans, mon oncle […] Nous sommes le 22 janvier 1942 et moi, Alice Bienaimé, couchée sur l’herbe dans ma robe bleue, je viens d’entrer dans ma treizième année. »

Cet incident, elle le dit, la bascule dans son avenir. Danse libératrice et souvenir obsessionnel de ce père sont inextricablement mêlés. L’occupation du territoire haïtien par les états-uniens est encore une blessure pour ce père et tous se souviennent de cette grande fête du 21 août 1934. Ce jour-là, Anténor Bienaimé, médecin à Port-au-Prince, avait fait de sa fille « sa reine ». Et sa fille, sa reine, danse, huit ans plus tard, sur une musique jaillie de chez l’Ennemi…

Le lecteur hésitera longtemps sur la cause réelle de cette gifle. Peut-être se trompe-t-il. Cette jeune fille, par la danse, s’est aussi imprégnée de rythmes vodous, sa gestuelle se fait sans doute, provocante… Le seul amer fiable pour cette enfant désorientée demeurera, tout au long du récit, sa vieille bonne, Man Bo, au surnom qui la lie sûrement à un temple proche. Elle est la seule à tout comprendre, car elle est sans doute la seule à vraiment regarder Alice avec les yeux de la tendresse. La mère, perdue de n’avoir jamais été reconnue comme une grande pianiste (que –de toute façon- elle n’est pas) se racornit à l’ombre de ce mari si présent et si fort. L’oncle Héraclès sera un initiateur magicien pour cette petite fille très entourée et très mal comprise. Alice explore la vie d’abord avec son instinct : « Le ventre, c’était déjà ma boussole dans les eaux du monde » (p.20). Cette petite fille si sensible se sent habitée par les dieux de ses ancêtres qu’elle refuse de renier, « ma première chorégraphie est déjà là, pas et gestes réglés par un dieu inconnu ». Et cela, Man Bo l’a bien senti. Elle ne cessera de mettre Alice en garde, lui conseillera même d’épouser un Blanc… Évidemment, Alice n’aimera pas l’école, surtout pas celle des redoutables sœurs Védin. Mais elle y forgera son caractère rebelle. Confronté à la mort dès l’âge de dix ans, elle dansera désormais pour tromper cette peur, « je livre le seul combat qui vaille la peine d’être livré, je fais la guerre à la mort . Danser pour aller plus vite qu’elle » . Elle connaîtra les exactions de la campagne antisuperstitieuse qui détruira une immense partie des temples vodous sur toute l’étendue du territoire haïtien, les « vêpres dominicaines », trois jours de folles tueries d’Haïtiens ordonnées par Trujillo , mais l’oncle Héraclès sera toujours présent pour lui montrer la vaillance de son pays, lui redonner confiance.

Un jour, enfin, le père donne à Alice l’autorisation de s’inscrire à un cours de danse. Avec une dame française, Mme Daveau. Le piano, dans ce cours, est tenu par Mme Boural, qui apprécie également les chants traditionnels haïtiens. Elle initie aussi quelques élèves aux danses locales. Alice va alors connaître l’expérience d’une cérémonie vodoue. L’oncle Héraclès est son complice. Ce sera une révélation, une illumination. Un garçon, subjugué, l’a vue danser, il est peintre et rêveur, et très sombre de peau. Alice transgressera aussi cet interdit, en toute lucidité. Edgard lui fera découvrir l’autre côté du miroir : le monde des pauvres, des pauvres absolus. Mais c’est Edgard aussi, malgré tout son amour, qui poussera Alice à partir, à quitter cette île à la fois magique et terrifiante. Alice a vingt ans : elle part à New-York. Elle vient l’annoncer à son père : elle désire de toutes ses forces, mais elle n’ose pas, lui rappeler la gifle, lui dire qu’elle fait l’amour avec un pauvre, noir de surcroît, lui crier sa haine de cette « dame à l’ombrelle », probable maîtresse… Dans les rues vont régner, et pour longtemps, les macoutes de Duvalier. La famille Bienaimé se disloque, ne conserve bientôt plus qu’une façade. Héraclès, le héros excessif, fuira jusqu’en Finlande, le pays négatif d’Haïti… Un jour, beaucoup plus tard, Alice rentrera chez elle. Solitude double. Elle ramène une petite fille qui portera peut-être un soir, dans le jardin, une robe bleue. Pour danser.

C’est un récit d’une grande délicatesse, à l’écriture souple et précise, un croisement brillant prolepses-analepses qui scande très habilement toute cette histoire, une évocation sereine d’un demi-siècle d’histoire haïtienne, un regard tendre mais assuré sur une époque, sur un rythme balancé d’une belle prouesse d’équilibre. Le lecteur croise Guillèn et Breton, Wifredo Lam et Carpentier, Sartre et Césaire… comme un regret, un temps où Haïti attirait les plus grands !
« …Et qu’est-ce que tu reproches au pays aujourd’hui ? Cite-moi une seule période de l’histoire qui ait été heureuse ? »

Il marque une pause, fixe oncle Héraclès les yeux grands ouverts et ajoute :
« Aucune ! Et au cas où tu ne saurais pas, il n’y en aura pas ! » (p.110)


Même si la liberté n’est qu’une illusion, la danse en est une magnifique image. Alice, qui a dansé pour fuir la peur, dansera aussi en souvenir du voleur fier, debout seul contre la foule qui le frappe.
« Sur toutes les scènes du monde, je danserai pour lui, le défendant contre la foule quelle qu’elle soit, quels que soient ses uniformes ou ses drapeaux. » (p.77)


Danse, confidence, indépendance, Alice est libre de ses mouvements, délicate image des rêves de femmes en pays troublé. Au lecteur, il reste cette tache bleue, comme un bleu à l’âme, cette robe de petite fille qui commence à exister.

PHILIPPE BERNARD

*Exotique écho à l’ultime cri de Fritz Zorn dans la page finale de Mars !
**Lire sur ce sujet le remarquable roman de René Philoctète, Le peuple des terres mêlées