Une histoire de Cosaques

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire.
« Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

Les cavaliers le fixèrent, sans prononcer un mot. Grigori contracta tous les muscles de son visage pour maintenir son sourire en place.
« Vous êtes des Iakoutes n’est ce pas ? » demanda le jeune homme d’un ton enthousiaste. L’un des hommes, le plus richement vêtu, exerça une légère pression sur les flans de sa monture pour que celle-ci se rapproche. Il pencha la tête à la manière d’un jeune chiot devant une situation inhabituelle et déclara :
« Iakoutes ? »
Sa voix sonnait étrangement aux oreilles de Grigory et bien que le pompier sentit sa confiance en lui chuter, il continua :
« Désolé mais, par ici, des hommes à cheval il n’y en a pas beaucoup à part les Iakoutes... »
En disant cela, sa voix avait diminué peu à peu pour ne devenir qu’un chuchotement dans les derniers mots en voyant l’étranger devant lui se redresser et froncer les sourcils d’un air légèrement agacé.
« Nous... sommes des Cosaques ! »
La voix du cavalier était rocailleuse, chaque syllabe semblait résonner dans sa gorge comme dans une grotte et il avait un si fort accent que Grigori eut du mal à distinguer certains mots.
Malgré cela, il éclata de rire. Les étrangers se regardèrent mutuellement et discutèrent dans une langue qui lui était inconnue.
« Pourquoi ris-tu ? » demanda avec difficulté l’un des cavaliers, stupéfait par cette réaction.
« Vous ? Des Cosaques ? Permettez-moi d’en douter ! » Et le jeune homme s’esclaffa de nouveau.
« Que sais-tu de notre peuple ? » gronda l’homme à la voix effrayante.
Grigory se ressaisit en entendant le ton accusateur de son interlocuteur et reprit :
« Les Cosaques, les guerriers légendaires aux chevaux prodigieux ! Les protecteurs des steppes ! Le peuple assoiffé de liberté qui aurait repoussé l’envahisseur venant de Moscovie ! On raconte que leurs chevaux courraient si vite qu’ils donnaient l’impression de voler, on dit aussi qu’ils étaient ferrés à l’envers pour brouiller les pistes et qu’ils étaient doués d’une très grande intelligence. Certains disent que les Cosaques maîtrisaient une danse ancestrale qui leur permettait de séparer la terre en deux sur plusieurs kilomètres. Une légende raconte que les Cosaques seraient à l’origine de la création du Oneindige kloof, le gouffre gigantesque à l’extrême sud de la Sibérie. C’est là-bas que se termine la légende des Cosaques. A la suite d’un combat féroce, les quelques survivants Cosaques auraient, dans une tentative de fuite désespérée, ouvert cette énorme crevasse pour ralentir leurs ennemis. Mais ils auraient tout de même été rattrapés et les derniers Cosaques auraient alors péris sous les lames de leurs opposants, et leurs corps auraient été jetés dans le gouffre. On dit aussi que les Cosaques n’étaient pas des combattants sanguinaires, ils luttaient pour la liberté et certains textes affirment même qu’ils ne tuaient que lorsque c’était vraiment nécessaire. Tous les sibériens connaissent leur histoire et leurs exploits. C’est un véritable mythe, cependant, il reste entouré de mystères, et rien ne prouve qu’ils aient vraiment existé... Mais, ce que je sais, c’est que les récits les plus récents datent d’il y a plus de cinq cent ans ! »
Cette fois-ci, ce fut aux cavaliers d’éclater de rire.
« Tu devrais passer ton chemin étranger, vu tes paroles, tu sembles être tombé sur la tête ! » déclara l’un des hommes en riant.
Grigory ne comprenait rien. C’était eux qui étaient tombés sur la tête, pas lui ! Mais en voyant les chevaux faire demi-tour et s’éloigner, il repensa aux lapins rassis et aux longues heures d’ennui qui l’ attendaient s’il rentrait. Hors de question !
« Les gars ! Ohé, attendez moi ! Je viens avec vous ! » s’époumona-t-il en commençant à trotter vers la silhouette des montures qui s’éloignait. Il accéléra et s’arrêta net. Il n’était plus qu’à une trentaine de mètres des équidés et les traces de leurs pas était profondément imprimées dans le sol. Elles étaient ordinaires mais un détail lui sauta toutefois aux yeux. Elles étaient orientées vers lui, non pas vers l’horizon comme elles auraient dû l’être. Ces chevaux étaient ferrés à l’envers.... Simplement une coïncidence, pensa-t-il pour se rassurer.

A l’arrivée de Grigory, les cavaliers se contentèrent de hausser les sourcils et d’échanger quelques mots entre eux. Ils ralentirent le rythme de leurs montures pour permettre au pompier de se maintenir à leur hauteur.
Ils demeurèrent ainsi quelques minutes avant que le jeune homme ne rompe le
silence :
« Et, où allez-vous comme ça ? » demanda-t-il, espérant que la réponse soit : « Nous tentons de rejoindre la ville la plus proche », même s’il en doutait sérieusement.
« Nous fuyons, et pour l’instant, tout ce que nous voulons faire, c’est trouver un endroit où dormir cette nuit » répondit l’un des hommes.
Grigory ne tint pas compte du « nous fuyons » mais seulement du « trouver un endroit où dormir », et son espoir se raviva un peu :
« Donc, vous essayez de trouver une auberge ! »
Toute la troupe le dévisagea, sans comprendre. Il s’apprêtait à dire quelque chose lorsque l’un des cavaliers pointa l’horizon du doigt. L’homme à la voix effrayante se tourna vers Grigory et dit, d’un ton légèrement amusé :
« Nous avons trouvé notre campement pour la nuit. »
Grigory mit quelques temps à reconnaître la forme qui se dessinait à l’horizon et lorsqu’il comprit, il s’arrêta net. Sous un arbre ! Un foutu arbre ! Voilà l’endroit où ils comptaient dormir ! Et, où était l’auberge tant attendue ? Nulle part, évidemment ! Mais dans quoi s’était-il encore embarqué...

Malgré cela, il n’avait aucune idée de comment retrouver l’emplacement de ses collègues, et il fut donc obligé de poursuivre le chemin avec les cavaliers.
L’arbre était encore plus misérable vu de près. Enfin, un arbre, quel grand mot ! Plutôt un buisson ! Les hommes descendirent de leurs montures et, à la grande surprise de Grigory, ils ne les attachèrent pas, mais les laissèrent galoper à travers les herbes sèches sans se soucier d’une potentielle fuite. Voyant le ciel s’assombrir lentement à l’approche de la nuit, l’un des cavaliers rassembla quelques branches sèches, y ajouta quelques brindilles et commença à frotter deux pierres dans l’espoir d’obtenir une étincelle.
Grigory pouffa et commença :
« Eh bien, tu ne connais pas les allum... » mais il n’eut pas le temps de finir sa phrase car une flamme jaillit, embrasant le bois.
« Que croyais-tu ? Que moi, un Cosaque, je ne savais pas allumer un feu ? » s’exclama l’individu tenant les pierres. Grigory secoua la tête d’un air legèrement exaspéré et répliqua :
« Savoir allumer un feu avec deux cailloux ne fait pas de vous des Cosaques. »
Et Grigory tourna le dos à la troupe avant d’avoir à essuyer une nouvelle remarque sur le fait qu’il soit « tombé sur la tête ».
Il maugréait, assis seul sur un rocher, lorsque l’homme qui avait été le premier à lui parler posa une main sur son épaule et lui annonça d’une voix toujours aussi caverneuse :
« Viens, la viande est cuite. »
Le pompier se leva et suivit son interlocuteur jusqu’à la ronde que formaient le reste des cavaliers assis autour du feu. On lui tendit un bout de viande qui dégageait une odeur qui lui était bien connue depuis deux semaines. Du lapin, encore du lapin ! Il soupira bruyamment et mordit à pleine dent dans son repas.

Lorsque tout le monde eut fini de manger, un jeune cavalier alla récupérer des couvertures dans les sacoches de cuir que portaient les chevaux. Il les étala sous l’arbre et chacun s’installa sur une parcelle de laine. Grigory fit de même. L’homme à la voix effrayante piétina les quelques braises qui subsistaient dans l’âtre improvisé, puis, alla rejoindre ses compagnons. Grigory était épuisé après les événements de la journée et il ne tarda pas à sombrer dans le sommeil.

Grigory se réveilla en sursaut. Il faisait encore nuit, et tous les cavaliers ronflaient doucement. Il tenta de se rendormir mais, à peine avait il fermé les yeux qu’il sentit la terre trembler. Il se redressa d’un coup et vit une autre silhouette à l’opposé de lui faire de même. La forme sombre resta immobile quelques secondes puis beugla assez fort pour réveiller tous les dormeurs :
« Naderende vijanden ! »
Grigory vit toutes les silhouettes endormies bondir d’un seul coup. Les chevaux étaient déjà là et attendaient qu’on les enfourche. Ils rassemblèrent leurs affaires en hâte et s’élancèrent vers leurs montures. L’un des cavaliers s’arrêta devant Grigory et tapota la croupe du cheval, lui faisant signe de monter. Celui-ci regarda derrière lui et vit un nuage de poussière s’approcher à toute allure. Il n’hésita qu’une seule seconde, puis, se hissa sur l’animal.
Et ils partirent au galop. Le soleil se levait lentement, baignant le paysage d’une lueur orangée. L’air giflait les joues de Grigory. Ils allaient tellement vite, si vite que lorsque le pompier osa pencher la tête vers le sol, sa vision devint floue tant ils étaient rapides. On aurait dit que les sabots des chevaux ne rentraient jamais en contact avec le sol. Après quelques minutes de cette folle cavalcade, les cavaliers ralentirent le rythme de leurs montures, pour finir par s’arrêter totalement.

Tous les hommes descendirent et se tournèrent vers la direction qu’ils venaient de fuir. Déjà, au loin, on apercevait une masse noire qui se rapprochait dangereusement. Les cavaliers s’alignèrent soigneusement et commencèrent à taper du pied sur le sol, parfaitement coordonnés. Des chants retentirent, accompagnés des claquements des mains des danseurs sur leurs torses. Puis, ils se mirent en mouvement tout en continuant de chanter. Grigory devait bien l’avouer, c’était impressionnant.

Mais ce qui se produisit devant lui était plus impressionnant encore. Le sol se craquela et commença à s’ouvrir dans un bruit effroyable, qui semblait provenir des entrailles de la terre. Un gouffre béant, large d’une dizaine de mètres et long de plusieurs centaines séparait maintenant la steppe en deux. Grigory était ébahi et il avait mal tant il écarquillait les yeux. Il n’arrivait plus à bouger. Les hommes cessèrent leur danse et remontèrent sur leurs chevaux. L’un des cavaliers hissa Grigory sur son cheval et lança celui-ci à toute allure pour rattraper les autres. Grigory respirait très vite et son cœur cognait fort dans sa cage thoracique. Lorsqu’il fut de nouveau capable de parler, il empoigna le bras de l’homme devant lui et le serra fort tout en lui hurlant dans l’oreille :
« Arrêtez-vous ! Immédiatement ! »
Le cavalier stoppa sa course et Grigory sauta du cheval, s’écrasant sur le sol poussiéreux. L’homme le dévisagea, ne comprenant pas.
« Nous vous avons dit la vérité. » dit-il
« Partez ! Partez maintenant ! » rugit Grigory, comme devenu fou.
Le cavalier soupira longuement, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose au jeune homme, la referma et fit demi-tour. Il se retourna une dernière fois, secoua la tête, puis parti au galop.

Grigory se retrouva seul. Il avait la gorge sèche et les larmes aux yeux. Son esprit était en ébullition, il n’arrivait plus à réfléchir. Le sang battait à ses tempes et il sentait la crise de panique monter en lui. Le pompier tâta fébrilement sa poche et en sortit avec soulagement un paquet de cigarettes et un briquet. Il alluma l’une d’elles en tremblant et inspira longuement, laissant la fumée envahir ses poumons. Une légère brise se leva, emportant une braise de la cigarette au loin. Elle se posa sur les herbes sèches et les enflamma lentement. L’incendie se propagea rapidement pour devenir un véritable brasier. Grigory éclata de rire, mais des larmes inondaient ses joues, traçant des sillons dans la poussière qui recouvrait sa peau. Lui, le pompier qui luttait chaque jour contre les flammes, avait provoqué un incendie. L’ironie du sort... Mais Grigory se dit qu’avec ses flammes qui se dressaient haut dans le ciel, ses collègues accourraient et le ramèneraient au campement, où ils attendraient ensemble l’arrivée de l’hélico de sauvetage. Ils viendraient le chercher, parce qu’il était toujours dans son monde, dans sa Sibérie. Oui, les copains allaient venir le chercher. Il en était sûr.
Ou presque...