Une écaille d’espoir

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave.
Elle crut d’abord à un cadavre. En effet, l’objet avait bien la forme grossière d’un corps humain, mais un corps humain très déformé. Peut-être la tempête avait-elle ouvert une sépulture préhistorique ? Une odeur putride se dégageait du curieux monticule. Lise répugnait à le toucher, même s’il aurait fallu le secouer pour enlever tout le sable qui le recouvrait pour savoir ce qu’était vraiment l’épave.

En s’approchant, elle distingua deux excroissances qui ressemblait beaucoup à des bras. Pouvait-elle avoir raison ? S’agissait-il d’un corps datant de la Préhistoire ? Pour la savoir, elle chercha des jambes. Mais partout là où son regard se glissait, elle ne voyait pas deux jambes, mais bien une sorte de prolongation du torse. Nul pied non plus. Déçue et maudissant sa part d’elle-même qui croyait encore à tous les miracles, Lise s’apprêtait à repartir à la recherche d’autres découvertes. Les restes de l’ancienne forêt étaient plus propices à des recherches qu’un tas de varech, ou peut-être un gros poisson, ou une vieille méduse. Elle allait tourner le dos au tas suspect lorsqu’un détail attira son attention. Une lueur. Un scintillement qui l’éblouit quelques instants, à peine visible dans le lever du soleil. Lise se retourna pour chercher ce qui avait pu briller ainsi. Elle trouva sans grande difficulté : c’était une petite écaille, sur le dessus du tas, qui luisait doucement sous le soleil levant. Dans ce cas, c’était un poisson, sans aucun doute. Il n’y avait pas de questions à se poser.

Et pourtant… Lise était une femme curieuse, aventureuse, instinctive. Une petite part en elle lui disait de creuser, de chercher. C’était cette petite part qui l’avait fait aller aussi loin en archéologie, et elle lui accordait un grand respect. Elle décida donc de suivre son instinct, et, repoussant son dégoût, fit rouler le poisson sur ce qu’elle pensait être le ventre. Elle fut surprise de toucher de la peau. De la vraie peau, humaine. Cette surprenante découverte la laissa un instant déconcertée. Elle se força alors à toucher du bout des doigts ce qu’elle pensait jusque là être des algues, mais qui s’avéra être… des cheveux. Des cheveux ! Lise poussa un petit cri. Jamais encore elle n’avais entendu parler d’une espèce de poisson avec de la peau et des cheveux. Puis, elle refoula cette pensée. Bien sûr que si, elle en avait entendu parler ! Les contes de son enfance en regorgeaient.
— Une sirène… chuchota-t-elle.
Elle peinait à croire à cette découverte. Et pourtant, elle avait beau se pincer et se frotter les paupières, le corps était bien là, sous ses yeux ! La sirène avait l’air morte, et depuis longtemps. Elle essaya de se rappeler tout ce qu’elle savait au sujet des sirènes. Des princesses des mers… Des monstres marins qui attiraient les marins de leurs chants pour les manger… Elle frissonna. Elle ne voulait pas être mêlée à cette affaire-là. Elle s’apprêtait à appeler son collègue lorsqu’elle se retint. Non, on la prendrait pour une folle. D’ailleurs, peut-être l’était elle déjà ? C’était bien possible. Le vent dans les cheveux, le soleil l’éblouissant, elle se releva pour marcher droit vers la mer. Elle ne savait pas trop bien pourquoi. Une envie de bain de mer en plein moi de janvier ? La folie, sans aucun doute. Lorsque les vagues lui léchèrent les orteils emmitouflés dans ses grosses chaussures, elle frissonna à peine. Son jean se mouillait au fur et à mesure qu’elle avançait. Elle sentait le sable sous ses chaussures, la lumière sur sa peau, le vent dans ses cheveux, les vagues sur ses genoux. Elle n’avait pas froid, elle ne ressentait pas la morsure glacée de l’eau de la mer, ni le vent du nord qui lui fouettait. Non, Lise suivait son instinct, et son instinct lui disait d’avancer, car quand on découvre une sirène sur un site archéologique, il vaut mieux ne plus suivre sa raison. Mieux faut se fier à son instinct… Mais celui-ci semblait encore plus fou que le reste, car il la poussait à se noyer. Se noyer, vraiment ? Rien n’était moins sûr. Pourquoi, après tout, ne pourrait-elle pas respirer sous l’eau, comme dans les livres pour enfants ? C’était idiot, bien sûr. Elle chassa cette pensée. Elle se concentra sur sa marche. Elle ne pouvait plus s’arrêter, comme si ses pieds étaient munis d’un exosquelette qui les obligeaient à avancer, coûte que coûte. Lorsque le niveau de l’eau atteignit sa bouche, elle se demanda ce qui allait se passer lorsque son nez serais immergé. Des branchies allaient-elles lui pousser ?
Elle sentit à peine la piqûre dans son cou, et tout devient noir d’encre.

Lorsqu’elle se réveilla, son premier souvenir fût un des arbres couchés sur le site archéologique. Puis, petit à petit, tout lui revint : la sirène, la mer, la folie, la piqûre. Un soporifique, sans aucun doute. Si ç’aurait été un poison, elle ne serait déjà plus de ce monde.
Lise était allongée. Sous elle, elle sentait une table froide, en métal, qui lui fit penser à un laboratoire de savant fou. Elle frissonna et chassa cette idée pour se reconcentrer sur ses sensations, essayant de deviner où elle était. Elle sentait sur sa peau les vêtements qu’elle portait sur la plage, mais ils n’étaient pas mouillés. Combien de temps avait-elle passée sur cette table ? Ses yeux étaient fermés, mais elle n’avait pas encore la force de les ouvrir. Ses paupières étaient lourdes, et lorsqu’elle réussit enfin à les soulever, la lumière l’éblouit. Elle sursauta : une jeune fille était penchée sur elle. « Non, pas une jeune fille, se dit-elle. Une sirène. » Elle était habillée avec une chemise à frange, en cuir, d’un style vaguement amérindien, et, chose étrange, un bonnet ressemblant étrangement à celui de la Marianne. Elle essaya de se relever pour voir une potentielle queue de sirène, mais un mal de tête affreux la fit rester allongée. De plus, elle était attachée à la table de fer avec des sortes de ceintures aux bras, aux jambes, à la taille et au cou.
La sirène se retourna pour crier quelque chose que Lise ne saisit pas, et sa voix était cristalline et belle comme aucune autre voix. Sa dernière pensée fut pour les cantatrices de l’opéra, puis elle sombra à nouveau dans un sommeil artificiel.

Lise émergea sur la même table froide, avec les même attaches aux pieds, aux mains, à la taille et au cou, avec les même vêtements secs, les même paupières lourdes et la même lumière trop forte. La même jeune fille, ou plutôt la même sirène, était penchée sur elle et la fixait de ses yeux crépusculaires. Des cheveux très roux coupés au ras du crâne recouvraient sa tête. Elle avait tout d’une humaine, et pourtant… Et pourtant Lise sentait un petit quelque chose de différent dans son visage, ou peut-être dans son expression, qui la différenciait des vrais humains. Sa voix aux accents de cantatrice vint confirmer cette hypothèse :
— Hallo, wie heißt du ?
Sa voix était chantante et mélodieuse, on aurait dit qu’elle chantait une chanson. Lise ne saisit pas ce qu’elle disait. Les sirènes parlaient une langue étrangère qu’elle ne comprenait pas, se dit-elle. La jeune sirène ne semblait pas menaçante, ce qui rassura Lise.
— Euh… Vous pouvez répéter ? demanda-t-elle.
La sirène sembla saisir que Lise ne comprenait pas, et essaya autre chose.
— Hello, what’s your name ?
Lise compris alors que la sirène essayait de parler l’anglais. Elle ne connaissait pas sa nationalité, et essayait plusieurs langues en espérant qu’elle comprendrait l’une d’elle.
— Je suis française. Euh… I’m French.
La sirène sourit, et secoua légèrement le bonnet de la Marianne pour le lui montrer.
— Ahhh… Bonjour, quel est ton nom ?
Lise sourit. Ne parlant pas couramment les autres langues, elle n’avait pas remarqué l’accent grotesque de la sirène. On aurait dit qu’elle parlait avec du pudding dans la bouche. Elle déformait les sons avec sa voix chantante, comme à l’opéra, et il fallait tendre l’oreille pour comprendre ce qui se disais.
— Tu es une sirène ?
La sirène sourit. Lise prenait ça pour un oui.
— Je m’appelle Lise. Je suis archéologue. J’ai vu le corps sur la plage. Pourquoi je suis ici ?
— Eh… Nous sommes un peuple banni, Lis. Nous survivons en secret. Il ne fallait pas que tu le dises à tous les autres humains.
— Je comprends. Juste : mon nom, c’est Lise.
La sirène fronça les sourcils.
— Lis.
— LiSE, pas Lis.
— LiZE.
— Oui, c’est à peu près ça.
— LiZE, tous les humains sont méchants. Tu es méchante toi aussi ?
— Eh bien… Je suppose que non.
— Tu suppose ?
— Je suppose.
La sirène soupira. Elle devait être jeune, pour une sirène. Lise ne savait pas comment se comptait l’âge chez les sirènes.
— Et toi, comment tu t’appelles ?
— Dans ton langage, ça se traduirait par : « Celle dont les cheveux sont rouges comme le sang et qui mange les poissons avec des yeux gloutons », dit-elle avec un petit sourire malicieux.
Soudain, un homme entra brusquement. Enfin, une sirène homme. Une sirène masculine. Lise ne savait pas vraiment comment l’appeler. Il portait un haut noir moulant, mais sa queue de sirène était nue. Lise remarqua qu’elle trempait dans les deux bons mètres d’eau qui constituaient le sol. Elle supposait que c’était un être masculin à la carrure de son visage, mais peut-être se trompait-elle. Il ouvrit la bouche et Lise s’attendit à entendre une voix de ténor. Grossière erreur : elle était aussi cristalline et aiguë que celle de la jeune sirène. Il parla à la jeune sirène dans une langue incompréhensible pour Lise, mais son interlocutrice semblait comprendre. Il avait l’air en colère. Puis, en français, il s’adressa à Lise :
— Pardonne-la, elle devait me prévenir à ton réveil. Tu te sens bien ? Les soporifiques n’ont pas eu d’effets négatifs ?
— Euh… Non. Vous… vous êtes… son père ?
Il y avait quelque chose de stupide à vouvoyer quelqu’un qui vous tutoie, mais Lise n’était pas prête à prendre le risque d’être impolie dans cette situation.
L’homme sirène fronça les sourcils, puis se détendit.
— Je ne suis pas son père. Je ne suis pas un homme.
— Vous êtes une femme ? demanda Lise, surprise.
— Non plus. Je suis une sirène. Les sirènes n’ont pas de genre. Je suis juste une sirène.
Lise demeura un instant perplexe, avant de se reprendre.
— Ah… Et… Puis-je vous demander ce que je fais ici ?
L’homme sirène sourit.
— Oui, bien sûr. Nous devions protéger notre peuple. En principe, nous t’aurions effacé la mémoire puis renvoyée à la surface, mais… Nous préparons une opération spéciale qui a pour but de sauver notre Terre à tous en changeant les êtres humains.
— Changer les êtres humains ?
— Oui. Les humains détruisent le monde. Il y a très longtemps, nos ancêtres, un croisement entre les humains et les poissons, ont dû fuir vers les océans pour échapper à la folie humaine. Aujourd’hui, cette même folie risque de détruire la Terre et nous nous devons d’arrêter cela. Les humains nuisent à tous les espèces animales, eux compris ! Vous êtes fous.
— Nous ne sommes pas fous !
— Ben si, vous êtes fous, LiZE, réagit la jeune sirène. Fous et méchants. N’as-tu donc jamais entendu parlé de tout le mal, à la surface, causé par les humains et détruisant tous les animaux, humains compris, LiZE ? Êtes-vous donc aveugles, en France, et sourds comme des pots ?
Lise pensa d’abord que c’était faux, qu’ils n’étaient pas fous. Puis elle se dit qu’elle n’avait pas vraiment tort. Pleins de souvenirs lui revint. Des chiffres, surtout. Tous ces chiffres qu’on essayait d’oublier, qu’on regardait à peine pour ne pas avoir à changer, qu’on minimisait pour oublier que c’était de notre faute. Troublée, Lise s’agita. Détachée de son lit de métal par la petite sirène, elle perdit l’équilibre et tomba de la table pour se retrouver… dans deux mètres d’eau glacée qui achevèrent de la réveiller complètement. Elle cria, se hissa sur son lit, prit son temps pour retrouver son souffle. Enfin, elle dit :
— D’accord. Je reconnais. Nous sommes tous des imbéciles égoïstes. Et alors, que voulez-vous faire ? Annihiler l’espèce humaine ?
— Oh non, sourit la grande sirène. Nous avons un plan… Mais nous avons besoin de quelqu’un qui s’y connaît relativement bien en espèce humaine. Toi, par exemple. Une chance que tu te sois aventurée sur cette plage ! Ensuite, nous allons ré-enchanter le monde. On s’y prendra le jour J. On a une arme secrète.
Une ride d’incompréhension naquit sur le visage de Lise, en même temps qu’un sourire malicieux vint fleurir sur le visage de la petite sirène. Elle tendit la main et y fit apparaître comme par magie une étrange sphère rose.
— Ça.

Le jour J fut une belle journée ensoleillée, malgré la saison hivernale. Cette fabuleuse journée qu’est le 14 février, depuis longtemps anesthésiée en fête des amoureux par les marchands de mièvreries dégoulinantes, est en vérité une fête sacrée. Comme l’avaient remarqué les anciens, ce jour-là est magique, par l’alignement des étoiles liées à l’Amour et de toutes les planètes où il régnait en maître.
Ce jour-là, et uniquement ce jour-là, les cœurs les plus durs peuvent pleurer des torrents de larmes, les visages de pierres peuvent se fendre en un sourire, les bouches les plus muettes peuvent éclater de rire.
Ce jour-là, tout peut arriver ; mais rien n’arrive jamais, car il manque un ingrédient ultime au bonheur : une poussée de magie, un soupçon de sortilège, une orbe rose comme un couché de soleil…
Ce jour-là, sur les murs, dans les cœurs, dans les assiettes et même à la télé, ce jour-là fleurissent des milliers de fleurs, partout sur Terre. Ce jour-là, tous les êtres humains émergèrent d’un long rêve et, encore hébétés par le réveil et la surprise de voir leur planète en ruine, décidèrent de tout reconstruire selon les règles de l’amour, de la solidarité, de la bienveillance.

Ce jour là, aussi, des être mi-humains, mi-poissons, sortirent des océans pour serrer la main à ceux qui furent leurs geôliers. La légende les appelle sirènes, mais elles ont aussi d’autres noms.
Et le monde entier comprit, ce jour-là, que de longs siècles de paix les attendaient.