Une France plurielle

« Un modèle républicain paraît à bout de souffle – s’il a jamais existé tel qu’on le brandit aujourd’hui dans une « pureté » à retrouver –, mais la France, prisonnière de ses mythes, peine à l’admettre. Le « reste », rejeté dans l’espace privé, fait de plus en plus violemment retour dans l’espace public… »

Elle était dans la rue, cette France, après l’attentat contre Charlie, s’affirmant une dans sa multiplicité assumée, de cultures et de croyances, en cela encore une fois en avance sur nos politiques, dont jamais les catégories mentales n’avaient paru si obsolètes – alors que c’est de cette France-là, bien sûr, de ce qu’elle disait en acte, qu’il faudrait partir.

Repenser « l’être ensemble » … Ces semaines tragiques auront révélé crûment ce que nous savions depuis longtemps – les fractures qui travaillent la société française, la réalité de groupes humains qui s’observent, se méfient les uns les autres, ne s’aiment plus –, mais, moins attendu peut-être, elles auront apporté une réponse venue des profondeurs du pays. Plurielle elle était, la France, ce jour-là, et une aussi bien, dans un même élan, plurielle et bien loin de tout « communautarisme ».

D’évoquer, il y a peu, une France multiculturelle déclenchait un concert de protestation : remise en cause du pacte républicain, de la citoyenneté, de la laïcité ! Mais que vaut un modèle qui ne produit plus guère que de l’exclusion ? « Plus de république », « plus de laïcité », martèlent nos politiques, comme des vertus qu’il suffirait de retrouver. Oui certes : qui, d’ailleurs, n’en serait pas partisan ? Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots, si l’on veut qu’ils retrouvent chair et sens pour les temps présents. Car si la réponse donnée est précisément le problème, nous avons peu de chance d’avancer…

Nous voici très loin, pourrait-on penser, de la littérature, de la création artistique, des enjeux culturels : nous y sommes en plein, au contraire. Et en plein dans ce que nous avons développé au fil de ces vingt-cinq années : sur l’idée même du « manifeste pour une littérature-monde en français ». Pour aller au plus simple et comprendre les termes des enjeux, faisons retour un bref instant au tableau du Serment des Horaces de David.

  • D’un inconscient républicain

Nous sommes à Rome, à la naissance de la République : avant d’affronter les Curiaces, les Horaces jurent sur les épées brandies de vaincre ou de mourir. Nul appel aux dieux, et plus aucune nature : la composition presque géométrique, dessinent un espace clos — la lumière froide se concentre sur les épées, ce sont vers elles, non vers quelque dieu, que regardent les hommes et que se tendent leurs mains.

Les glaives brandis signent le surgissement d’un monde qui s’arrache à l’ordre ancien des attaches sensibles, des émois et des peurs, que symbolisent les femmes abandonnées en pleurs, sur la droite de la toile. Instant fulgurant, par lequel s’annonce l’irruption de l’Histoire : ici, la liberté tout à la fois s’éprouve illimitée dans l’acte souverain d’une mise en jeu de sa propre mort et s’anéantit dans la loi commune acceptée. Au moment de se battre, les Horaces renoncent à eux-mêmes pour ne plus appartenir qu’à leur serment ; la mort acceptée scelle à la fois l’acte de naissance de la communauté et leur propre naissance, sans plus d’intériorité désormais, et tout dans la facture du tableau souligne que ce sont bien des hommes neufs, qui trancheront comme des glaives.

Les femmes en pleurs y sont rejetées à l’écart, reliquats du passé. Et chaque « citoyen », sans plus d’intériorité désormais, sera comme une page blanche sur laquelle écrire une ode à la Raison. Le Serment des Horaces, ou le Cogito des temps nouveaux : je, l’État, pense…

  • Ce « reste » qui résiste

Cet espace mental est celui-là même du pacte républicain, de l’espace public régi par la loi commune, qui ne veut plus connaître que des « citoyens » — rejetant le « reste », tout le reste, dans l’espace privé symbolisé par les femmes en pleurs. Et c’est ce « reste », bien sûr, qui fait problème, ce « reste » malmené, refoulé, rejeté, méprisé, qui fait retour, met à mal une vision abstraite, désincarnée de la République – ce « reste », si bien analysé par Mona Ozouf, depuis la Fête révolutionnaire jusqu’à La et les Frances, qui tant inquiétait l’imaginaire jacobin, et que celui-ci n’aura de cesse d’exterminer, à commencer par les langues régionales, jugées par essence réactionnaires – attisant, sinon créant de toutes pièces, et pour longtemps, ce à quoi il déclarait la guerre.

Un modèle républicain paraît à bout de souffle – s’il a jamais existé tel qu’on le brandit aujourd’hui dans une « pureté » à retrouver 1 –, mais la France, prisonnière de ses mythes, peine à l’admettre. Le « reste », rejeté dans l’espace privé, fait de plus en plus violemment retour dans l’espace public, parce que de plus en plus de gens vivent au quotidien le caractère illusoire de l’article fondateur de notre Constitution, selon lequel la France serait une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, assurant l’égalité devant la loi de tous les citoyens, et respectant toutes les croyances.
Comment ceux-là pourraient-ils y croire quand ils se trouvent rejetés, eux Français, dans les marges du fait de leur couleur de peau, de leurs origines géographiques, de leur statut social, de leurs croyances réelles ou supposées, avec au cœur le sentiment de vivre non pas avec mais à côté des autres Français ? Comment pourraient-ils imaginer d’autres voies de survie que dans un repli communautaire, puisqu’il ne leur est pas laissé d’autre choix ? Ou comment, avec le plus beau des principes, on fabrique ce terreau sur lequel se développent les extrémismes d’aujourd’hui, et ces « patries imaginaires » qu’annonçait il y a vingt ans déjà Arjun Appadurai 2…

  • La création artistique : espace privé, espace public ?

La France est plurielle, et depuis l’origine : elle s’est construite sur une étonnante diversité de régions, diversité qui persiste aujourd’hui, dans laquelle les jacobins, tout à leur peur panique du multiple, voyait comme une hydre sans cesse renaissante – et encore aujourd’hui, il suffit de considérer les débats suscités par un redécoupage des régions ignorant des identités. Mais quel aveu d’échec, si l’on y songe, que la persistance de cette peur, après tant de siècles de tentatives d’éradication !

La France est plurielle, aussi, du fait de son histoire coloniale – qu’elle se trouve incapable d’intégrer, et cela depuis l’origine, en sorte que les blessures anciennes nourrissent et enveniment la crise présente. Comment se peut-il qu’animée de principes si admirables qu’ils devraient servir de modèle au monde entier, pense-t-elle, la France soit le seul pays d’Europe à occulter son histoire coloniale, le seul à ne pas avoir un musée qui lui soit consacré ? Cela tient à ce que l’esclavage, puis la colonisation, ont mis très concrètement à mal les prétentions universalistes de notre idéal républicain. Cela tient à ce que le « reste », rejeté par David dans un coin de sa toile, était tout simplement ce que les colonisés ressentaient comme leur être même, ce qui les avait faits, leur âme — cette « dimension poétique de l’être humain » sans laquelle il n’est pas de communauté humaine qui tienne 3.

Une simple question, posée par ce « reste » encombrant que la République, pour vous admettre en son sein, vous prie de laisser à la porte : la création artistique relève-t-elle de la sphère privée ou de la sphère publique ? De la sphère privée, en ce qu’elle est l’affirmation de la singularité d’un artiste. Mais de la sphère publique, tout autant, puisque puissamment créatrice d’un « être ensemble » irréductible à la seule « loi commune ». Et dès lors, quelle laïcité penser ?

  • « Permettre l’échange de nos douleurs »

Énoncer cela ne revient pas, comme il est aussitôt reproché, à verser dans le relativisme d’un « tout se vaut », ou les naïvetés éculées du « droit à la différence », mais à redonner chair au social et à la laïcité, en créant, pour reprendre les mots d’Olivier Mongin dans un article d’Esprit, « entre un universel abstrait et un individu vivant l’illusion d’une émancipation parfaite, l’espace d’un dialogue entre cultures, où accueillir, calmer, apaiser la violence des convictions, permettre ce que Rushdie appelle “l’échange de nos douleurs respectives” ».

La France est plurielle et ce depuis longtemps. Aux tenants de cette vision d’une France en position de surplomb dispensant ses lumières sur un « extérieur » appelé « francophonie », j’objectais à chacun des débats suscités par notre « Manifeste » que cet extérieur tant craint était depuis longtemps à l’intérieur et imprégnait l’imaginaire français bien plus qu’ils ne l’imaginaient. On ne se projette pas impunément dans le reste du monde en se croyant seuls porteurs d’universel. Le choc fut considérable, pour tous ces hérauts, de découvrir au bout du chemin non une page blanche mais des cultures « autres ». Et les flux migratoires venus de l’Afrique subsaharienne, de la Caraïbe, des océans Indien et Pacifique, du Moyen-Orient, de l’ex-Empire turc, du Maghreb, du Proche et de l’Extrême-Orient, portèrent avec eux une mutation culturelle décisive : la réfraction en France de notre empire colonial, l’irruption de l’Autre, de l’Ailleurs, dans l’espace français, le bousculant, le transformant, l’enrichissant, et ce depuis plus d’un siècle. Une histoire douloureuse, chaotique, procédant par convulsions et crises multiples, certes. Mais si l’on s’acceptait enfin dans cette diversité, quel fantastique atout ce pourrait être, pour jouer sa partie dans le monde en train de naître, que de percevoir notre « identité » comme celle d’une « pensée-monde » riche des apports venus d’Asie, d’Afrique et d’ailleurs ! Une pensée-monde : est-il beaucoup d’autres, aujourd’hui ?

  • L’irruption de l’Autre et de l’Ailleurs

« S’ouvrir au monde, sourire de partage et se reconnaître comme culture plurielle pourrait donner à notre nation la confiance qu’elle a perdue. (…) Ou bien l’on ouvre les ghettos et l’on partage le bon air de la mixité, ou bien l’on se dessèche sur les ruines archéologiques d’une histoire devenue imaginaire », écrivait Le Clézio au printemps 2014 peu avant une rencontre mémorable à Saint-Malo, devant une foule d’un millier de personnes.

Il n’est pas, croyons-nous, de débat plus important aujourd’hui. Où le rôle de la culture, de la création artistique, de l’imaginaire commun tissé des mille fils de nos poèmes, de nos fictions, est absolument décisif. Parce que ce sont les artistes qui nous disent l’inconnu du monde qui vient. Et qui, le disant, le rendent habitable. C’est avec cette conviction que ce festival fut créé, il y a vingt-cinq années.

Michel Le Bris

1. Mona Ozouf montre bien comment celui-ci, pour survivre, a dû sans cesse composer avec les particularismes religieux, régionaux, sociaux. Bref, ce « reste » qui obstinément résiste, renaît – à preuve, les réactions au redécoupage des « régions »…
2. Voir « Penser en termes de flux, non de structures » (p. 166).
3. Voir, plus haut, « De l’urgence du poétique en temps de crise » (p. 67).