L’édito de Michel Le Bris

Un monde en marche

Un monde disparaît devant nous, emportant avec lui nos repères les plus assurés, un autre surgit dans les convulsions et le chaos, inquiétant, certes, mais aussi fascinant. Et notre conviction, à l’origine même de l’aventure Étonnants Voyageurs, est que ce sont les écrivains, les musiciens, les artistes, qui nous donnent à voir l’inconnu de ce monde qui déferle, et nous emporte.
Un monde vient. Sans plus de centre imposant ses normes, ordonnant le regard. Un monde résolument multipolaire, à bien des égards déroutant. Autrement dit, la terre, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité devient ronde. Et ce n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle.
Tel est le projet « Étonnants Voyageurs » depuis sa création en 1990 : interroger les figures multiples du monde en devenir. En y allant voir. En montant hors de France à chaque fois que possible, et avec les écrivains, les artistes des lieux concernés, des extensions de notre festival principal. C’est ainsi que nous avons créé des éditions d’Étonnants Voyageurs à Missoula (Montana, USA) Dublin, Sarajevo, Haïfa, Bamako, Port-au-Prince, Brazzaville, qui en retour ont nourri notre édition principale, chaque année à Saint-Malo, pour en faire le grand rendez-vous des littératures du monde : 297 invités, l’année dernière, venant de trente trois pays différents. C’est à travers Étonnants Voyageurs que s’est affirmée toute une nouvelle génération d’auteurs africains, et pareillement une nouvelle génération d’auteurs de la Caraïbe. Et c’est de cette effervescence qu’est né le « Manifeste pour une Littérature-monde en français », signé par 44 écrivains de langue française, dont J.M.G. Le Clézio et Édouard Glissant.
Signe de reconnaissance internationale, Étonnants Voyageurs fait aujourd’hui partie, seul festival francophone dans ce cas, de la « Word Alliance », association regroupant 8 des plus grands festivals littéraires du monde (Edimbourg, Berlin, Jaïpur, Melbourne, Pékin, Toronto, New York, et nous, donc).
Nous étions à Brazzaville en février 2013, pour une édition dont le retentissement international aura été considérable, centrée sur « l’Afrique qui vient ». Sensible à la dimension de l’événement France Inter avait déplacé son antenne pour une journée entière de direct depuis la capitale congolaise.
D’importance comparable nous paraît la perspective d’une édition à Rabat et Salé en mars prochain – perspective à laquelle France Inter a été pareillement sensible, qui l’accompagnera fortement pendant 3 jours.

UN MAROC EN PLEINE EFFERVESCENCE, AU CARREFOUR DE MONDES

Une édition d’Étonnants Voyageurs au Maroc, à Rabat et Salé, dans un pays aujourd’hui en pleine effervescence culturelle, comme le montre un récent numéro de la revue Europe, mais dont on mesure mal à quel point il se trouve au carrefour de plusieurs mondes – ce qui en fait l’originalité, et aussi la force…
On le range un peu vite dans le « monde arabe », en ignorant que sa culture est largement berbère. À bien des égards le plus proche de l’Europe (et d’abord géographiquement) il est également au plus près de l’Afrique noire. Extrémité de l’arc du Sud de la Méditerranée, il s’ouvre aussi sur le monde Atlantique. De là sans doute qu’il n’est pas de meilleur lieu, aujourd’hui, pour apprécier en cette zone éminemment sensible, les figures du « monde qui vient ».
De n’avoir pas suffisamment pris conscience de cette diversité vient sans doute que nous connaissons mal le Maroc en France – et la littérature marocaine aujourd’hui. Alors qu’elle est extraordinairement vivante, cette littérature, dans ses langues principales, français, arabe, darija et amazigh, « vivante, diversifiée, audacieuse, soucieuse de dire au plus près la réalité marocaine, assumant désormais l’expression du "je" abordant des thématiques jusque là taboues ou rarement abordées (corps, sexualité, passé carcéral, drames de l’immigration) » déployant, pour cela, toute la gamme des moyens d’expression. Roman, théâtre, récitals de poésie, joutes de conteurs, cinéma, rappeurs : ce Maroc-là va surprendre les auditeurs de France Inter, qui pour l’occasion déplace son antenne pendant trois jours !

PRINTEMPS ARABES, LE RENDEZ-VOUS NÉCESSAIRE

Invitation d’auteurs et d’acteurs du « printemps arabe » à Saint-Malo, lectures, expositions, projections de films : dès les premiers jours nous y avons été extrêmement attentifs, en nous attachant à en déployer la complexité.
Les trois années écoulées auront eu la violence d’un séisme, traversées d’immenses espérances, et d’immenses tragédies, où l’on dirait que tout ce qui fonde « l’être ensemble », se trouve mis en question, bousculé, contesté. Nul ne peut prédire ce qu’il en adviendra, mais il est par contre certain que le monde arabe s’est mis en marche.
Une révolution culturelle : le surgissement inattendu d’une jeunesse entendant prendre toute sa place sur la scène de l’histoire, à travers des moyens d’expression nouveaux. Et si, comme toujours en ces moments de rupture, où les modes de représentation se retrouvent mis à mal (songez à ce que mai 1968 fut en France, en Europe, aux États-Unis) la question de sa traduction politique reste posée, il est au moins sûr que ce qui la porte et nourrit est bien une révolution culturelle – autrement dit une révolution de la perception de soi dans son rapport au monde et une révolution dans la manière de l’exprimer. Cette effervescence était-elle perceptible dans les productions artistiques du monde arabe avant qu’elle n’éclate au grand jour ? Sous quelles formes ? Quels liens avec les cultures urbaines qui s’imposent de par le monde ? Quels liens sont à trouver avec les modes d’expression des générations précédentes ? Autant de questions dont il s’agit de débattre…
Blogueurs, grapheurs, rappeurs, cinéastes, romanciers, poètes, auteurs de théâtre, « activistes culturels » ils viennent de tout le bassin méditerranéen pour en débattre, confronter leurs expériences. Prendre le temps de la réflexion, aussi, sur ce qui déchire ainsi la Méditerranée depuis les origines. Sur un dialogue nouveau à imaginer avec le Nord. Sur le dialogue aussi entre les générations, en un temps d’explosion des « cultures urbaines ». Sur l’Islam : lumières de l’Islam, ou Islam des lumières ? Et que la journée internationale des femmes se situe le 8 mars tombe à propos : les femmes ne sont-elles pas au cœur des printemps arabes, comme actrices et comme enjeu ? Là encore France Inter leur donnera la parole, au long d’une émission spéciale de deux heures.

« MÈRE MÉDITERRANÉE »

Les drames à répétition de Lampedusa, le séisme des « printemps arabes » : s’interroger sur la Méditerranée c’est s’interroger sur le tragique notre temps. Mais c’est aussi s’interroger sur ce qui, malgré tout, fonde la persistance du sentiment d’une culture commune.
La Méditerranée, zone de tous les brassages et de toutes les fractures, hantée par la tentation du pire, qu’il ait pour nom fanatisme religieux, fascisme, nationalismes, « où, depuis des millénaires », écrit Jean Giono, « s’échangent les meurtres et l’amour » – a-t-on jamais pu faire le tour de la Méditerranée sans être arrêté par une guerre ?
Mais Méditerranée aussi mère des cultures, dans un flamboiement créateur sans équivalent peut-être dans l’histoire, quand s’opposent et s’illuminent l’Orient et l’Occident.
À travers guerres, invasions, colonisation, immigration, dans le malheur, mais dans les échanges aussi, de cultures, les deux rives de la Méditerranée se seront affrontées, et influencées l’une l’autre bien plus qu’on ne l’imagine souvent : le Sud est constitutif, aussi, et depuis longtemps, de l’identité française. Tout comme l’héritage culturel de la France, pour ne parler que de lui, est constitutif aussi de l’identité des pays du Maghreb. Ce qui revient à dire que nous avons à inventer, sans rien oublier du passé, les voies nouvelles d’un dialogue.
C’est pour cette conviction têtue que nous avons réuni à Rabat et Salé quelques-uns des principaux créateurs des deux rives de la Méditerranée. Pour dire les visages multiples et pourtant mystérieusement accordés de la Méditerranée d’aujourd’hui.

UN DÉCENTREMENT DU REGARD

Espace de dialogue et non pas simplement chambre d’écho : Étonnants Voyageurs est né à partir de principes fortement affirmés sur la création littéraire – rassemblées dans le concept de « littérature-monde ». Et nous nous attachons à porter avec nous quelques-unes des interrogations d’aujourd’hui. Ce que nous appelons le « décentrement nécessaire du regard », qu’impose ce monde nouveau.
Longtemps le regard fut exclusivement occidental : le bouleversement actuel exige un changement de coordonnées mentales. Le monde qui vient est résolument multipolaire – autre manière de dire que la terre pour la première fois de son histoire est en train de devenir ronde. Et c’est une révolution : apparition de « l’histoire globale », qui réclame le croisement et la mise en dialogue des sources et des regards, dans l’écriture de l’histoire, crise des sciences humaines où l’autre n’aura été souvent que le miroir dans lequel l’occident se sera lu. Tout change quand cet « autre » prend à son tour la parole ! Nécessité de repenser « l’identité plurielle » de la France, urgence d’inventer des relations nouvelles, qu’exprimait la notion de « littérature monde » : les enjeux sont immenses, mais combien exaltants ! Ce monde nouveau n’a pas à être subi, mais pensé. Et c’est à quoi nous voulons consacrer ces journées, à Rabat et Salé. Avant de nous retrouver, en juin, à Saint-Malo, pour notre XXVe édition.

Michel Le Bris et l’équipe d’Étonnants Voyageurs

Cette manifestation s’inscrit dans le cadre de la saison France-Maroc 2014 de L’Institut français du Maroc.
Elle est organisée en partenariat avec l’Institut français du Maroc, le ministère de la Culture du Maroc, et le CCME (Conseil de la Communauté marocaine à l’étranger). Avec le soutien de l’Agence du Sud, le Conseil national des Droits de l’Homme, l’Agence pour l’Aménagement de la Vallée du Bouregreg, l’Office marocain du tourisme et le Centre d’études arabes.