Un héros d’un autre temps...

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire.
« Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

Un des hommes inconnu brandit son sabre, et tous les autres qui en possédaient un l’imitèrent. Grigori se retrouva encerclé par ces cavaliers. Il eut un mouvement de recul, mais s’immobilisa lorsqu’une pointe effleura son dos. Finalement, ils n’étaient peut-être pas Iakoutes... Grigori se décida à prendre la parole, pour essayer de dissiper ce qui semblait être un malentendu.
« Écoutez, je ne pense pas que... »
Les cavaliers s’approchèrent, menaçants, et leurs tuniques tintèrent. Le bruit se répercuta dans la steppe. Grigori ferma la bouche, impressionné. Pourtant, il en avait vu d’autres. Il était quand même pompier ! Il songea à se défendre, mais se ravisa rapidement. Quelque chose dans l’attitude des guerriers lui intimait de se taire. Celui qui semblait être le chef désigna un des chevaux, puis Grigori de la tête. Un autre cavalier rengaina son épée, s’approcha de l’homme en rouge et lui attacha solidement les mains dans le dos. Tous remontèrent à cheval, et le chef hissa Grigori sur la croupe du sien. Le pompier se mit à crier, mais l’homme lui asséna un coup sur la nuque qui lui fit perdre connaissance. Quand Grigori se réveilla, le soleil se couchait sur la taïga. Ils chevauchaient à la limite de la forêt, celle-ci n’ayant pas été épargnée par les flammes. Les membres de l’homme ligoté étaient douloureux, et sa tête le lançait. Il leva les yeux et regarda quelques secondes le ciel orangé. Grigori essayait de comprendre où les guerriers l’avaient emmené. Et soudain, il aperçut une étendue d’eau. Grigori connaissait suffisamment l’île d’Olkhon au loin pour identifier les eaux limpides du lac Baïkal. Les cavaliers se dirigeaient peut-être vers les monts du même nom... Il soupira et pensa aux copains. Ils devaient probablement le chercher, le pensant trop éloigné, ou pire, attaqué par un ours... Le troupeau formé par la dizaine de cavaliers ralentit, passant du galop au petit trot, jusqu’à s’immobiliser complètement sur la berge du lac. Les prétendus Iakoutes mirent pied-à-terre et menèrent les chevaux au bord de l’eau.

Grigori se tortilla et tomba lourdement sur le sol. Un soldat le releva sans ménagement et lui tendit un bol sorti d’une sacoche. Le pompier but avidement et remercia le guerrier. Autant être poli et ne pas finir noyé dans le lac le plus profond du monde... Le soleil ayant disparu derrière l’horizon, Grigori et les guerriers se retrouvèrent plongés dans le noir. Le pompier n’apercevait même plus ses mains tendues devant lui. Ils restèrent un moment dans la pénombre, sans autre bruit que le clapotis des vagues et les sabots des chevaux sur le sol dur. Le vent froid leur griffait les joues, faisait voler leurs tuniques. Grigori commençait à somnoler, transi par les bourrasques. Il avait dû s’endormir, car lorsqu’il rouvrit les yeux, une torche était fichée dans le sol, à ses pieds. Il ne se rappelait pas avoir vu quelqu’un l’allumer. Sa douce chaleur lui réchauffait lentement le visage. En face, les guerriers le fixaient, assis sur des nattes tressées avec soin.

L’un d’eux vint le détacher, et un autre lui tendit un morceau de viande séché que Grigori mordit à pleines dents, après avoir vérifié que les cavaliers en mangeaient aussi. Il était affamé, son dernier lapin datant de la veille au soir. Les soldats lui donnèrent un autre morceau salé, ainsi que quelques baies oranges, des plaquebières. Grigori et les autres pompiers en avaient déjà ramassées, dans l’oblast d’Irkoutsk. Le chef sortit une autre natte qu’il donna à l’homme, et lui fit comprendre qu’il devait se reposer en prévision du lendemain. Un guerrier vida le fond de son bol sur la torche, les replongeant dans le noir. Grigori s’allongea sur le sol froid, sans réussir pourtant à trouver le sommeil. Ses pensées se bousculaient dans son esprit. Ces guerriers savaient faire du feu. Ils l’avaient enlevé, mais ne souhaitaient pas qu’il meurt. Ou alors pas de suite, sinon ils ne l’auraient pas nourri... Ce n’était quand même pas prudent. Grigori devait fuir. Il se leva doucement, en retenant sa respiration. Il pourrait voler un cheval et regagner la ville...

« Toi pas partir. Animaux dangereux dans la taïga. » déclara une voix gutturale dans un russe approximatif. Grigori sursauta, plissa les yeux mais ne vit rien dans la nuit opaque. Il abandonna donc toute idée de fuite, la pénombre et les félins s’opposant à lui. Au lever du soleil, ils quittèrent leur camp improvisé. Les cavaliers n’avaient pas rattaché Grigori, mais l’avaient assigné à rester avec un guerrier plus jeune, plus apte à le rattraper en cas de fuite. Ils galopèrent une partie de la matinée sur les berges du lac avant de regagner le couvert des arbres. Ils laissèrent les chevaux se reposer un moment, et le cavalier qui surveillait Grigori lui donna des kiwaïs, ces fruits pouvant résister aux grands froids de Russie. D’après la position du soleil, le pompier déduisit qu’ils reprirent la route en début d’après-midi. Ils chevauchèrent jusqu’aux Monts Baïkal, et empruntèrent la piste serpentant à travers le massif. Grigori la reconnut. Il était déjà venu dans ces montagnes auparavant. Elles étaient alors beaucoup plus enneigées, moins touchées par l’action du CO2 sur la Terre. Le réchauffement climatique, qui inquiétait le monde entier, avait pris une tournure différente ici. Sous le permafrost, ce sol gelé en permanence, avaient été découverts des virus préhistoriques, résistants aux médicaments. Les scientifiques russes craignaient la fonte du permafrost. Les bactéries présentes dans ce dernier se répandraient alors dans l’air, et pourraient potentiellement contaminer la population. Les chevaux ralentirent. Les cavaliers s’engagèrent dans un étroit passage entre deux falaises, invisible depuis la piste praticable, inconnu des cartes. Tous mirent pied-à-terre après une centaine de mètres dans la neige fraîchement piétinée. Ils avançaient lentement, et arrivèrent sur un passage creusé dans la roche. Le chef poussa un cri, comme pour annoncer leur arrivée. Un son similaire lui répondit, venu des profondeurs de la montagne. Les cavaliers disparurent dans le boyau. Grigori s’arrêta. Il n’était pas rassuré. La pointe du sabre dans son dos le ramena à la réalité. Le tunnel descendait sur une trentaine de mètres, et débouchait sur une salle empestant le fumier.

Des jeunes cavaliers dessellaient les chevaux des arrivants qui rejoignaient ensuite le troupeau, enfermé dans un enclos de pelouse. Grigori n’en crut pas ses yeux. De l’herbe poussait dans les entrailles d’une montagne. Il n’eut pas le temps de s’approcher qu’on l’attirait déjà dans le sens opposé. Deux cavaliers se postèrent de chaque côté de lui, et ensemble empruntèrent un autre tunnel en pente douce. Celui-ci les emmena jusqu’à une petite salle, où un garde était assis, aux aguets, devant une lourde porte. Les cavaliers échangèrent quelques mots avec lui, et le garde déclencha un mécanisme fait de rouages et de cordes. La porte de pierre roula sur le côté, leur dévoilant un nouveau passage. Grigori fut impressionné par cette ingéniosité. Ils marchèrent plusieurs minutes, et émergèrent dans une immense grotte. Grigori ouvrit grand la bouche, ébahi. Des centaines de personnes grouillaient là, évoluant dans une atmosphère aux teintes violacées. Cette lumière émanait de plantes fluorescentes. Elles poussaient sur de grands piliers de pierre allant du sol au plafond. Des trous dans la roche laissaient apercevoir des familles entières, vivant là. Grigori s’arrêta pour contempler ce nouveau monde. De grands feux illuminaient de petites places pleines de mondes. Il régnait un brouhaha monstrueux. Les cavaliers l’escortèrent, lui firent traverser la grotte jusqu’à une cabane au milieu d’une place. Un soldat poussa le prisonnier à l’intérieur, et rabattit le rideau cachant l’entrée. Il se retrouva donc face au chef. Une jeune femme se tenait dans un coin, tête baissée. Le chef s’adressa à elle dans une langue inconnue, sans quitter Grigori des yeux. Ils discutèrent à voix basse plusieurs minutes. Puis le chef fit signe au pompier de s’asseoir. Il se retourna, cherchant un siège. La femme lui intima de s’installer à même le sol. Il s’assit donc dans la poussière, sur le sol dur. Il fixait ces inconnus. La femme lui désigna un tapis, garni de nourriture, puis le montra du doigt.
« Je peux ? » demanda le pompier.
Elle hocha la tête. Grigori but avidement, et mangea pendant plusieurs minutes. Lorsqu’il fut rassasié, la femme prit la parole.
« Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle.
– Je m’appelle Grigori. Je suis pompier. Je pense qu’il y a un malentendu.
– Je m’appelle Павла.
– Pavla ? »
Elle hocha la tête. Grigori était stupéfait de cette femme parlant sa langue.
« Nous avions besoin de vous, reprit-elle.
– De moi ?
– Pas vraiment de vous. D’un être de l’extérieur comme vous. Laissez-moi vous expliquer. »
Pavla se lança dans son récit.
« Il y a longtemps, bien longtemps avant que la glace ne fonde et ne nous donne accès à votre monde, un homme est venu ici. Il était jeune, et cherchait ses ancêtres. Pendant plusieurs de ce qu’il appelait mois, il a creusé la glace à la recherche de notre civilisation. Quand il y est parvenu, notre chef l’a traité durement. L’homme mit longtemps à gagner sa confiance, presque 5 années humaines. Pendant ce temps, il enseigna quelques rudiments de son monde aux plus curieux. Nous les utilisons encore aujourd’hui : l’eau directement dans la maison, cette fleur rouge que vous appelez feu, la plante nettoyante, le savon, comme vous dîtes. Il m’a appris le Russe, cette langue que je trouvais si... romantique. Le chef le découvrit, et me l’interdit. Il pensait que cet homme nous empoisonnait l’esprit. Je continuais malgré ça à le retrouver chaque soir. Il me prêtait des livres, corrigeait ma conjugaison, mon orthographe... Je me permets de dire que je la maîtrise presque parfaitement maintenant, et qu’elle me sert pour des raisons comme celle-ci. Il est resté avec nous, sans jamais retourner à l’extérieur. Malheureusement, il nous a quittés, succombant à une maladie. Le chef présida la cérémonie, ayant fini par le prendre sous son aile ».
Une minute de silence s’écoula. Le pompier attendit que l’interprète reprenne son récit.
« Maintenant, nous avons besoin d’aide. La glace fond, Grigori. Notre grotte, prisonnière de ces monts, est maintenant parcourue de courants d’air, inondée, vulnérable. Notre peuple pourrait être découvert. Que se passe-t-il ? »
Elle le regardait, implorant.
« Pavla... nous n’y pouvons rien. La Terre, notre monde, se réchauffe, provoquant la fonte des glaces. Ça ne va qu’en s’aggravant. Je suis désolé. »
Grigori commençait à comprendre. Ce peuple vivait là depuis toujours, enterré. Le changement climatique a impacté leur vie tranquille, les découvrant aux yeux de tous.
« Nos cavaliers ont chevauché plusieurs jours pour trouver une personne capable de nous sauver...
– Je ne peux rien faire. A moins que... »
Grigori lui exposa son idée, qu’elle transmit au chef. Le chef se laissa convaincre, après plusieurs jours d’intempéries. Tout le peuple se mit au travail par la suite. Tous ensemble, ils s’affairèrent à combler les trous dévoilés par la fonte. Le pompier avait recréé un dérivé du béton, qui leur servit de matière première. Ils allaient pouvoir réimperméabiliser la grotte. Ils travaillèrent pendant plusieurs mois, avec acharnement. Finalement, Grigori n’eut plus le désir de rentrer chez lui. Il n’avait laissé ni femme, ni enfants. Et il avait rencontré Pavla... Ils se marièrent un an plus tard, devant la hutte du chef. Cependant, Grigori ne pouvait s’empêcher de penser à son ancienne vie. Il lui arrivait parfois de quitter la grotte pour regagner Irkoutsk. Un jour, lors d’une de ses excursions en ville, il fut surpris par le gros titre de l’ Известия (Izvestia), un des principaux journaux russes : c’était une rubrique de l’Antonov. Cette dernière titrait « A la mémoire d’un héros ». Grigori s’approcha du kiosque à journaux et lut en sous-titre « Grigori Tikhonovitch Kozlov, pompier disparu depuis un an dans l’oblast d’Irkoustk : les recherches abandonnées ».