Un été sans maillot de bain, par Paco Ignacio Taibo II

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Un été sans maillot de bain

La mer était là, mais je n’avais pas de maillot. Ni l’envie ni l’intention de me baigner. Qui plus est, l’été qui commençait n’était pas très estival et il soufflait sur la Bretagne un vent glacé qui mettait de mauvais poil les pêcheurs et les patrons de restaurants qui vendaient des huitres aux terrasses.
J’avais quarante-six ans et je venais accomplir un rituel. Depuis qu’à l’âge de onze ans j’avais appris qu’il était interdit de fumer dans les églises, et donc abandonné la religion, j’avais créé peu à peu mes propres rituels. J’étais arrivé au catholicisme à cause de l’inertie de mes grand-mères et du laisser-aller de mes grands-pères, lesquels pensaient que parvenir à l’athéisme était un acte de maturité rationnelle, de sorte qu’il était sans conséquences que les enfants soient baptisés, qu’ils fassent leur première communion et autres balivernes. Qu’ils profitent donc de ces jours de fête, et puis ils grandiraient comme eux avaient grandi, se retrouveraient d’abord seuls devant Dieu, puis simplement tout seuls, et, plus tard, accompagnés par le reste du personnel.
Mais revenons aux rituels. Il faisait froid et je cherchais un endroit précis le long de l’interminable promenade de Saint-Malo. De temps en temps je regardais la petite photo dans mon portefeuille pour vérifier l’angle de prise de vue. On m’avait raconté que c’était différent maintenant, car pendant la Seconde Guerre mondiale les Américains avaient bombardé et détruit la vieille ville et tout avait été reconstruit. Pareil mais différent avait dit mon ami le libraire.
Il fallait que je retrouve l’île de Chateaubriand, le château au fond, une grosse mer entre la promenade et l’île, et des rampes de fer. Le rituel avait des défauts. Je n’avais ni imper ni chapeau. J’y avais renoncé, comme notre époque a renoncé.
Finalement je trouvai l’endroit. Les rampes avaient disparu pour laisser la place à un mur de pierre ; la marée aussi était différente, et les vieilles dalles avaient été remplacées par un carrelage quelconque. Mais c’était bien là.
Je m’accoudai au mur. Main droite dans la poche, main gauche pendante, les pieds légèrement croisés. Comme ça à peu près. Maintenant il me fallait trouver quelqu’un pour prendre la photo. La plage était quasiment déserte. Alentour, seule une jeune fille maigre sortant de l’eau ; je frissonnai de la tête aux pieds. Elle avait dû parler avec les pingouins. Elle se frictionnait vigoureusement, mais même à la distance où je me trouvais, je voyais sa peau bleuie.
C’était l’été, comme alors, la mer était glacée et je n’avais pas l’intention de me baigner mais de prendre simplement, au même endroit, la même photo que celle de mon grand-oncle, prise en 1935, plus de soixante ans auparavant.
Mon oncle Ignacio était arrivé à Saint-Malo comme réfugié politique ; en octobre 1934, après la révolution des mineurs asturiens, il avait été arrêté par la garde civile. Rédacteur en chef de Avance, le journal du syndicat, un de ces journaux qui continuent aujourd’hui encore de fasciner les historiens, il fut emmené au couvent des Adoratrices converti en centre de détention, et torturé plusieurs fois par des gardes civils aux ordres du commandant Doval. Mon oncle était un personnage singulier, une espèce de Ghandi du socialisme le plus extrémiste. Un homme bon qui était arrivé à l’idée de révolution par bonté, mais incapable de prendre une arme ; peintre et écrivain, fin musicologue, fils d’une famille de l’oligarchie ruinée par une fraude bancaire au début du siècle. Arrêté après l’échec de la révolution, il fut conduit à deux reprises devant un peloton qui simula son exécution et soumis plusieurs fois, au cours des années 30, à des séances de bastonnade et de torture. On voulait l’obliger à révéler la planque de certains dirigeants du syndicats des mineurs qui se cachaient. Il la connaissait mais ne parla pas. Quand il ressortit de la caserne de la garde civile, il avait perdu presque trente kilos, il avait le regard vitreux, le visage déformé, des tremblements incontrôlés et marchait avec difficulté. Dans mon enfance, quand il racontait l’histoire, il me montrait une photo à laquelle je dois les cauchemars de bien des nuits.
Devant la menace d’être de nouveau soumis à ce genre de séances, il eut recours au réseau clandestin que le syndicat avait mis sur pied et s’exila en France. La Maison du Peuple des syndicats de Bretagne le logea à Saint-Malo, où il consacra son temps à écrire la chronique de la révolution d’octobre dans les Asturies.
Sa plus grande fierté n’était pas d’avoir résisté à la torture mais d’avoir, à la fin de la guerre civile, quand on lui donna en prison une boîte de sardines (il les détestait profondément) refusé de les manger bien qu’il fût sur le point de mourir de faim.
C’était ce qu’il me racontait des années plus tard, en fredonnant du Malher, à l’époque où il s’occupait de mon éducation. Et il ajoutait : « C’est ça, les principes. »
Je devais à mon oncle un goût compulsif pour la lecture, le plaisir des promenades et cette leçon d’éthique ininterrompue qu’il m’offrit tout au long de mon enfance. Je lui devais aussi bien d’autres goûts et manies et surtout une logique à l’épreuve des balles pour les imposer. Quand on lui servait des lentilles sous prétexte qu’elles contiennent beaucoup de fer, mon oncle répliquait : « Si je veux du fer, je suce un clou. » Il disait aussi, énigmatiquement, que les meilleures photos sont celles qui sont floues.
Guidé par cette phrase et ce personnage, j’étais donc à Saint-Malo.
Je savais - si du moins si on peut parler de savoir à propos d’un rituel - que si on se fait prendre en photo au même endroit que la personne qu’on a le plus aimée, on peut garder une partie de son âme. En quoi les Indiens Cheyennes avaient tort de penser que le prédécesseur du docteur Kodak volait leur âme.
Le vent s’était emparé de la promenade que les derniers badauds désertaient.
La fille maigre gravit la rampe vêtue d’un pull blanc comme on en voit dans tous les films norvégiens. Je lui demandai en espagnol, et par gestes, de bien vouloir prendre la photo. Je fus surpris qu’elle me réponde en espagnol.
- Et pourquoi tu veux prendre une photo ici ? Ça fait une demi-heure que tu tournes en rond.
Je m’installai contre le muret.
- Je veux une photo au même endroit où a été pris mon grand-oncle. La fille maigre sourit et recula. Elle évalua la distance et me demanda de voir la photo, certaine que je l’avais sur moi. Elle la regarda, se remit en position et déclencha deux fois. Puis elle me rendit l’appareil.
- Et toi qu’est-ce que tu faisais à nager dans cet horrible congélateur.
- Pendant la guerre, pour oublier, ma mère venait nager ici en hiver, dit la fille. Et elle repartit, fidèle à son propre rituel.

Paco Ignacio Taibo II
Traduit de l’espagnol (Mexique) par François Gaudry