Un doux rêve de paix

Écrit par Quentin Allimann, incipit 1, en Seconde au Lycée Charles Baudelaire à Cran-Gevrier (74). Publié en l’état.

Le jeune homme tremble. Son nom est Gavrilo Princip et dans sa poche, il tient un revolver. Je le regarde d’un œil curieux, il se tient près de moi, tremblant comme une feuille. Je lui adresse quelques mots, il me regarde d’un œil morne et vide, semble me juger, puis détourne son regard. La limousine noire s’approche, le prince François-Ferdinand salue la foule. A cet instant, mon voisin franchit le barrage de sécurité, dégaine une arme de sa poche et, à bout portant, tire à plusieurs reprises sur le prince. Autour de moi, la foule panique, tout le monde se bat, tout le monde se pousse pour s’éloigner. J’entends des cris, je reçois plusieurs coups. Tout s’assombrit autour de moi.

Je me réveille en sursaut dans mon lit. Le réveil annonce sept heures dix. Foutue journée, je hais les dimanches, trop longs, rien à faire ce jour là. Ce rêve, je le fais souvent, ces cauchemars du passé me hantent. Je me revois ce 28 juin 1914, j’ai 21 ans et je fais un voyage à Sarajevo. Le hasard fait que le jour même où pour la première fois j’aperçois une des personnes les plus importantes de l’Europe, le prince François-Ferdinand, ce dernier se fait tuer. Je me revois dans les tranchées et me plonge dans mes souvenirs, je plonge dans les méandres les plus ténébreux de mon esprit, vers ces souvenirs qu’il me plairait d’oublier. Je me revois assis sur un de ces nombreux talus boueux. Il pleut. Il pleut toujours dans les tranchées de toute façon, autant s’y habituer. Non loin, on entend les obus allemands et français qui tombent lourdement au sol, explosant tout ce qui se trouve à côté d’eux dans un rayon de vingt mètres du point d’impact.

J’entends mes camarades qui s’agitent près de moi, tout le monde court, tout le monde hurle, tout le monde s’affaire à recharger son fusil et remplir sa sacoche de cartouches. Moi je reste assis. Je n’ai absolument aucune envie de bouger, à quoi bon ? Je me demande pourquoi ils s’accrochent tant à la vie. Après tout, on doit bien tout mourir un jour, on ne fait que retarder l’échéance d’un jour, d’une année, voire plus peut-être si on est chanceux. Un autre sifflement d’obus se fait entendre. Un de mes quelques amis vient me voir, Valentin qu’il s’appelait. Il me dit que, dans quelques minutes, nous partirons à l’assaut des lignes allemandes. L’artillerie se fait entendre de plus belle, alors je me décide finalement à recharger mon arme, et à prendre une poignée de munitions que je fourre sans motivation dans ma sacoche. Le sergent nous fait nous aligner. Il nous compte, il prend nos noms et nous adresse une sorte de discours d’encouragement. Je vois un homme sortir du rang, il hurle, insulte, renie la France et sa partie. Le sergent le prend au col, deux hommes le mettent à genoux et, froidement, le sergent sort son arme et tire froidement à bout portant dans la nuque du soldat dissident. L’effet est immédiat, le rang est plus silencieux que jamais, plus un bruit, plus un murmure ne se fait entendre. Le sergent reprend son discours comme si rien ne s’était passé, même si le corps du soldat était traîné au sol pour être sorti de la tranchée. On a du mal à entendre le sergent, sa voix est à moitié couverte par le ruissellement de la pluie. On se poste à quelques mètres des échelles qui permettent de sortir de notre trou à rats. Des rats, c’est tout ce que nous sommes désormais, c’est tout ce à quoi nous ressemblons après quelques années de guerre. On attend longtemps, la boule au ventre et les nerfs à vif. Le sergent siffle, enfin. Nous nous ruons tous hors de la tranchée, le sol boueux modelé par les impacts des obus s’écroule sous nos pas. Avancer est difficile, mais reculer est impossible. Helmut, c’est comme ça qu’on a surnommé tous les boches, n’a pas l’air de s’être éloigné de sa pétoire pour aller bouffer sa choucroute, ses balles fusent tout autour de nous et font un massacre dans nos rangs. J’essaie désespérément de rester en vie et je tombe dans un trou d’obus. Je n’essaye même pas de sortir, j’ai plus la force, ni l’envie. Je reste simplement assis et je repense à mon enfance. Je repense à ma famille, à ma mère surtout, qui s’occupait de moi lorsque j’étais malade, et que j’étais tout petit.

Je rouvre les yeux. Mon réveil indique maintenant dix heures. J’ai dû me rendormir, qu’importe. Ces souvenirs me hantent, ils me hanteront toute ma vie, sans doute. Je revois les visages de mes camarades tombés au combat, tous ces visages familiers que je ne reverrai jamais, ces lieux défigurés à jamais par les atrocités de la guerre. Je trouve enfin le courage de me lever d’un pas peu assuré et vais prendre mon petit déjeuner. Je savoure chaque repas maintenant, je me dis que je ne devrais pas être là. J’ai eu de la chance en 1917, dans mon trou, lorsque la Croix Rouge m’a récupéré dans le no man’s land. Je jette un œil sur le calendrier accroché au mur. Nous sommes le 1er septembre 1939, la Grande Guerre est passée, et jamais une telle absurdité meurtrière de la nature humaine ne verra jamais le jour.