Texte de Jonathan Raban

La littérature de voyage est une forme ouverte. Elle n’a pas de règles, pas de conventions inviolables. Elle abrite toute une variété de personnages étranges et mal assortis ; journalistes à la poursuite d’un sujet, aventuriers hirsutes, romanciers de contrebande, anthropologues, écrivains naturalistes, cascadeurs résolus à tenter la traversée de l’Atlantique en baignoire ou le tour du monde en cinq jours d’avion, adeptes pleins de ferveur cherchant leur moi précieux au fond des ashrams ou à la cime des montagnes sacrées. Tous ces gens et bien d’autres produisent de la littérature de voyage et les plus ingénieux des lecteurs examinant le rayon correspondant chez son libraire aura du mal à concevoir ce que signifie ce terme, s’il signifie encore quelque chose aujourd’hui.
Le mieux qu’on puisse dire est qu’à chaque décennie, deux ou trois livres de voyage (et parfois seulement un ou deux) parviennent à survivre aux circonstances de l’actualité qui ont présidé à leur première publication et à conquérir un statut d’œuvre littéraire dans la mémoire du p ! public. Citer certains de ces livres ne fait que rendre évident le peu de choses qu’ils ont en commun.
Car tout récit de voyage digne de ce nom doit s’inventer lui-même à mesure qu’il s’écrit. Il n’appartient à aucun genre précis, mais emprunte à tous ce dont il a besoin - au roman, au récit historique, à l’essai littéraire, aux sciences sociales, à la confession autobiographique, au sermon. Un livre comme An Area of Darkness de Naipaul (bien qu’il n’existe aucun livre comme celui-ci) est un tissage extrêmement complexe de différentes sortes d’écritures. On y trouve Naipaul le romancier, mais aussi le Naipaul commentateur politique, Naipaul l’autobiographe, Naipaul le sage. C’est un ouvrage où plusieurs tonalités de ces voix qui lui confère sa qualité d’œuvre d’art.
Il n’existe pas d’éléments formels susceptibles de définir la littérature de voyage. Nous devons nous en tenir au titre de cette exposition. L’écrivain est abroad, c’est à dire étranger, loin de chez lui, dans cet état de vigilance exacerbée qu’engendre le fait de se trouver déraciné de son habitat naturel. Il n’est pas nécessaire de voyager loin, ni péniblement, pour découvrir que le monde est différent et qu’on y est étranger. Un petit tour de l’autre côté de la rue (nul besoin de l’Hindu Kush) suffit à nous transformer en intrus égaré sur le territoire de quelqu’un d’autre.
Cette sensation de ne pas être chez soi - d’être seul, mal à l’aise, incertain de ses repères - offre une résonance particulière dans un siècle socialement décalé et déraciné. Elle entre sans aucun doute en ligne de compte dans le récent regain d’intérêt dont bénéficient les écrivains voyageurs.
On peut, à titre d’exemple, évoquer le travail de Colin Thubron. A première vue, ses livres Les Russe et Derrière la Grande muraille traitent exclusivement de la Russie et de la Chine ; exactement le genre d’ouvrage qu’on pourrait lire avant un premier départ pour Moscou ou Pékin. Pourtant - par delà la scrupuleuse observation sociale, les petits vade-mecum historiques et les interviews avec les autochtones - ce que ces livres communiquent avec le plus de force, c’est la solitude extrême de Thubron dans les sociétés à travers lesquelles il voyage. C’est à la douleur et à la difficulté de cette condition que le lecteur est susceptible de réagir le plus chaleureusement, non à la dissection (aussi fine soit-elle) des us et des coutumes des Chinois et des Russes. Je lis Thubron parce qu’il me rappelle instamment que nous passons la plus grande part de notre existence parmi les Russes ou derrière une Grande Muraille et que ses livres explorent avec grâce ce qu’est la survie dans cet état simultané d’éloignement et de proximité.
Dans les ouvrages de Thubron, Chine et Russie sont des endroits réels, décrits avec précision, mais fonctionnent aussi comme métaphores de ces terres étrangères (dont nous parlons mal la langue et dans la cohue desquels il nous faut lutter pour surnager) que nous appelons notre pays ; et je ne connais pas un seul récit de voyage important qui soit dépourvu de ce courant métaphorique sous-jacent. Certains sont des élégies pour des mondes que nous avons perdus. D’autres rendent compte des univers où nous vivons. Aucun n’est aussi éloigné de chez nous qu’il le prétend.

Jonathan Raban