Tea Time

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tâche de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :

  • Il y a une tâche de sauce tomate, là.
    Mon père regarde la tâche, lève les yeux au ciel et me dit :
  • Non, mais vraiment ! Tu voulais me dire autre chose, non ?
  • Euh… non, enfin, si…
    Il me regarde avec un air désespéré, qui me fait penser à ma grande cousine, Line. Sa petite sœur, Margot, est en CM1. Line, elle, est en seconde. Alors, quand Margot ne comprend pas sa leçon, Line a toujours l’air désespéré, car ça fait longtemps qu’elle a compris les leçons de CM1.
  • Et donc ?!
    Mon père me ramène soudain à la réalité. D’ailleurs, qu’est-ce que je dois dire, moi, déjà ? Ah, oui, ça me revient !
  • Il faudra me racheter de l’encre pour mon stylo, je n’en ai plus.
    Mon père pousse un long soupir, et je tente alors autre chose :
  • Et du dentifrice aussi.
    (Comment lui dire que notre chien Pilou, le petit dernier de la famille selon Papa, a fugué…). Là, il secoue la tête vigoureusement. Le rouge me monte au cou, et je balbutie quelque chose comme ça :
  • Je… heu, j’ai… heu…
    Mais au moment où j’allais lui dire, mon père écarquille les yeux, ouvre la bouche, et court hors de la pièce en criant :
  • Les clés de voiture ! Je les ai mises où ?!
    Il a oublié de se rincer les mains, il a de la mousse partout. Je le vois alors revenir en courant, se rincer les mains en vitesse, et repartir. Il va falloir que je prenne les choses en main : je vais donc à la recherche de Pilou. Je sais que j’ai fait une bêtise en allant le promener ; je ne dois pas le détacher de sa laisse (ordre de Papa !) quand je le promène. Je le sais. Mais je l’ai quand même fait. Il me faisait tellement de peine, à gémir comme ça… mais quand je l’ai détaché, il a détalé, et je n’ai rien pu faire pour le rattraper. Si je ne le retrouve pas bientôt, ma conscience va en prendre un bon coup, et mon quota de punition aussi. Ho, ça oui, je vais me prendre une sacrée punition…
    Je sors donc de la maison, en commençant ma recherche par ma rue. Je compte ensuite faire le tour du quartier. Je regarde ma montre : 17h37.
    J’ai à peine mis le pied dehors que l’affreuse vieille femme qui habite la maison d’en face sort de chez elle. Elle est petite, le dos voûté, et elle a un style vestimentaire qui doit surement être classé dans la catégorie « rideaux de votre arrière-grand-mère ». Elle est si ridée qu’elle ressemble à Huguette, la petite Sharpei de la nouvelle voisine. J’essaye de me cacher du mieux que je le peux dans un trou de la haie des voisins. La dernière fois qu’elle m’a vue, elle m’a hurlé (car elle hurle tout le temps) de venir chez elle pour prendre le thé. C’était ennuyeux car elle m’avait raconté l’histoire d’un fil, qui en fait n’était pas le bon, et qu’elle avait mis du temps à s’en rendre compte (six minutes), ce qui avait failli lui faire rater son écharpe… Elle fait des écharpes en laine, elle adore en faire. Je ne sais pas pourquoi, parce que moi je trouve qu’en plus de s’ennuyer toute la journée à faire l’écharpe, le résultat n’est pas super : ça gratte. Mais, malheureusement, elle m’a vue… pauvre de moi ! Elle me dit en hurlant :
  • Ma petite Hoertense ! Quelle bonne surprise !
    Je savais bien que ça ne servirait à rien de rester plus longtemps dans ma cachette et j’en sors donc comme si de rien n’était :
  • Bonjour Madame MacWire, mon prénom, c’est Hortense, vous savez ?
    Elle ne retient jamais mon prénom.
  • Mais oui, mais oui… viens donc boire le thé à la maison, Hoertense !
    Mais cette femme est-elle donc incapable de retenir mon prénom ?! Je réprime une grimace et réponds :
  • Le problème, c’est que je cherche…
    Mais elle me coupe la parole :
  • Allez, suis moi, suis moi…
    Il est inutile de discuter, cette femme est une vraie tête de mule. Je la suis donc docilement en pensant que j’aurais mieux fait de partir en courant au lieu d’être polie comme me l’ont appris mes parents.
    Une fois chez elle, je consulte ma montre : 17h43. Je regarde discrètement autour de moi pendant que je lui parle, ou surtout que j’écoute ce qu’elle me dit. Sur les murs, je vois des cadres. Je regarde plus attentivement. Dans les cadres, il y a des coupures de journaux avec, au-dessus de plusieurs photos, écrit en gros, quelque chose que je n’arrive pas à voir. A quoi cela peut-il bien lui servir ? En-dessous des cadres, se tient un buffet avec des photos de personnes, sûrement sa famille. Il y a aussi des étagères, couleur bois, sur lesquelles sont entassés des médailles, des coupes, des diplômes, et au milieu, c’est à peine si on la voit, est posée une petite horloge. Soudainement, je remarque que Madame MacWire me regarde. Je rougis légèrement, et accepte la tasse de thé qu’elle me propose.
  • Ma maison a l’air de t’intriguer, non ? me demande-t-elle.
  • Euh…oui... lui dis-je.
    Je ne peux m’empêcher de continuer à scruter la pièce du coin de l’œil. Contre un des murs repose une grosse bibliothèque bien garnie. En fait, ce n’est pas si inintéressant, chez elle. Je pourrais peut-être lui demander un jour de me prêter un livre ?
  • Vous avez beaucoup de livres !
  • Tu aimes lire ?
  • Oui, beaucoup !
    Je jette un œil de l’autre côté de la pièce. Il y a une petite table avec des gâteaux, une théière, et deux autres tasses. Madame MacWire me fixe du regard, et sourit. Je lui rends son sourire, gênée. Puis je détourne la tête. Dans un coin, il y a le porte-manteau sur lequel repose mon propre manteau. Une veste lui tient compagnie, elle est en laine, blanche, légère, avec des finitions en dentelle écrue sur le bas des manches ainsi que sur le col. Elle est toute simple mais jolie. Il y a aussi une grande et belle écharpe aux allures raffinées, et un petit chapeau rouge avec un joli nœud en satin. Madame MacWire me propose des biscuits. Ils sont très bons, décidément, elle ne manque pas de me surprendre !
    Quand je sors de chez elle, l’après-midi est déjà bien avancé : 17h57.
    Je fais le tour du quartier, tapant dans les mains, appelant à grands cris « Pilou ! Piiiilouuuu ! », mais il ne vient pas. Quand la nuit se met à tomber, je me dis qu’il est peut-être temps de rentrer. Je suis donc presque arrivée à la maison lorsque je pense à mon père. Il cherche ses clés de voiture… mais …c’est ma mère qui a les clés, elle a pris la voiture pour aller faire les courses ! Je cours donc jusqu’à la maison lorsque, devant la porte, je vois…
  • Fripon ! Que fais-tu donc dehors ? Papa ne t’as pas rentré ?
    Il émet un petit miaulement. Ça doit être un non. Je le prends dans mes bras, et le jeune chat noir me lèche le bout du nez.
  • Dis-moi, tu ne saurais pas par hasard où est Pilou ?
    Il me lance un petit miaulement, sûrement encore un non. J’ouvre la porte en lançant à mon père :
  • J’ai fait rentrer Fripon !

Il me regarde d’un air interloqué, qui me fait penser, cette fois, non pas à Line mais à Margot ; elle prend toujours cet air quand ma tante lui refuse un bout de pain parce qu’on va bientôt passer à table et moi, ça me fait toujours rire.

  • Ben, je ne l’avais pas rentré ? dit mon père.
    Je pousse un long soupir et répond :
  • Non ! Depuis que je suis sortie, tu n’as fait que chercher les clés !?
  • Euh…oui ! me répond-il, mi- surpris, mi- penaud.
    Je secoue la tête de gauche à droite, et lui dis :
  • Mais Papa, c’est Maman qui a les clés, elle est partie faire des courses, tu as oublié ?!
    Il se gratte la tête et me répond :
  • Je croyais qu’elle était partie faire sa promenade quotidienne avec la voisine, moi…
    Je pose Fripon au sol, et mon père me dit (après avoir repris ses esprits) :
  • Viens donc m’aider à ranger la vaisselle.
    Il va dans la cuisine, et je secoue la tête en souriant, puis je le suis et me munis d’un torchon pour essuyer la vaisselle. Ouf, il semble ne pas avoir remarqué la disparition de Pilou…vais-je éviter la punition ?
  • Alors, mon Fripon, j’avais oublié de te rentrer ? Excuse-moi… dit mon père en grattant Fripon derrière les oreilles.
    C’est à ce moment-là que ma mère rentre, et, en ouvrant le placard, soupire et dit :
  • Oh, non…j’ai oublié de reprendre des croquettes pour Pilou ! Pourtant, j’étais sure d’en avoir repris !
    On dirait qu’ils n’ont toujours pas remarqué que Pilou a disparu…
    Une fois la vaisselle rangée, je monte dans ma chambre et jette, au cas où, un œil par la fenêtre. C’est alors que je vois Madame MacWire (encore !) recourbée (encore plus que d’habitude, presque à quatre pattes), un chapeau d’enquêteur sur la tête, une loupe à la main. Mais qu’est-ce qu’elle fabrique ?! Je décide de sortir et de la suivre, mais ma mère m’interpelle :
  • Hortense, viens m’aider à étendre le linge !
  • Oui Maman !
    Tant pis pour Madame MacWire, ça doit encore être une de ses obsessions bizarres, je vais aider ma mère…
    Un quart-d’heure plus tard, alors que je viens de finir d’aider ma mère, j’entends sonner. Ma mère va ouvrir. Sur le seuil se tient Madame MacWire, avec son chapeau sur la tête et sa loupe dans la poche. Elle serre sous son bras droit Pilou, et tient de sa main gauche Huguette. Et à ses pieds repose le sachet de croquettes, à moitié vide.
  • Je vous ramène votre chien et votre paquet de croquettes, qui est, désolée, à moitié vide… dit-elle, avec un petit sourire en coin.
    Nous nous regardons, ma mère et moi, les yeux ronds. Puis ma mère reprend contenance, et invite gentiment Madame MacWire à prendre l’apéritif pour la remercier. Mon père se joint à nous et elle nous raconte l’histoire. Elle s’est passée ainsi : elle jardinait tranquillement, lorsqu’en se relevant, elle a repéré des croquettes semées par terre, les unes derrière les autres. Trouvant cela suspect, elle a suivi la piste et a fini par prendre la main dans le sac ces deux chenapans. Conclusion : Pilou avait amené à Huguette son paquet de croquettes.
    Mon père a alors pris Pilou dans ses bras et l’a grondé doucement :
  • Mais dis donc, c’est que Monsieur est généreux ! Depuis quand on amène ses croquettes à la voisine ? Je pense qu’Huguette est bien nourrie, tu ne penses pas ? On va la ramener et tu t’excuseras, d’accord ?
    Au moment où nous sortons dehors, le facteur arrive en trombe, et il se met à crier :
  • Madame MacWire, Madame MacWire ! Je vous ai cherchée partout ! Un recommandé pour vous !
    A l’instant où Madame MacWire prend la lettre, poussée par ma curiosité, je regarde par-dessus son épaule et je lis « Scotland Yard »…