Sur le quai

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.

  • J’ai besoin que tu viennes me chercher, ai-je dit lorsqu’il a décroché, presque immédiatement.
    C’était toujours comme ça avec lui : dès que j’appelais, il me répondait dans la minute. Il a tout de suite compris l’urgence de la situation, et c’est sans doute face à mon silence, ou bien à cause de ce léger tremblement dans ma voix que je ne pouvais empêcher de laisser transparaître. Et j’ai senti dans ses questions une pointe d’inquiétude à peine dissimulée. On était pareils, tous les deux. Quand il s’agissait de mettre des mots sur nos sentiments, tout devenait anormalement délicat. Mais comment expliquer ma situation ? Je pris sur moi pour ne pas faire ce qu’inconsciemment je fais toujours : contourner le problème pour éviter de l’affronter, et j’ai dis :
  • Je suis à la gare, j’ai raté mon train. Personne ne m’attend.
    Et c’était la vérité, aussi dérangeante soit-elle. Et je réalisais, en m’asseyant sur le trottoir sale et tout écorché en face du quai, que ce qui restait le plus dur à accepter, c’était justement cette vérité.
    Le vent me piquait les joues, mes écouteurs cassés gisaient tout emmêlés dans le fond de ma poche. Je pensais avec amertume qu’ils représentaient plutôt bien ma vie : j’étais incapable d’en défaire les nœuds, et je n’avais même pas la force de m’en débarrasser. J’attendis pendant au moins vingt minutes, assise dans le froid, à penser à ça. J’aurais pu aller à l’intérieur de la gare et me coller à un chauffage en attendant de me sentir à nouveau moi-même, mais je ne l’ai pas fait. Parce que j’avais l’impression de n’avoir aucun autre choix, à part rester sur le sol et regarder le passage des voitures briser le silence de cette fin d’après-midi. Je voyais mon souffle former de petits nuages asymétriques dans l’air. J’écoutais le silence. J’écoutais le vide murmurer, même ma conscience semblait muette. Je passais mes doigts gelés sur le bitume devant moi, jamais je ne m’étais sentie aussi loin de moi-même qu’à ce moment-là ; c’était la première fois que je me rendais compte que mes espoirs étaient vains et que mes sentiments, bien que contradictoires parfois, avaient disparu.
    Quand la vieille voiture marron que je connaissais bien s’arrêta à quelques mètres de moi et que je m’installai sur le siège avant, j’étais bouleversée. Mes sacs de voyage m’encombraient. Il me salua, puis démarra. Je ne savais pas quoi dire, et je savais qu’il attendait des réponses. Pourtant, il n’ouvrit pas la bouche et n’amorça aucun mouvement, à part pour mettre en route sa vielle station de radio toute abîmée qui sortait à moitié de sa boîte. La musique prit bientôt le pas sur mon malaise, et je ne pus m’empêcher de fredonner en suivant cette mélodie que je connaissais par cœur. C’était ma préférée, et on la mettait toujours lorsqu’on partait sur la route avec ma mère et mon petit frère.
    Je l’observais du coin de l’œil : il était concentré sur la route, ses mains légèrement crispées sur le volant. Quelques cheveux gris apparaissaient et brillaient doucement ; je remarquai pour la première fois des rides aux coins de ses yeux. Un sentiment de culpabilité me serra le cœur : depuis que ma mère et lui s’étaient séparés, je ressentais un énorme vide. Sa présence me manquait, nos discussions me manquaient, ses leçons de cuisines, ces heures entières que l’on passait à trouver les pièces manquantes d’un puzzle, ces moments calmes dehors en été, à s’occuper des plantes… Cette vie me manquait. Trop de souvenirs heureux de mon ancienne vie m’assaillaient dans cette voiture qui avait transporté mes plus belles vacances, en famille. Les larmes aux yeux, l’impression d’avoir perdu bien plus que deux semaines au soleil m’obsédait. J’avais perdu un père. Le seul qui se comportait comme tel, celui qui m’avait élevée, conseillée, rassurée, celui qui avait pris soin de moi et qui m’avait aimée comme son propre enfant. Un an ! Cela faisait un an qu’il m’avait assuré qu’il serait toujours là pour moi : quoiqu’il puisse bien arriver sur cette terre, il serait là. Et pour moi c’était tout ce qui comptait.
  • Tout va bien ? me demanda-t-il.
    Non, tout n’allait pas bien, mais j’étais tellement heureuse de juste être assise là, dans sa voiture, avec cette musique et mes souvenirs, que je ne savais plus vraiment quoi dire.
    Alors j’ai fait ce que j’aurais dû faire depuis longtemps déjà.
  • Je suis désolée. Je suis vraiment désolée. Désolée de n’avoir quasiment pas donné de nouvelles depuis qu’on a déménagés. Désolée de ne pas avoir appelé plus tôt, d’avoir tardé à faire le premier pas. Je suis désolée de n’avoir jamais eu le courage de te dire à quelque point tu comptes pour moi, à quel point je te suis reconnaissante d’avoir été un véritable père pour moi. Je suis désolée pour tout ça. Pour tout ce silence. J’ai été incapable de penser correctement depuis ces 12 mois. Tu ne sais pas à quel point j’ai voulu que tout redevienne comme avant, qu’on passe de nouveau du temps ensemble, je… Je suis véritablement désolée d’avoir pu te laisser penser que je t’avais oublié. Je sais qu’il faut passer à autre chose, et ce que j’ai trouvé n’est pas si mal en fin de compte, mais tu me manques. Tu me manques beaucoup trop pour que je puisse être pleinement heureuse. Tu es sûrement la personne qui compte le plus pour moi, que je respecte le plus, que j’ai le plus admirée dans ma vie. Et je n’oublie pas, je n’oublierai jamais tout ce que tu as fais pour moi. Je t’aime.

Mes larmes coulaient et inondaient mes joues, mais je n’essayais pas de les arrêter. Parce que j’étais heureuse. Les larmes ne sont définitivement pas réservées aux gens tristes. La musique me berçait, je fermai les yeux un instant, et je pensais au vent, sur le quai. Peut-être qu’il me prévenait, peut-être qu’il voulait me dire : « Garde tes larmes pour plus tard ».
Je séchai mes joues, elles étaient glacées. Le chef de gare posa une main sur mon épaule.

  • Vous allez bien ? Ca fait un moment déjà que vous êtes assise ici. Plus aucun train ne passera ce soir.
    Je me levai difficilement, les jambes ankylosées par le froid ; il faisait nuit maintenant. Je le remerciai et lui assurai que je rentrerais par mes propres moyens.
    Une fois seule, je pris un temps pour reprendre mon souffle. Si seulement… Si seulement il avait répondu à cet appel… !