Souvenirs

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Plus elle s’approchait, plus elle distinguait la forme imprécise d’un corps recouvert par les algues et le sable. Arrivée près du corps, elle commença à le dégager. C’était le corps d’une jeune femme d’à peu près treize, quatorze ans. Le cadavre était conservé d’une manière étonnante, presque surnaturelle sûrement grâce à sa conservation dans les dunes. Semblable à la forêt, il était pétrifié depuis la nuit des temps. Lise pouvait voir précisément les blessures de la jeune femme qui avait l’air mal en point. Elle avait des hématomes plein le corps, des petites bosses partout, du sang séché sur la tête et le front, et son épaule droite était déplacée.
Lise contemplait le corps avec confusion : qu’est-ce que ce corps faisait ici ? Pourquoi cette défunte n’était-elle pas enterrée avec les membres de sa tribu puisqu’elle semblait venir de la préhistoire ? Pourquoi la jeune fille était-elle à ce point estropiée ? En cherchant les réponses à toutes ces questions, Lise aperçut, à quelques mètres de la dépouille, un petit objet étincelant. Elle récupéra une petite bague ornée d’un petit rubis chatoyant. Cette bague l’intriguait, l’appelait, l’hypnotisait, l’envoutait, lui demandait de la mettre ! Alors, Lise céda à la tentation.

« Je me trouve dans une grande clairière entourée de forêt. De grands tipis sont placés en cercle devant les rangées de sapin. Au centre, il y a un majestueux feu, devant lequel s’activent vieillards, jeunes hommes, jeunes femmes et enfants. D’autres femmes et hommes plus âgés reviennent de la chasse, l’air satisfait. La prise a dû être bonne et tous les villageois se préparent au festin.

J’interpelle ma mère, qui est assise. Elle est belle, ses cheveux châtain gris sont coiffés en une magnifique natte soutenue par de ravissantes plumes. Elle est vêtue d’une robe faite en peau de renne, décorée par de simples motifs rouges. Elle porte de jolis brodequins assortis à sa robe. Je lui ressemble beaucoup avec mes cheveux châtains tressés et mes vêtements identiques aux siens.

La seule différence que j’ai avec ma mère, ce sont mes yeux bleus. Je les tiens de mon père. D’ailleurs le voici, mon père, c’est le chef de ce village et il revient de la chasse, fier de notre patrie. Après quelques temps de préparation, le soleil s’est déjà pratiquement couché, nous nous sommes installés en cercle autour du feu et nous avons mangé, accompagnés de musiques et de danses traditionnelles de notre village.

Le lendemain, à l’aube, quand tout le monde dort encore, je me dirige vers la forêt. J’emprunte un chemin que peu de gens connaissent et qui est difficilement praticable. Ce chemin, je le connais par cœur, je le prends tous les jours en secret à cette heure-là. Quand j’arrive à ma destination, la personne avec qui j’ai rendez-vous est bien présente. C’est le fils du chef du village ennemi.

Nous nous sommes rencontrés lors d’une des assemblées diplomatiques de nos deux pères et cela a été un vrai coup de foudre. Mais nous n’avons pas le droit de nous voir. En tant que fille du chef de mon village, j’étais prédestinée à me marier avec un homme de vingt ans de plus que moi, pour assurer de bonnes relations entre nos villages.

Un beau jour de pêche et de récolte, mon père demande à me parler. Je ne suis pas très proche de mon père, on ne se comprend pas très bien et nous entretenons une relation distante. Ce qu’il m’annonce ce jour-là change radicalement mon avenir. Je dois aller voir notre shaman demain pour qu’elle me remette ma bague de jeune fille. Cette bague est le bijou le plus important de notre civilisation, pour les femmes. Elle symbolise le passage de notre vie de jeune fille à celle d’adulte, c’est-à-dire notre changement de tribu suite au mariage.

Cet anneau est orné d’une pierre spéciale. Notre shaman y déverse sa magie pour que le bijou conserve nos derniers souvenirs de jeune fille. La pierre prend une couleur différente en fonction de la nature de nos souvenirs. Le plus souvent la pierre est bleue, signe de notre hâte à nous marier et devenir une adulte. Elle peut être verte, signe de notre attachement à notre ancienne vie. Elle peut aussi être jaune, signe qu’elle contient des informations confidentielles sur notre tribu d’origine.

Les bagues ornées d’une pierre jaune sont confisquées à leurs porteuses pendant les noces. La cérémonie de la remise de notre bague de jeune fille se fait en haut de la falaise qui surplombe notre village, dans la hutte de notre shaman. Les jeunes filles y vont seules et c’est la dernière fois qu’elles voient leur famille et leur tribu d’origine.

Juste avant de monter récupérer ma bague, pour y insuffler mes souvenirs, je vais faire un dernier adieu à mon jeune amour. C’est dur de le quitter pour toujours. Je ne peux pas m’empêcher de pleurer. Je ne veux pas partir, je ne veux pas ! Les adieux à ma famille sont tout aussi déchirants. Je les regarde une dernière fois et j’essaie d’enregistrer le plus de détails sur eux.

La cérémonie de la remise de ma bague se déroule comme prévu. Je m’achemine vers le bord de la falaise d’un pas décidé. Les souvenirs de ces dernières semaines refont surface. Je me mets à pleurer. Je contemple une dernière fois mon village, la rivière, la forêt, notre tipi, la hutte de notre shaman, les dernières personnes qui courent se réfugier à cause du déluge… Je me tourne vers cette masse d’eaux infinies, un éclair zèbre le ciel, les bourrasques de vent rabattent mes cheveux sur mon vissage humide, la pluie se mêle à mes larmes, d’imposants rouleaux se brisent sur les flancs déchirés de la falaise. Je me jette.

Je suis projetée violemment contre la paroi, la houle m’engloutit. Une immense vague me balaye et m’envoie lourdement contre la falaise. Je sens un lancement dans mon épaule, un liquide rouge coule de mon front, du sang. Je n’ai plus la force de lutter contre la nature, je me laisse balancer au rythme des vagues. Je vois ma bague étinceler. Elle est rouge. Rouge comme l’amour, rouge comme la rage, rouge comme le sang. Je pense à ma mère, mon père, mon amour. Une dernière lame de la mer m’éjecte sur le mur rocheux, ma tête… »

Lise se réveille époustouflée. Elle saigne. Ce corps devant elle : Lise vient de vivre les derniers instants de cette jeune fille, morte, devant elle. Elle remet le bijou à cette malheureuse. La pierre chatoie un instant et s’éteint. La pluie a cessé. Elle repose en paix.