Soirée "L’Or noir" sous les mots brûlants de Julien Delmaire

Ce soir là, deux hommes ont accepté de brûler pour nous. Le chien jaune ne me démentira pas, ce fut un sacrifice auquel nous avons assisté. (…)

Julien Delmaire

Non, non, l’œuvre d’art n’est pas destinée aux générations enfants. Elle est offerte à l’innombrable peuple des morts. Qui l’agréent. Ou la refusent.
Jean Genet, l’Atelier d’Alberto Giacometti.

Ce ne furent que flammèches éparses dans la nuit, cette nuit qui n’était pas encore la nuit, pénombre nubile jamais éperonnée par l’équinoxe, où en grappe de silence mûrissait la promesse. J’étais là, le chien jaune de la rue courbe m’est témoin, j’ai recueilli la beauté dans la soute de mes artères, j’ai reçu en plein cœur un linceul parfumé, une décharge de poudre et de papillons féroces. Nous étions là. Les poètes et les prosateurs, les dramaturges, les groupies, les conférenciers, les étonnants voyageurs, les journalistes, les peintres, les médiums, les médiologues, les passagers des vents, les supporteurs du F.C Barcelone et ceux du Real, les attachées de presse, les pickpockets, les étudiants sans cursus et les funambules en goguette. Tous. Dans les ténèbres balbutiantes de cette nuit jamais déflorée.

Ce soir là, deux hommes ont accepté de brûler pour nous. Le chien jaune ne me démentira pas, ce fut un sacrifice auquel nous avons assisté. Deux hommes ont cramé leurs ultimes cartouches, se sont consumés en un brasier de joie sonore puis ce ne furent que flammèches éparses dans la nuit. Le premier homme était barbu, il y a des siècles et des siècles, le Christ avait joué avec lui au poker Texas hold’em dans un rade sordide de Point à Pitre ; le nazaréen bien sûr avait raflé la mise, mais grand prince, il lui avait laissé au fond de la gueule une plaie définitive, une trouée, ce qu’on appelle une voix, une voix pour parler, pour prier, pour chanter. Mon voisin me dit que le barbu derrière le micro s’appelle Arthur et qu’il est le fils de Joe Dassin. Je lui réponds que c’est peu probable puisque Joe Dassin n’a eu que des filles. Il était beau quand même ce type. Son t-shirt, il m’en souvient était couleur de lavande et sa barbe sous les néons semblait vouée aux flammes.

La lumière sur scène était simple et pure, elle était l’œuvre d’une femme au prénom de baie rouge. Aux coté d’Arthur, il y avait Nicolas, très beau aussi, mais je ne parviens pas à me remémorer la couleur de sa chemise. Je me souviens de sa guitare et des arpèges d’écume qui appelaient la mer et la mer venait mouiller entre ses doigts et le Delta s’ouvrait comme s’ouvrent les lèvres d’une cantatrice. Sous les cordes de sa guitare, un vieux Mali poussiéreux s’érigeait en royaume. Nicolas retenait la mer par les chevilles et Arthur par vagues spumeuses peuplait l’espace de mots échoués, barils d’oxygène flottant entre ciel et mer. C’est chiant la poésie. Quand elle est dite avec des pincettes, en se bouchant le nez, quand on se met à son service, que l’on replie proprement, comme une camériste, les draps propres sur son flanc. Mais ce soir-là, demandez au chien jaune, la poésie ressemblait à une vieille chanteuse de morna aux pieds nus, ivre d’un rhum séculaire, en proie à la rose. Arthur a fait danser la vieille et nous dans son sillage, on recevait des pétales à pleines joues.

Voum rooh oh ! Glissant ! Voum rooh oh ! Césaire ! Voum rooh oh ! Laferrière ! Voum rooh oh ! Maximin ! Voum rooh oh ! Noël ! Poètes vivants et morts confondus, reprenant souffle à la source carbonisée d’une voix, répondant à l’appel charnel des tambours ! Voum rooh oh ! Aimé est vivant, Voum rooh oh ! Edouard est vivant, Dany est vivant, Daniel est vivant, James est vivant ! Voum rooh oh !

Ô Poètes qui êtes à la renverse du visible, clamez pour nous pauvres sourdingues, nous qui trop souvent croyons entendre parce que nos tympans sont ouverts, nous qui en réalité n’entendons rien dans l’autisme de la laideur coutumière ! Voum rooh oh !

J’aime bien pleurer, mais je n’y arrive presque jamais. Ce soir-là, des larmes ont coulé sur ma barbe imaginaire. Césaire. Cahier d’un retour au pays natal. Je croyais connaître ce poème, l’avoir mastiqué jusqu’à la moelle, distillé jusqu’à l’essence, en fait je l’ai découvert, et j’ai pleuré.

« Qui peut se vanter d’avoir mieux que moi ?
Virginie. Tennessee. Géorgie. Alabama
Putréfactions monstrueuses de révoltes inopérantes, marais de sang putrides
trompettes absurdement bouchées
Terres rouges, terres sanguines, terres consanguines ».

Un instant, tandis que Nicolas soufflait à s’en dissoudre l’âme dans une trompette d’ossuaire, Arthur a convoqué les morts, les morts d’ici et d’ailleurs. Mais ici, les morts sont aux aguets, ils affleurent à la surface et quand ils sont venus par la voix d’Arthur, quelque chose s’est brisé dans la nuit, une étoile, une ampoule, il y eut un cri d’enfant, une sirène, une avalanche d’ombres fébriles. Cet instant, c’est l’art. Le rituel. Le lien entre les rives. Mon voisin me dit qu’Arthur a été chevauché par Legba, le maître des carrefours. Sûrement. Quand la lumière s’est rallumée, tous on ne savait plus notre nom, mon voisin m’a dit : « Demain je me fais pousser la barbe ». J’ai répondu : « Demain, je me rase la cervelle à blanc ». On est tous sorti finalement, les étonnants voyageurs, les poètes, les dramaturges, les prosateurs, les groupies, les journalistes, les pickpockets, les médiums, les médiologues, les supporters, les attachées de presse, les morts, les vivants et dans la rue courbe, sans coup férir, le chien jaune a bien failli me mordre.

4 février 2012, Institut Français de Port-Au-Prince, clôture du Festival Etonnants Voyageurs.

Ecoutez un extrait du concert L’Or Noir à Port-au-Prince.

Arthur H, L’Or Noir
© G. Le Ny/Etonnants Voyageurs