Une nouvelle vie

« Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire.
— Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

Un des cavaliers s’approcha, et le toisa du haut de sa monture.
— On a besoin d’aide, on est coincé ici ! Vous savez où se trouve le patelin le plus proche ? Les questionna Grigori.
Le Yakoute le scruta quelques instants puis tourna la tête et fit un signe à ses semblables. Il éperonna alors sa monture, qui fit volte-face et partit au pas, suivie des autres cavaliers, empruntant un itinéraire qui semblait connu d’eux seuls.
— Adorable ! marmonna Grigori. Il se retourna et lança un regard à ses collègues.
— Qu’est ce qu’on fait ? On les suit ? Ils vont sûrement rejoindre leur village. On y trouvera peut-être un moyen de transport pour rentrer.
Tandis que la colonne s’éloignait, les pompiers durent faire rapidement un choix : soit ils restaient là, au risque d’attendre leur évacuation encore longtemps, soit ils saisissaient cette opportunité et tentaient de regagner la civilisation.

À l’unanimité, ils décidèrent de tenter leur chance et se mirent en route. Toutefois, après plusieurs heures de marche, ils peinèrent à maintenir l’allure et finirent par se laisser distancer, d’autant que le sentier s’enfonçait dans une forêt assez dense. Évoluant sur un sol glissant et difficilement praticable en raison des racines, les pompiers en furent réduits à suivre les traces laissées par les sabots.
Ce fut au moment où Grigori envisagea sérieusement d’abandonner qu’il les entendit. Tout d’abord des cris lointains, puis des percussions qui semblaient échappées d’une musique tribale, et enfin tandis qu’il se rapprochait, des éclats de voix qu’il identifia comme étant des rires. Soulagés, lui et ses compagnons reprirent espoir et accélérèrent le pas. Soudain, au détour d’un fourré, ils émergèrent dans une clairière, face au campement.
La joie de Grigori s’évapora.
— C’est quoi ce bordel ? S’agita t’il.
Lui qui s’attendait à trouver un village traditionnel, avec ses routes, ses bâtiments, ses véhicules et ses paraboles, eu du mal à donner un sens à ce qu’il avait sous les yeux. Le lieu ne ressemblait en aucune façon à tous les hameaux agricoles ou forestiers qu’il avait pu observer jusqu’ici mais semblait plutôt sortir d’un documentaire sur une civilisation du passé.
De grandes yourtes reliées par d’étroits sentiers se concentraient non loin d’une rivière qui séparait ce village de la forêt sauvage. De l’autre côté, vers l’ouest, des champs et pacages dans lesquels les chevaux semblaient paître en liberté.
Tout un peuple exotique s’affairait là. Des enfants vas-nus-pieds couraient dans tous les sens. Certains portant des branchages. D’autres tenant des jarres en terre. Partout, des hommes et des femmes s’activaient, coupant du bois, pêchant, fabriquant des objets ou cueillant des végétaux. Grigori dû se faire une raison, ces hommes n’étaient ni des Yakoutes, ni des bergers 2.0.
— C’est une blague ! S’écria Vadim, un des camarades de Grigori. Qu’est-ce que ça fout ici ? Comment on va pouvoir rejoindre la ville ?
Les enfants, curieux, approchaient. Peu à peu, un attroupement se forma autour des pompiers et un enfant plus courageux que les autres tira sur la veste sale de Vadim. Dans un accès de colère, ce dernier le repoussa si fort que le petit tomba, se cogna la tête au sol et se mit à pleurer. Ne souhaitant pas attirer l’attention des hommes en arme qu’ils avaient tenté de suivre jusqu’ici, Vadim se pencha et le redressa brutalement.
— T’as rien, ferme là !
Puis relâchant le bras du marmot il grogna en direction de l’assemblée :
— Il n’y a rien à voir ici, déguerpissez !
Il n’eût pas besoin de se répéter, car déjà, les enfants s’éloignaient et reprenaient leurs tâches.
Grigori, un peu à l’écart, continuait à étudier les environs, son cerveau travaillant furieusement pour trouver une solution. Ils étaient à la lisière d’une clairière, petite trouée dans un océan de feuilles. Son regard s’attarda sur les visages des autochtones. Bizarrement, ces gens semblaient tous heureux. Malgré leurs tâches, les jeunes riaient comme seuls savent le faire des enfants, les adultes s’adonnaient à leurs activités en souriant. Grigori grimaça, ne se rendaient-ils pas compte de la précarité de leur existence ? Ces gens vivaient comme au Moyen Âge.
Soudain il tressaillit. Un des cavaliers qu’ils avaient suivi se trouvait sur sa droite. Depuis combien de temps était-il là ? L’homme, grand et athlétique, l’observait silencieusement de ses yeux noirs, le visage fermé, la main posée sur le pommeau de son sabre. Grigori n’osait plus bouger. Puis, subitement, le guerrier hocha la tête, dessina un léger sourire sur ses lèvres et partit tranquillement en direction du village.
Reprenant sa respiration en regardant la silhouette qui s’éloignait, Grigori se rassura en se disant qu’au moins, ces gens n’avaient pas l’air agressifs.
Le pompier rejoignit ses compagnons d’infortune qui étaient plongés dans une discussion animée.
— Il est hors de question que je reste dans ce trou perdu, l’hélico arrivera sûrement bientôt et nous allons le rater. Il faut retourner au point d’extraction ! affirma Vassily, un des six pompiers.
— Ou alors, il faudra attendre ce foutu appareil encore plusieurs semaines. On a presque plus de réserve, ici au moins, on pourra peut être bouffer autre chose que du lapin ! exposa Boris.
— Mais ils sont peut-être dangereux ! On se balade pas avec des armes pour faire joli ! contra Vassily
— De toute façon, il est trop tard pour faire demi-tour aujourd’hui et c’est même pas sûr qu’on puisse retrouver notre chemin. Pis ces tarés savent peut-être comment rejoindre un vrai village, là-bas on trouvera des moyens de communication et des transports. Il faut compter que sur nous-mêmes !
Le débat continua ainsi un moment, Grigori écoutant sans participer. C’est lui qui avait voulu suivre les cavaliers, c’est un peu à cause de lui s’ils se trouvaient dans cette situation désespérée.
— Récupérons des chevaux et des vivres et cassons nous d’ici !
Tout le monde se retourna vers Vadim qui s’expliqua :
— Ils ont des chevaux, ce sont des moyens de transport et ils doivent bien avoir des stocks de nourriture quelque part. C’est pas le top mais on pourrait se déplacer plus vite et rejoindre un bourg. Ces hurluberlus s’en remettront, de toute façon c’est pas eux qui porteront plainte !
Chaque membre du groupe voulut donner son avis et se fut bientôt la confusion.
Grigori intervint :
— Il faut y réfléchir mais je pense que c’est une idée qui se tient. Le soleil se couche, on va devoir compter sur l’hospitalité de cette tribu pour cette nuit, et peut-être même pour plusieurs, le temps d’échafauder un plan. Je pense que cela se tente ! dit-il, coupant court aux discussions et aux objections. Allons tester l’hospitalité de ces gens !
À la surprise des pompiers, les hommes visiblement chargés de la sécurité du campement, reconnaissables à leurs armes et leurs accoutrements colorés, ne réagirent pas et laissèrent Grigori et ses compagnons approcher des yourtes. C’est là que plusieurs habitants du village les invitèrent par quelques signes à venir dans leurs cabanes.
Grigori fut accueilli par un pécheur et sa compagne qui partagèrent avec lui leur nourriture, tout en restant silencieux et assez distants.
Des sauvages, farouches et primitifs, voilà ce qu’ils sont, songea Grigori.
Cette nuit là, Grigori eu du mal à s’endormir, ressassant inlassablement les évènements de la journée et les risques importants que représentait leur plan.
Debout dès l’aube, les pompiers se retrouvèrent près de la rivière. La nervosité de ces hommes était palpable.
— Aujourd’hui, les gars, faut tout observer ! Il faut qu’on trouve un moyen de s’emparer de plusieurs montures, de voler de la nourriture, sans que ces barbares nous tombent dessus, proposa Vadim.
— Et pourquoi on prendrait pas tout de suite des chevaux et on se casse ? interrogea Vassily.
— Du calme, s’ils nous voient partir avec les chevaux, ils se lanceront sûrement à notre poursuite. Et j’ai pas envie de finir avec une flèche dans le dos...
— Le mieux, dans un premier temps, c’est d’endormir leur méfiance et de bien repérer les lieux, intervint Grigori, on avisera ensuite.

Les pompiers se dispersèrent et firent un effort pour se rendre agréables et offrir leur aide à leurs hôtes. Grigori saisit l’opportunité de proposer ses services à un jeune homme qui transportait un imposant tas de feuilles d’arbres dans un grand filet, probablement du fourrage pour des chevaux. Il fut presque surpris, et un peu mal à l’aise, de voir le garçon lui remettre avec confiance une partie de sa charge et lui indiquer du doigt la seule bâtisse en dur qui devait certainement faire office d’écurie.

Grigori pénétra à l’intérieur et découvrit, comme il l’espérait, de nombreux box occupés par des chevaux. Tandis qu’il survolait les lieux du regard pour estimer le nombre d’équidés, il réalisa soudainement qu’il n’était pas seul. Une toute jeune fille, vêtue d’une tenue richement brodée, flattait l’encolure d’un cheval alezan, ses cheveux blonds tombant en cascade le long de ses épaules. Il avait toujours adoré voir la lumière se refléter sur ses beaux cheveux. Sans s’en rendre compte, il fit un pas en levant la main pour les caresser et sa bouche articula machinalement un prénom, Ivanna. La gamine, surprise, se retourna brusquement, brisant l’illusion et imposant une réalité froide et brutale à Grigori. Pétrifié, il sentit ses yeux s’humidifier, tandis que la petite le fixait, intriguée. Reprenant ses esprits, le pompier fit volte face et sorti d’un pas précipité en direction de la rivière. Toujours en proie à ses émotions, il finit par s’asseoir en se laissant glisser le long d’un tronc et ferma les yeux. Tandis qu’il écoutait distraitement depuis plusieurs minutes les cris des enfants qui jouaient un peu plus loin vers l’aval de la rivière, il perçut un bruissement derrière lui qui le fit sursauter. La jeune fille de tout à l’heure l’observait.
— Quoi ! S’écria-t’il, tendu, qu’est ce que tu me veux ?
Elle lui fit un sourire puis désigna du doigt quelque chose sur sa gauche. En se retournant, il vit un oiseau brun et gris, avec un long bec qui se désaltérait dans l’eau calme du cours d’eau.
— Quoi ? C’est une bécasse des bois, dit-il.
Avec un sourire encore plus large, elle se retourna et lui montra l’arbre contre lequel le pompier était assis.
— C’est un mélèze.
Elle avança alors en direction de la forêt, se retourna, revint vers lui puis repartit, comme pour l’inciter à la suivre. Grigori hésita quelques instants puis, intrigué, se leva. La petite fille vint alors lui prendre la main et l’entraîna vers les bois en lui montrant régulièrement des arbres, des baies, des insectes. Profondément ému par ce contact qui semblait ressurgir de son passé, le pompier se prêta docilement au jeu et se surprit même à sourire bêtement en répétant les sons bizarres que prononçait la fillette. Cela faisait longtemps que Grigori Tikhonovitch Kozlov ne s’était pas senti aussi bien, même s’il se rendit compte à plusieurs reprises que des guerriers l’observaient.

La journée touchait à sa fin quand il revint en direction de la hutte du pêcheur, après avoir laissé la petite fille auprès de ses camarades de jeu. Il fut accueillit plus chaleureusement que la veille par son couple de logeur,s peut-être parce qu’il arborait désormais un sourire franc et sincère sur ses lèvres. Pendant le repas, il tenta avec succès de créer un échange avec eux en désignant du doigt des objets de la pièce et en essayant avec application de répéter les mots que le couple lui articulait joyeusement. Ce fut une soirée simple et agréable et lorsqu’il regagna son lit, Grigori réussit pour la première fois depuis longtemps à dormir une nuit complète sans être réveillé par ses cauchemars.

Le lendemain matin, il décida d’offrir son aide au pêcheur et tandis qu’il marchait à ses côtés en direction de la rivière, la petite fille de la veille l’aperçut. Le visage rayonnant, elle courut vers lui pour l’accompagner en lui tenant la main. Le bonheur qu’il ressentit alors fut toutefois de courte durée car c’est à peu près à cet instant qu’il vit Vadim avancer vers lui. Il lâcha la main de la fillette et se laissa entraîner à l’écart par son collègue.
— Qu’est ce que tu fous ? C’est quoi ce cirque ?
— Rien, tout va bien.
— C’est qui cette gamine ? Et tu vas où comme ça ?
— C’est rien, juste une petite du village, j’endors leur méfiance en donnant un coup de main, c’est tout.
— Tu t’attaches trop mec, n’oublies pas qu’à la première occasion, on se casse.
— Je sais mais... je ne suis plus très sûr que ce soit un bon plan.
— Tu te fous de moi ! Qu’est ce qui te prends ?
— Ce ne sont pas des barbares comme tu le disais, ils sont si… accueillants et généreux.
— C’est à cause de la fillette, c’est ça ? Mec, ce n’est pas ta fille, ce n’est pas Ivanna.
— Arrête ! Tais-toi !
— Non j’arrête pas, faut que tu redescendes sur terre. Ta fille est morte, tu m’entends ? Il faut qu’on exécute le plan !
À ces mots, Grigori repoussa violemment son camarade et partit rejoindre la petite fille et le pêcheur. Dans son dos, il entendit Vadim lui crier :
— C’est ce soir mec, soit pas en retard ou ça se fera sans toi !

Le soir venu, tandis qu’il marchait en direction de l’écurie, Grigori ne s’était jamais senti aussi nerveux. Arrivé sur les lieux, la lumière qui filtrait sous la porte du bâtiment lui apprit que ses camarades étaient déjà présents. Prenant une grande inspiration, il poussa la porte et entra. Vassily l’accueillit par une grande tape amicale sur l’épaule.
— Ça y est les gars, on est au complet ! Boris, mets les sacs de bouffe sur les canassons ! Moi je vous rejoins dans dix minutes.
— Vassily va déclencher un feu de l’autre côté du village, expliqua Boris, rien de méchant mais ça devrait les occuper le temps qu’on prenne le large.
Vadim s’approcha de Grigori en souriant :
— Content de te voir, j’avoue que j’étais pas sûr que tu viendrais.
— Justement, je suis là pour vous faire renoncer à ce plan. Ces gens ont été généreux avec nous. On peut pas leur faire ça.
— Tu débloques, t’as envie de rester perdu dans ce trou ? intervint Boris. Hors de question qu’on reste ici un jour de plus !
— Notre camarade est juste en plein délire, rajouta Vadim, ça ira mieux lorsqu’on sera loin d’ici. Allez, monte sur ce cheval maintenant, Vassily sera vite de retour, il faut pas qu’on traine.
— Non je peux pas vous laissez faire ça.
Les pompiers échangèrent un regard entendu puis, brusquement, Vadim envoya son poing dans la figure de Grigori qui s’affala, sonné, sur les branches de fourrage qui étaient entreposées là.
— Puisque c’est comme ça, on te souhaite d’être heureux avec tes sauvages ! Adieu !
Les pompiers prirent chacun un cheval par la longe et, sans un regard pour Grigori, passèrent la porte. Ils n’allèrent cependant pas bien loin. Une fois dehors, la première chose qu’ils virent, ce fut le visage de Vassily, épouvanté. La seconde, fut la lame du sabre appuyée contre sa gorge et les flèches, lances et autres armes pointées vers eux. La dernière, ce fut la petite blonde qui les désignait d’un doigt accusateur.
— Putain, l’enfoiré ! Il nous a trahis !
Les hommes en armes se rapprochèrent rapidement, et maîtrisèrent sans violence les voleurs.

Le lendemain matin, une équipe de cavaliers armés partit ramener les pompiers à leur campement initial. La fillette regarda la colonne s’éloigner, serrant la main de Grigori. Il sourit, se pencha, la prit dans ses bras, la souleva de terre et ils lancèrent, ensemble, un dernier regard vers le cortège avant de se détourner et de rejoindre le campement. Une nouvelle vie commençait.