M. Bouvilliers

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige. Une sueur froide s’empare de lui alors qu’il essuie une goutte de sueur qui perle à son front.

  • Un thé ne serait pas de trop mon garçon !
    George panique. Malgré tout, son bon sens lui permet de ne pas laisser paraître ses doutes face à cet inconnu et au fond de lui, son instinct lui indique qu’il devrait écouter le vieillard et qu’il n’a rien à craindre...il acquiesce donc, avant de se rendre dans la cuisine aux odeurs anciennes. Une fois seul, son cerveau en fusion, n’a de cesse de réfléchir. Pourquoi ce vieil homme me voudrait-il du mal ? En cas d’attaque, il sait pertinemment qu’il n’a aucune chance contre un jeune en pleine forme, contre un jeune comme moi... Pendant qu’il prépare du thé pour son visiteur mystérieux, un peu plus détendu et rassuré par ses raisonnements, l’intéressé entreprend de visiter les lieux. Sa curiosité satisfaite, il s’avance dans le couloir puis rejoint le salon où il s’installe dans l’un des fauteuils miteux. George lui demande s’il prendra du sucre. La maison calme vit au rythme de la « respiration » de la grande pendule baroque du salon. George arrive, deux tasses en main. Il pose la tasse devant le vieux monsieur sans oser le déranger, « par crainte » résonne la petite voix dans sa tête. Il semble fasciné par la pendule. George remarque non sans effroi que son reflet n’y paraît pas ; pas plus que sur le miroir du salon. Un peu déstabilisé, il laisse tomber sa petite cuillère et par la même occasion, arrache l’homme à sa contemplation.
  • Je suis M. Bouvilliers, annonce-t-il le plus sereinement du monde sans quitter le carillon des yeux.
    Ton grand-père m’a énormément parlé de toi ! Il est un peu comme mon père vois-tu ?
  • Pas vraiment… répondit George poliment de plus en plus inquiet de connaître l’identité de son camarade de thé. Malgré tout, ce nom lui dit quelque chose, il est sûr de l’avoir déjà entendu quelque part... Mais où ?
    Monsieur Bouvilliers sort de son manteau un vieux livre à la reliure dorée. George s’en saisit avant de regarder l’auteur et le titre : « Paul Satin - M. Bouvilliers le dupeur ». Il laisse tomber l’ouvrage et bondit, renversant son thé au passage. La tasse se brise au sol mais George n’y prête aucune attention. Il veut savoir qui est cette personne assise dans son salon et ce qu’elle lui veut. Les yeux grands ouverts, le regard incrédule, il frissonne. Tout à coup, il regrette d’avoir ouvert la porte. Au fond, il savait très bien que personne ne venait jamais et que cette arrivée imprévue laissait douter. Paul Satin était le grand-père de George Satin et « M. Bouvilliers le dupeur » de loin la plus belle œuvre du défunt !
  • J’ignorais qu’il s’était inspiré d’un homme réel, il m’a toujours dit que les plus beaux personnages étaient ceux qui naissent de l’imagination, grogne George soudain dubitatif quant à la véritable identité de son interlocuteur.
  • Qui t’a dit que j’étais réel ? Assure le vieillard d’un ton brusquement trop sérieux. Aurais-tu remarqué des traces de pas derrière moi ? Peux-tu me voir dans ce miroir ? Ou même dans cette petite cuillère ?
    George admet à contrecœur que M. Bouvilliers…enfin, l’homme dans son salon, n’a pas complètement tort. Le regard chargé de toutes sortes d’émotion il manque de tomber à la renverse.
  • En admettant que vous vous tenez devant moi, pourquoi seriez-vous venu jusqu’ici, surtout en sachant que mon grand-père n’est plus de ce monde ?
  • La mémoire d’un artiste ne meurt jamais mon garçon pas tant que ses œuvres persistent ! J’ai toujours été là, j’y étais sûrement même avant toi !
  • Mais que faites-vous là concrètement M… M. Bouvilliers ? S’agace George.
  • Je suis venu te donner un petit coup de pouce. Je sais que tu essaies d’écrire un livre en hommage à ton grand-père, je sais aussi que tu connais une petite panne d’inspiration… A ces mots, George blêmit. Il sait donc tout, tout ce que personne d’autre que lui-même ne peut savoir…il n’y a rien de très rassurant à cela…
  • Et j’ai des tas de choses à te raconter sur ton grand-père, des sources créatives qui n’attendent que toi mon garçon. Je connais un passé de ton grand-père que tu ignores et si tu le désires, en tant que dernière tâche pour lui, je souhaiterais te le raconter.
    George a beau bougonner et être mort de peur, il est très reconnaissant, en effet, le récit du passé de son grand-père devrait sûrement l’aider à continuer son roman ! Cependant il reste chagriné et contrarié que son grand-père se soit confié à un homme qui n’existe même pas plutôt qu’à lui, son propre petit-fils. Lassé de devoir réfléchir au point d’avoir une terrible migraine chaque jour il accepte la proposition. Puis après réflexion, déclare qu’il ne payera rien. Était-ce là le piège ? Mais, si l’homme prétendait si bien connaître son grand-père, il devait savoir que les Satin ne croulaient pas sous l’or ! M. Bouvilliers se mit à rire.
  • Je n’ai que faire de ton argent ! Qu’en ferai-je ? Aussitôt mon histoire terminée je retournerai me terrer dans mon conte pour les siècles à venir !
  • Dans ce cas je n’y vois pas d’inconvénient !
  • Parfait, alors rendez-vous demain à la même heure ! Et il s’en alla ainsi, laissant derrière lui un George on ne peut plus décontenancé.

Le soir venu, George se couche, haletant comme s’il venait de courir un marathon. « Un personnage de livre qui veut m’aider à écrire un livre ? Je délire complètement c’est certain… Je devrais sûrement me faire interner, ce serait plus sécurisant pour tout le monde ».
La nuit, il rêve de son grand-père, de cette maison qu’ils avaient partagé toute leur vie jusqu’à cette nuit tragique, l’an passé, où la mort a décidé que Paul ne se réveillerait jamais. C’était mieux ainsi, mourir de vieillesse, sans même s’en rendre compte, peut-on espérer une meilleure fin ? Il se repassa dans la tête ces journées d’été, où le soleil caressait leur peau. Et leurs éclats de rires. Ils jouaient en attendant que les poissons mordent à la ligne. Il y avait aussi les hivers, le froid tiraillait leur peau mais ils s’en fichaient. Ils faisaient de beaux bonhommes de neige avant de rentrer se sécher devant la cheminée avec une bonne tasse de thé. Tout cela, tous ces moments, ils appartenaient au passé, il ne les revivrait plus jamais se dit-il. Il sent quelque chose d’humide contre ses joues, d’abord, la sensation semble lointaine et douce. Mais bientôt, il la ressent parfaitement. Il ouvre ses yeux bouffis par le réveil et les larmes glissent le long de ses joues. Cela faisait longtemps qu’il n’avait plus pleuré. Il regarde l’heure, midi douze, et se rend compte qu’il est en retard. Il file se laver, avale difficilement un café, lace ses chaussures et gagne le salon. Quatre coups résonnent depuis l’entrée. George s’empresse d’aller ouvrir.

  • Bonjour mon garçon, bien dormi ?
    George fait un signe de la main pour que M. Bouvilliers entre. Muni de son carnet fétiche, George propose de se mettre directement au travail et de déjeuner plus tard. M. Bouvilliers n’insiste pas et prend place, prêt à conter. Il se racle la gorge et se lance.
  • Dès petit, il fut révélé que ton grand-père était doué pour inventer des histoires. Et c’est le chemin qu’il a voulu prendre pour ses études. Comme ses parents n’avaient pas beaucoup d’argent, il se présentait dans des kiosques, aux journaux et radios du coin. Partout où il pouvait raconter des histoires, il le faisait. Un véritable héros du conte, se disaient les gens qui l’écoutaient. Mais en Juin 1942, les allemands ont débarqué et l’ont emporté là où tous les juifs étaient emmenés, en camps de travail. Paul, toujours optimiste, aidait beaucoup les autres à garder le moral. Et chaque soir, il leur contait une de ses merveilleuses histoires. Il écrivait la nuit, et travaillait le jour.
    George prend des notes sur son carnet, visiblement inspiré par ce que lui dit M. Bouvilliers. Il y a matière à écrire une belle histoire !
  • Un soir, épuisée par le dur labeur, une mère s’effondra sur le sol et mourut de cette façon. Son petit garçon de huit ans resta assis à lui tenir la main pendant plusieurs heures. Lorsque Paul passa devant eux, il comprit ce qui se passa. Il prit la main du petit garçon et l’emmena dans sa chambre. « Cache toi ici, ne fais surtout pas de bruit. Ce soir, je reviendrai et je t’apporterai de quoi dîner. » Et il repartit travailler. Le soir, il ne mangea rien de son maigre repas et en donna tout le contenu à l’enfant qui dévora de bon appétit. La nuit, il écrivit l’histoire de sa maman. Pas la vraie bien-sûr ; non, dans cette histoire-là, la mère s’était endormie puis une fois reposée, s’était enfuie du camp, comme une héroïne. Elle avait bravé les dangers sur sa route et s’était rendue dans une petite maison où elle vivait désormais heureuse. Cela lui donna des idées. Et s’il fuyait ? Oui, mais, avec l’enfant. Et tous les autres, ceux à qui il avait raconté ses histoires !
    George continuait d’écouter avec grand intérêt l’histoire du petit garçon et comprit enfin où il voulait en venir. Son grand-père avait fui (ou du moins, peut-être tenté).
  • Paul avait sympathisé avec un allemand, oui, oui, cela arrivait parfois. Très rarement mais cela arrivait. C’était un homme de bonne famille qui n’avait pas plus envie d’être là que les juifs eux-mêmes. Entendant le plan de Paul, il crut que son ami eut été devenu complètement fou ! Puis après réflexion accepta tout de même de les aider. Le projet de Paul était de récupérer une tenue d’allemand. Ensuite, son ami lui apprendrait un texte complètement écrit de sa main. L’idée était que Paul se fasse passer pour un Allemand qui conduisait des prisonniers en camps de concentration puisqu’ils refusaient de bien travailler.
    George fait presque fumer son crayon tant il est inspiré. Son grand-père est vraiment un héros… Et ce plan ; l’allemand n’avait pas totalement tort, il devait être devenu un peu fou. C’est l’équivalent de demander un baiser au diable remarque t’il. Il fallait vraiment n’avoir plus rien à perdre pour tenter ça !
  • Après des soirs et des soirs à préparer leur évasion, Paul et ses protégés furent enfin prêts. Chacun connaissait sa mission. On avait appris aux hommes l’art de pleurer pour sa vie. Ils n’étaient pas si mauvais comédiens au final. Le jour venu, par la grâce de je ne sais quelle bonté divine, ils réussirent à s’évader. Ils étaient au nombre de dix-sept. Dix-sept ans, c’était l’âge de Paul.
    Si le papier savait parler, il serait sûrement en train de dire à George qu’il lui fait mal. Il n’en revient pas. C’est incroyable… Mais pourquoi son grand-père lui a caché cet acte d’héroïsme ? C’est à n’y rien comprendre.
  • La suite, tu n’auras qu’à l’inventern, car moi-même, je n’en ai pas connaissance. Enfin, on peut déduire que tout s’est bien passé puisqu’il s’est marié et a eu des enfants !
  • Dites-moi M. Bouvilliers, savez-vous au moins ce qu’est devenu le petit garçon ?
  • Il me semble qu’il a été recueilli dans un couvent. Mais c’est à toi d’en décider.
  • Je vous demande pardon ? Comment pourrais-je décider d’une chose qui a déjà eu lieu ?
  • Tu peux aussi décider de l’identité des 15 autres rescapés…
  • Mais ce serait salir la mémoire de personnes qui ont vécu ces horreurs !
  • Tu es en droit de choisir un nom au soldat Allemand.
  • Mon grand-père doit bien avoir parlé de ces gens quelque part… ?
  • Et le nom du camp aussi…
  • Enfin M. Bouvilliers, pouvez-vous me dire ce que vous avez en tête ? Je suis complètement perdu !
  • Essaye donc de voir plus loin que le bout de ton nez gamin ! Ne vois-tu pas ce que j’essaye de te dire ?!
  • Non et je dois avouer que cela m’agace fortement !
  • Dans ce cas écris ton histoire et je reviendrai plus tard. Je m’en vais faire un tour…
    George resta assis, confus, mais bon sang quel était ce foutu message ! Il retourna chaque tiroir, fouina les esquisses de son grand-père, chercha désespérément une trace de ces gens. Il était impossible que son grand-père n’en ait parlé nulle part !

Quelques jours après, alors même qu’il écrivait le livre pour son grand-père, ayant recouvré son inspiration dans sa totalité, M. Bouvilliers débarqua. Il ne prit pas le soin de frapper et entra directement.

  • C’est moi ! Où es-tu ?
    George sursaute.
  • Je suis à mon bureau, j’écris !
    Le vieillard s’approche du bureau et commence à lire par-dessus l’épaule de George.
  • Bien je vois que l’inspiration t’es revenue ! Je sais que tu en a déjà un exemplaire mais je tenais à t’en faire cadeau.
    Il sort « M. Bouvilliers le dupeur » de sa poche et le dépose à côté de George.
  • Mon garçon, quel est le titre de ce livre ?
  • M. Bouvilliers le dupeur… Pourquoi ? Vous ne savez pas lire ?
  • La vérité mon garçon, c’est que tu ne sais pas réfléchir et que tu es long à la compréhension… Quel est le titre de ce livre ?
    George comprit soudain et toutes les pièces se mirent enfin dans l’ordre.
  • Bien je crois que tu as saisi ? Ta tête laisse supposer que oui…
  • Je n’ai trouvé aucun écrit sur l’histoire du camp de travail de mon grand-père, pas plus que sur les gens qu’il a sauvés… Mais pour les trouver, encore aurait-il fallu qu’ils existent ! N’ai-je pas raison Monsieur Bouvilliers ?
  • Je suis un dupeur, pas un conteur d’histoires vraies… Oui, tu as vu juste ! Rien de tout ça n’est vrai. J’ai même été étonné que tu me croies si facilement… Enfin le principal c’est que tu ais trouvé de quoi écrire.
    Il posa son chapeau melon sur la tête de George et disparut lentement dans une épaisse fumée.
    Une larme perla au coin des yeux de George.
  • Merci pour tout Monsieur le dupeur, vous le fruit de l’imagination de mon cher grand-père et merci à toi grand-père de m’avoir transmis la clé de ce monde où seuls les vrais conteurs savent ce qui est vrai… Grâce à vous, je sais quoi écrire et je connais aussi le titre de cet ouvrage. « La mémoire d’un artiste ne meurt jamais, ni dans la vie, ni dans la mort ».