Lève les yeux

Nouvelle de Juliette COURSON, incipit 2, en 4ème au collège Belle-Vue, Loué (72)

Lou Ho se penche vers son maître.

“Fais aussi vite que possible ! ordonne ce dernier en reposant le pinceau. D’ici deux heures, tout le pays sera noyé dans le brouillard. Je compte sur toi !”

Il roule la lettre achevée dans un étui de cuir qu’il tend au jeune serviteur.

Lou ho serre l’étui dans sa ceinture et salue son maître une dernière fois. Il enjambe le balcon de bois, s’agrippe d’une main ferme à la corde lestée d’un panier suspendu et se laisse glisser dans le vide. Un, deux, trois mouvements de balancier, il se jette sur une saillie de la falaise où il se rétablit d’un vigoureux coup de rein. Le voilà qui dévale à toute allure un sentier de chèvre longeant le précipice. Il ne lui a fallu qu’une poignée de secondes pour disparaître à la vue de son maître et s’éclipser dans la brume.

Le vieux maître soupire.

Des bruits de voix altérées par l’ascension trop rapide d’un escalier lui parviennent du fond de la pièce. Il range son écritoire, lisse les plis de son manteau de soie. Le bol de thé, sur la table, est encore fumant. Il l’enveloppe de la coupe de ses mains pour le porter à ses lèvres.

On frappe à la porte : des coups sourds, de plus en plus forts, donnés à coups de poing. "Voilà, se dit-il, c’est maintenant..." Par la fenêtre, il aperçoit Lou Ho s’élancer adroitement dans le vide, accroché à une corde traversant les montagnes dans lesquelles ont été creusées de nombreuses habitations. Baï, le vieil homme pose sa tasse sur le guéridon, et regarde une dernière fois sa modeste demeure, aux murs de roche grise et froide. La porte cède soudain sous les coups. Une dizaine d’hommes entrent, armés jusqu’aux dents, le regard vide et le souffle court. Sans un mot, ils empoignent le vieillard et l’entraînent. Baï regarde fixement le tableau accroché au mur. C’est le portrait d’une jeune femme, fine, aux beaux cheveux roux et aux yeux d’un bleu si profond que l’on croit s’y noyer.

"Adieu, murmure-t-il, comme s’adressant au portrait, je m’en vais et ne reviendrai pas... Sois tranquille, j’aurai le courage de ne pas dévoiler ton secret.... Je l’emporte avec moi dans ma tombe..."

Lou Ho marche depuis maintenant quelques minutes sur le petit sentier bordé de montagnes majestueuses, de plus en plus désert au fur et à mesure qu’il avance. Il n’entend bientôt plus que le bruit sourd de ses pas. Après une heure de marche, il arrive enfin dans la plaine, vaste et déserte. Il aperçoit, à quelques mètres, une petite maison aux murs livides et à la toiture de tuiles grises. La brume tombe soudain, couvrant le pays d’un fin drap d’eau fraîche. Un à un, des arbres se dressent de tous côtés, des oiseaux au plumage coloré surgissent, des milliers de fleurs s’illuminent. Lou Ho regarde la nature s’éveiller, rêveur devant ce spectacle habituel, et pourtant si merveilleux... "Moi aussi, j’aimerais voler, comme les oiseaux, se disait-il déjà petit, et découvrir où ils vont lorsque l’eau ne les appelle pas... Survoler les falaises et les océans, me laisser porter par le vent..." La moindre goutte d’eau heurtant le sol fait se dresser un bel arbre, au tronc de roche et aux feuilles de verre. Autour de Lou Ho, une épaisse forêt a poussé. La maison qui lui semblait si proche est désormais presque impossible à atteindre. Pourtant, au fond du sac jeté sur son épaule, un courrier attend d’être livré. Le jeune apprenti sait qu’en s’aventurant dans ce véritable labyrinthe il se retrouvera très vite perdu. Mais son maître compte sur lui... Alors, prenant son courage à deux mains, il avance, droit devant lui. Au bout de quelques longues minutes, il lève les yeux. Le soleil est déjà bas dans le ciel, et la pluie commence à tomber. La végétation est de plus en plus épaisse. Le pauvre enfant crie, court. La forêt se referme sur lui. Il est entouré de bruits assourdissants. Mais il lui semble distinguer au loin plusieurs hommes à cheval. L’un d’eux le regarde fixement. Il l’appelle, lui crie des mots incompréhensibles...

Lou Ho émerge de son sommeil. Les feuilles du grand platane sous lequel il est allongé tombent doucement... Il se redresse. Les arbres se replient lentement sur eux-mêmes, pour bientôt laisser la prairie aussi déserte que la veille. La triste maison est là, à quelques mètres de lui. Le jeune homme pousse un soupir : tout cela n’était qu’un rêve ! Pourtant, alors qu’il avance résolument en direction de la modeste demeure, des traces au sol attirent son attention : des pas de chevaux... Cet homme qui lui parlait... Il était donc réel ! Vite, il s’élance le long des traces, oubliant son courrier, oubliant le danger qui l’attend sûrement là-bas...

Il arrive bientôt devant un torrent aux vagues déferlantes, engloutissant les poissons et battant les rochers pointus qui se dressent sur leur passage. Un petit pont de bois se balance au dessus des eaux agitées. Lentement, le petit garçon pose le pied sur le fragile édifice. Les planches grincent sous ses pas. Les cordes qui les soutiennent sont usées. Le petit passage s’écroule soudainement. Vite, Lou Ho fait un bond pour rejoindre la rive. Il trébuche, manque de tomber, rattrape son baluchon de justesse. Comment traverser ce dangereux torrent ? Lou Ho s’agenouille. Au sol, les traces de sabots ont disparu dans ces eaux tumultueuses. Il ne peut plus avancer. Derrière lui, le vent a effacé les dernières marques au sol. Il ne peut plus reculer. Il est perdu. Il est seul. Il se souvient d’une phrase du vieux Baï : "Si plus personne ne peut le faire, alors fais-le...". Alors, il plonge la main dans son sac, et en tire la feuille de papyrus, sur laquelle le vieillard a écrit à l’encre de Chine quatre haïkus.. Attentivement, le jeune apprenti lit.

Mardi à l’aube je partirai,
Tué par l’empereur en personne,
A cause d’un terrible secret.

C’est le secret qui cache tous les autres,
Le secret que moi seul connaît,
Sera envolé à jamais.

Alors je te le confie, mon ami,
Au crépuscule de ma vie,
Mais ne le révèle jamais.

Au petit jour, lève les yeux,
Le secret s’en va lentement,
Le secret s’en va volant.

Et Lou Ho comprend de quel secret il est question. Le secret dont il entend parler depuis des jours et des jours. Le secret dont parle sans cesse Baï, son maître, qui chaque matin regarde le ciel, par l’ouverture taillée dans la roche et répète d’une voix terne : "Et si un jour, le secret est révélé... Il ne faudra pas qu’il tombe entre de mauvaises mains... Comme celles de l’empereur... Ha Ling est capable de tout..." Le serviteur reste bouche bée devant toutes ces révélations... Le secret qui cache tous les autres ? Que seul Baï connaît ? Mais pire, oui bien pire, mardi il mourra... Et mardi, c’est demain ! Lou Ho se relève aussitôt. Il doit sauver le vieillard qui l’a élevé comme son propre fils. Mais comment ? Il ne retrouve pas son chemin. Il pense à son maître, à ses amis, à tous ceux qu’il ne verra peut-être jamais plus, et se met à pleurer à chaudes larmes. De grosses gouttes roulent sur ses joues avant de venir s’écraser sur le sol de terre battue. Alors, sous les pieds du pauvre garçon se dresse un magnifique séquoia. Il l’emporte dans le ciel bleu. Quelques oiseaux viennent se poser sur les grandes branches. Lou Ho plisse les yeux. Au loin, il aperçoit le temple de l’empereur Ha Ling, et il est ébloui tant ce bâtiment est beau, grand, magique... De hautes statues se dressent de part et d’autre, l’eau des lacs miroite au soleil tel un millier de pierres précieuses, des enfants jouent et courent, des femmes discutent... Il est alors bien difficile pour le jeune homme d’imaginer que c’est là-bas, dans ce monde si calme et paisible, qu’un vieil homme sera exécuté. Soudain, un grand oiseau au mille couleurs vient se poser sur son épaule, tirant le serviteur de ses pensées. Ses grands yeux brillent. Il entrouvre son grand bec rouge sang, laissant tomber un petit morceau de papier humide et déchiré sur les genoux du garçon. Celui-ci n’y prête pas attention. Il regarde l’animal, émerveillé.

“—Le bek... Se dit-il, tout en le contemplant, je suis à côté de l’unique bek au monde ! Ce grand messager renommé, qui porte depuis toujours les ordres les plus importants, les secrets les plus confidentiels à travers le monde...
—Le meeeessage ! lui rappelle une voix chevrotante, bien que douce et rassurante. Le meeeessage !”

Lou Ho se tait, stupéfait. Il parle ! Cet oiseau lui parle ! Enfin, il déplie le bout de papier, et déchiffre avec peine les quelques mots. L’humidité a effacé une partie du billet, et quelques bouts sont déchirés...

Adieu, Lou Ho. Demain Ha Ling me tuera, car j’ai refusé de lui livrer le secret. Alors, comme tu es pour moi la seule personne digne de confiance, le voici... Surtout, n’en parle à personne, et fais-en bon usage. Si tu lèves les yeux au ciel, tu le verras sûrement voler. Il te livrera les secrets, tous les secrets...

C’est ce qu’avait écrit à la hâte le vieillard, alors qu’il apercevait par la fenêtre le majestueux bek, volant dans le ciel. Il retourna tous les meubles de la pièce dans laquelle il était enfermé, pour finalement trouver un livre et un pot d’encre. Aussitôt, il arracha l’une des pages de l’épais manuscrit, et déchira le futon posé au sol pour en retirer une plume. Puis, il rédigea un billet, appela discrètement l’oiseau, glissa le message dans son bec et précisa à qui le livrer. Le bek s’en alla comme il était venu, aussi gracieusement qu’une feuille portée par le vent.

Baï se morfondait. Il était seul, enfermé dans l’une des nombreuses chambres du palais. Il connaissait son sort. Le lendemain, au crépuscule, des soldats viendront le chercher et l’emmèneront dans la salle impériale, face au trône de l’empereur Ha Ling. Et s’il ne répond pas à la question qu’on lui posera, on lui coupera la tête. Rien n’allait plus depuis son enlèvement. Le vieil homme se remémora chaque instant passé depuis... Des visions atroces et inquiétantes lui envahirent l’esprit. Il se souvint de son passage dans la forêt, et de l’enfant évanoui qu’il y avait aperçu... Avec ses fins cheveux noirs comme de la suie, regroupés en une fine queue de cheval. Avec son large habit de soie bleu et ses getas en bambou... Pas de doute, c’était bien Lou Ho. Mais il eut beau l’appeler, le prévenir du danger, lui crier de fuir... Le petit garçon n’entendait pas... Puis, il avait dû passer sur un pont prêt à tomber, juste au dessus d’un effroyable torrent dans lequel s’étaient noyés deux des soldats et leur monture. Il finit par s’endormir, plongé dans d’affreux cauchemards...

Lou Ho, chevauchant le grand bek, survole des paysages extraordinaires. Lorsque l’oiseau se pose devant le palais impérial, le soleil se couche. L’enfant regarde avec stupeur cet étrange endroit. Ici, tout est parfait, propre, beau, et, plus extraordinaire encore : les arbres et les animaux sont présents même en l’absence de la pluie. Deux grands samouraïs se dressent devant la grande porte de bois, un sabre à la main. Lou Ho embrasse son compagnon d’infortune. Le bel oiseau s’envole tandis que le serviteur avance en direction des gardes. Tel un robot, l’un d’eux allonge le bras pour stopper l’enfant.

“—Je suis... bredouille le petit, ne sachant que dire. Je suis porteur d’un message urgent pour... pour l’empereur Ha Ling...
—Où est ton message ? De quoi s’agit-il ? questionne le plus grand des deux hommes.”

Lou Ho sort de son sac le billet qu’il avait pour tâche de porter dans la plaine, à l’ami de son maître. Les deux samouraïs s’inclinent pour le lire. “C’est le secret qui cache tous les autres... Mais ne le révèle jamais...” Enfin, ils se redressent, échangent un regard approbateur, puis s’écartent, de nouveau tel des automates. La porte s’ouvre devant le serviteur. Il pénètre alors dans une grande cour. Les gens se retournent sur son passage. Soudain, une goutte d’eau s’écrase sur son visage. Une cloche résonne au loin. Tout le monde se met à crier, à courir en tous sens.

“—La pluie ! La pluie !”
Bientôt, Lou Ho se retrouve seul sur la grande place. Une fillette arrive en courant, l’attrapant par le bras. Elle l’entraîne jusque dans une petite maison. Lorsqu’elle se sent à l’abri, elle se met à crier.
“—Tu es fou ! Tu veux te tuer !
—Mais pourquoi ? Qu’ai-je fait ?”

Aussitôt, elle lui désigne la fenêtre. Sous la pluie battante, les arbres grandissent. Toutes les maisons se retrouvent à plusieurs dizaines de mètres du sol. May Ann, la petite fille invite donc Lou Ho à passer la nuit chez elle et ses parents. Durant le repas, alors que toute la famille mange en silence les quelques algues, le petit garçon demande si un vieillard nommé Baï est ici, dans ce palais. Aussitôt, May Ann s’exclame :

“—Le vieux ? Ce vieux ? Tu le connais ? Ne m’approche pas ! Vas-t-en ! Fuis !
Les parents de la fillette restent silencieux. Enfin, la mère se lève. Elle est vêtue d’un long sari rouge, son sourire a disparu.
—Mon pauvre jeune homme ! Si petit et déjà maudit ! Ha Ling a juré de tuer tous les amis de cet homme, s’il ne lui apportait pas les réponses... Pauvre enfant, pauvre enfant !”

Lou Ho a peur. Il s’approche de la fenêtre tandis que May Ann continue de crier qu’il est fou, qu’elle ne veut pas le connaître, que Ha Ling est un sans pitié, que Baï est fichu, et Lou Ho aussi. Mais celui-ci ne l’écoute pas. Là-bas, dans ce temple, son ami est enfermé. L’enfant ouvre la porte. Le vent souffle très fort, et la pluie continue de tomber.

"—Que fais-tu ? crie May Ann. Tu es fou ! Fou, fou, fou ! On ne sort pas dehors par un temps de pluie ! Fou, oui fou !
—Je dois retrouver Baï. Demain il se fera exécuter... marmonne le garçon. Sauf si je vais l’aider...
—Fou !"

Il sort. S’agrippant aux branches, il descend le long du tronc. Arrivé au sol, il doit parfois se baisser, ramper, sauter pour éviter les ronces et les racines, devenues immenses. Au-dessus de lui, les maisons se balancent sur leur branche. Ce paysage si féerique devient infernal. Le jeune homme arrive bientôt devant le plus grand, le plus beau, le plus majestueux de tous les arbres. A son sommet repose le palais... Le temple... Mais comment y parvenir ? Lou Ho remarque, en bas du tronc de l’arbre, une petite porte. Derrière il y a de longs escaliers. Il s’y aventure. Il fait sombre. Seules quelques torches éclairent d’une faible lueur le long boyau. Enfin il arrive devant une grande porte, sur laquelle il lit : "Penjara"... Derrière cette porte, il découvre une enfilade de cellules, fermées par de lourdes grilles rongées par la rouille. Des hommes, assis sur leur futon, semblent attendre la mort.

"—Excusez-moi, je cherche un vieil homme qui portait... qui portait une chemise... verte et jaune, je crois...? bafouille-t-il.
—Ah, répond l’un des prisonniers, Baï... Ils viennent de l’emmener dans la grande salle impériale... Si tu veux mon avis, Ha Ling n’aura pas pitié de lui !"

Sans même leur adresser un regard, Lou Ho quitte les détenus. Vite, il doit retrouver son maître. Il longe des couloirs, monte des escaliers, traverse des pièces... Mais le palais est grand, et, manquant plusieurs fois de se faire repérer, le petit enfant tourne en rond. Et lorsqu’il arrive dans la grande salle en question, il aperçoit Ha Ling, assis sur son trône, menaçant le vieillard. Les deux gardes qui surveillaient l’entrée du palais sont là, parfaitement immobiles, mais prêts à trancher la tête du condamné si l’ordre en est donné. L’empereur se lève tout à coup, rouge et tremblant de colère.

"—Parle ! Je le sais ! Tu connais le secret ! C’est ta fille qui te l’a dévoilé. Elle ne voulait pas me le donner, elle non plus... Alors je l’ai tuée, et je vais faire de même avec toi !
—De quel secret parles-tu, enfin ? s’exclame Baï. De quel secret ?
—Le secret ! L’endroit où se trouvent les réponses... toutes les réponses... Alors je pourrais connaître le secret de l’immortalité ! Découvrir des trésors ! Et régner sur le monde entier avec autant de puissance qu’eut Zaïmanda, mon père !"

Mais le vieil homme refuse. Pour rien au monde il ne parlera. Pour rien au monde il ne dévoilera le secret à Ha Ling. Car il serait dangereux. Alors, d’un simple geste, l’empereur fait signe à ses samouraïs. Ils s’exécutent, à l’instant même ou Lou Ho s’élance vers eux en hurlant, le billet à la main. "Non ! Ne le tuez pas ! J’ai la réponse ! Ne lui faites pas de mal !". Trop tard. La tête de Baï roule sur le sol. Le sang coule lentement jusqu’aux pieds de l’enfant, qui s’écroule, désespéré. Une main se referme sur lui. C’est Ha Ling. Il le regarde droit dans les yeux. "Donne-moi ce papier, ajoute-t-il, si tu ne veux pas finir comme lui..." Lou Ho obéit. Durant quelques minutes, l’assistance reste silencieuse. Ha Ling lit puis, suivi des deux gardes intrigués et de Lou Ho, il marche d’un pas décidé vers la cour extérieure. Les arbres ont repris leur taille habituelle, et tout est redevenu comme auparavant. Alors, de sa forte voix, Ha Ling s’écrit : "Bek ! Message !" Quelques secondes plus tard, le grand oiseau se pose délicatement. Mais, découvrant l’empereur, il se laisse tomber au sol... Lou Ho songe : "Depuis la nuit des temps, il connaît tous les secrets du monde... Mais il a préféré se laisser mourir plutôt que d’en donner un seul à Ha Ling... Il a préféré se tuer plutôt que se faire tuer par l’empereur... Si plus personne ne peut le faire, alors fais-le..."