Le silence de la nuit

Ce fut au moment où la coque basculait que Simon comprit qu’il n’irait pas pêcher ce jour-là, pas plus que les jours suivants.

Il y avait quelque chose, une masse informe sous la barque… non – quelqu’un. Un corps recroquevillé sur lui-même, enveloppé dans une toile blanche, presque translucide. Simon sentit son sang quitter son visage et chancela. Il ferma les yeux et s’appuya contre le tronc d’un arbre. La tête lui tournait. Il y avait un cadavre sous sa barque.

Le jeune homme prit une grande inspiration pour se donner du courage et rouvrit les yeux. Le chien aboyait furieusement ; la pluie s’était mise à tomber de plus belle. Les jambes tremblantes, Simon s’approcha du corps. Il s’agenouilla et tendit la main avec dégoût vers ce qu’il supposait être l’épaule. D’un geste vif, il retourna le corps sur le dos.

C’était une femme. Sa beauté à couper le souffle frappa Simon de plein fouet. Sa peau était livide, presque aussi blanche que sa longue robe. Elle était trempée, et le tissu blanc collait à sa peau nue. Ses longs cheveux noirs contrastaient avec son vêtement et sa peau de porcelaine. Simon s’approcha un peu plus, analysant la situation. Il renifla : aucune odeur ne se dégageait du corps, qui ne devait pas être là depuis longtemps. Elle ne bougeait pas, ne respirait pas. Il attrapa délicatement son poignet mais il ne sentit pas de pouls. Simon chercha une quelconque trace de lutte, de la peau sous ses ongles, des traces de griffures, mais il n’y avait rien de tout cela. Il replaça une mèche de cheveux derrière l’oreille de la femme et se figea.

L’oreille, plutôt normale à la base, s’effilait de plus en plus pour finir en pointe. Le cœur de Simon battait la chamade. Animé par un étrange sentiment qu’il n’aurait su définir, il détacha le chien puis prit le cadavre dans ses bras. Le chien aboya, gronda, tenta même de lui mordre les mollets et les cuisses, mais Simon ne lâchait pas sa prise. Il courut jusqu’à sa voiture, dans la tempête, le chien sur les talons.

Il arriva chez lui une dizaine de minutes plus tard. Lorsqu’il coupa le moteur, les phares s’éteignirent et tout devint noir. Mais il n’avait pas peur du noir, alors cela ne le dérangeait pas.

Le vent s’était levé et la pluie avait laissé place à la grêle. Simon patienta dans la voiture le temps que la tempête se calme. Il n’avait pas peur que quelqu’un voie le corps de la femme : son plus proche voisin vivait à des kilomètres de chez lui. C’était un des avantages de vivre à la campagne, dans un coin reculé.

Simon jeta un coup d’œil vers l’arrière de la voiture : le chien avait sauté par-dessus le hayon. Il était allé se réfugier devant la grande maison en pierre, sous le porche. Il hurlait à la mort. Le vent hurlait, lui aussi. Tous deux chantaient à l’unisson une mélodie glaçante, impénétrable, inaccessible à Simon. Son regard se dirigea vers la femme. Un frisson d’horreur le parcourut. Ses yeux étaient ouverts, écarquillés même, ses deux grands yeux opalescents. Elle le fixait.

Puis, tout à coup, elle ouvrit la bouche. Son cri, d’abord inaudible, gagna rapidement en intensité pour se mêler à celui de la tempête. C’était un cri de femme, mais pas seulement. C’étaient des enfants, des milliers, mais aussi des loups, des bêtes qui hurlaient leur douleur à la lune. Elle criait et elle souffrait, elle souffrait et elle criait, les deux ne faisaient plus qu’un. Simon ferma les yeux. Il n’en pouvait plus. Une larme perla sur sa joue. Et tout redevint silencieux. Le chien s’était tu, la pluie et la femme aussi. Simon, le souffle court, rouvrit les paupières. La femme avait disparu.
Il fallut quelques minutes à Simon pour pouvoir réfléchir à nouveau. Sa première pensée fut qu’il avait eu une hallucination ; sa deuxième qu’il lui fallait absolument une bonne chope de bière, ou deux… voire plus. D’une main peu assurée, il mit la clef dans le contact et le ronronnement du moteur le rassura.

Le bar dans lequel il décida de se rendre, La Baleine, était l’un des plus fréquentés du coin. Animé de nuit comme de jour, c’était le lieu de rencontre des pêcheurs et il attirait aussi beaucoup de voyageurs. Simon y allait très souvent, avec ses amis surtout. Il pressa la pédale d’accélération de sa voiture, pressé d’arriver. Laissant ses pensées vagabonder sur le trajet, Simon ne prêta pas attention au panneau de signalisation triangulaire à l’entrée de la forêt, sur lequel était dessiné un cerf. Il n’avait jamais rencontré ici d’animaux sauvages autres que des rapaces et des petits rongeurs.

Simon ne prêta pas non plus attention au cerf, cette fois de chair et d’os, qui galopait vers la voiture à toute allure. Le pare-brise se brisa, les bois de l’animal aussi. Son mufle était à quelques centimètres du visage de Simon. Le jeune homme ouvrit sa portière et se jeta hors de la voiture. Il fit une rapide inspection de son corps : par chance, il n’était pas blessé. Une chouette hulula au loin. Il regarda autour de lui et reconnut le chemin : il n’était pas très loin de La Baleine. Il pouvait finir le chemin à pied.

***

De la musique et des rires s’échappaient du bar et résonnaient dans la campagne silencieuse. Simon y pénétra d’un pas assuré. Il avait vraiment besoin d’une bonne bière. Le barman le connaissait bien : il posa une chope sur le comptoir sans un mot, avec son sourire rieur qui le rendait si populaire. Simon prit la chope et balaya la grande pièce du regard. Il repéra au milieu de l’agitation ses amis, assis autour d’une table au fond. Le jeune pêcheur s’approcha d’eux et s’installa sur sa chaise habituelle, laissée libre.
Ses amis étaient en pleine conversation. Douglas, le grand gaillard dégarni à la barbe rousse bien fournie, était au centre de l’attention, comme d’habitude.

  • J’ai même vu un merrow, l’aut’jour, disait-il de sa voix rocailleuse.

Les trois autres garçons, Briac, Cédric et Nolan, prirent un air stupéfait, même si de toute évidence ils n’avaient aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler un merrow. Simon, lui, demanda :

  • C’est quoi, un merrow ?
  • A quoi ça ressemble ? renchérit Cédric, le tatoué.

Les autres hochèrent la tête. Ils voulaient savoir eux aussi. Douglas esquissa un sourire.

  • J’vais vous l’dire, puisqu’vous voulez tant l’savoir ! C’est un peu comme une sirène, sauf qu’elle déteste les humains encore plus. Ma nourrice, ben, elle était irlandaise et elle m’parlait beaucoup d’ce genre d’créatures. Et bien l’merrow, j’l’ai r’connu dans la rivière grâce à son chapeau rouge ! C’est ça qui lui permet d’respirer. Et si on lui enlève, il s’transforme en vachette sans cornes et erre sur la rive pour toujours !

Un grand blanc. Puis Cédric éclata de rire. Les autres suivirent, Simon y compris, mais Douglas fronça les sourcils, froissé.

  • Riez pas, c’est qu’c’est un mauvais présage, c’truc, moi j’vous l’dis ! Un présage de mort.

Les rires se turent.

  • C’est comme la Banshee, alors ? questionna Briac d’une petite voix.
  • Un peu, répondit Douglas. Sauf qu’la Banshee, elle, elle hurle à la mort pour t’avertir que que’qu’chose de terrible va arriver, à toi ou tes proches.

Le sang de Simon se glaça. La phrase de Douglas résonnait dans sa tête. Elle hurle à la mort.

- Désolé les mecs, j’dois y aller, j’vous laisse ma bière, dit-il en se précipitant vers la sortie sans leur laisser le temps de réagir.

Une fois dehors, il fallut quelques secondes à Simon pour se souvenir qu’il n’avait plus de voiture. Pris de panique, il se mit à courir en direction de chez lui. Il n’avait pas pris son portable et il ne connaissait pas le numéro de ses parents par cœur. Il devait à tout prix rentrer chez lui pour les appeler et vérifier que tout allait bien. Plus rien d’autre n’avait d’importance. Car la Banshee avait hurlé, et le temps de quelqu’un était compté.

Après ce qui lui sembla une éternité, il arriva devant chez lui. Le chien, toujours sous le porche, dressa les oreilles en alerte et se leva à son approche. Simon sortit la clef de sa poche et entra. Sans perdre une seconde, il se dirigea vers le salon et attrapa le téléphone fixe. Il composa le numéro de ses parents, encore et encore, mais il tombait systématiquement sur le répondeur. En sueur, de stress et d’avoir trop couru, il passa frénétiquement les mains dans ses cheveux. Ses parents n’habitaient pas si loin que ça, il pouvait y aller à pied. Peut-être n’était-il pas encore trop tard.

Simon attrapa une lampe torche puis sortit par la porte de derrière. Il s’engagea sur le sentier de terre battue. Il lui semblait que le chien était derrière lui, mais il ne prit pas la peine de vérifier. Dans tous les cas, il couperait à travers champs. Ce serait plus rapide.

Il se remit à courir. Il ne cessait de trébucher, se tordant les chevilles sur le sol inégal. C’était complètement irrationnel mais il n’en avait cure. La peur bouillonnait, bourdonnait dans ses tympans et dans sa tête, l’empêchant de penser. Un loup hurla au loin, rapidement rejoint par un deuxième, puis un troisième, et finalement toute la meute. Ils chassaient, à la recherche de proies faibles, seules, sans défense, éloignées de leur troupeau. Simon savait que les loups ne chassaient pas les hommes, mais il se sentait à ce moment-là vraiment seul et sans défense. Il transpirait la terreur. Il était même persuadé d’apercevoir derrière lui des yeux brillant dans le noir, qui le suivaient.

Au loin, Simon aperçut des lumières et pressa l’allure. Il arriva enfin devant les écuries. Les chevaux renâclèrent à son passage. Simon s’arrêta dans la cour, devant la maison. D’ici, il pouvait voir l’intérieur de la cuisine. Son père était là, cherchant quelque chose dans le frigo. Sa mère le rejoignit quelques secondes plus tard, avec son sourire chaleureux et ses cheveux relevés en chignon, comme à son habitude. Tout semblait normal, tout allait bien. Simon soupira, soulagé. Ivre de fatigue, il tomba à genoux sur le sol poussiéreux.

Soudain, le chien aboya. Simon se retourna : l’animal était là, derrière lui, tout ce temps. Le bruit attira les parents de Simon, qui sortirent de la maison. Le chien se précipita vers eux, ne cessant d’aboyer. Ils jetèrent un regard circulaire sur la cour, mais ne semblèrent pas voir Simon. Le chien se tut.

Alors Simon comprit.

Non, il n’irait plus pêcher. Il n’entendrait plus le chant des cigales, du vent ou de la rivière ; le hurlement des loups non plus.

Désormais, il n’y aurait plus jamais que le silence de la nuit.

Car c’était pour lui que la Banshee avait hurlé.