Le plus dur à la guerre, ce n’est pas d’y aller, mais d’en revenir...

Écrit par : LEON Célestine (3ème, Institution Saint-Alyre, Clermont-Ferrand)

Nous nous sommes préparés, en ligne, Chloé, Jules, Juliette et moi. Voir mes enfants si doux, si calmes habituellement, aujourd’hui armés jusqu’aux dents, me tiraillait l’esprit de pensées négatives. Ne sont-ils pas trop jeunes pour tenir de telles armes ?
Mon garçon, que l’adolescence avait encerclé dans sa spirale infernale, a grandi de trente centimètres en six mois, sa voix s’est durcie et voilà que la guerre le fait mûrir d’un coup. Jules, si sérieux et patient, tient-il bien un revolver à la main ?
Et Chloé, ma toute petite fille de sept qui n’abandonnerait pour rien au monde ses poupées Barbie, s’est-elle bien emparée de la grenade que je lui ai tendue ? M’en a-t-elle bien demandée une autre pour la cacher dans ses petits poings ?
Juliette, oh Juliette, ma femme, ma douce compagne avec qui j’ai vécu seize ans, à qui j’ai tenu la main à la naissance de nos enfants. Sans elle, je suis une lampe sans abat-jour, un bateau sans voile…

La porte sortit de ses gonds. Les combattants envahirent notre petit appartement. Ma fille hurla, mon fils serra les dents, ma femme chargea son fusil. Je pense. Huit balles. Huit tirs puis c’est tout. Je pense. D’habitude, à cette heure, je pars chercher les enfants à l’école. On se réunit alors autour d’un copieux quatre-heures. Ces saletés de soldats ne vont pas m’empêcher de goûter tranquillement avec mes enfants adorés, ni de prendre Chloé dans mes bras lorsqu’elle sort d’une journée d’école, ni de rencontrer la première petite amie de Jules.
Je regarde notre appartement. Il est dévasté, ils nous ont tout pris. Mais jamais ils ne me prendront ma famille, mes amours, ma vie…

Le premier coup de feu nous a étourdis, mais il a ricoché sur le mur et y a laissé un trou. Juliette a tiré et les enfants ont hurlé de joie. Deux d’un coup !
Ils se sont traînés, l’un avec sa jambe ornée d’un trou noir et béant sur la cuisse, l’autre avec l’aine dégoulinante d’une cascade vermeille, pour se mettre à l’abri.
Les deux restants, nous les avons salement amochés ! Leurs avant-bras ne sont plus pour eux qu’un heureux souvenir ! Mais il ne faut pas tarder…

« Vous vous défendrez maison après maison. »
J’entraîne ma famille dans la maison voisine où une foule impressionnante nous acclame et nous remercie. Vaincre quatre soldats haut gradés… Quel exploit pour quatre personnes des plus ordinaires !
Chloé pleure dans les bras de sa maman et Jules se serre à moi. Soudain, la fatigue me prend, je m’assois, une main me tend de l’eau que je bois avidement.
Je dors, Juliette, Jules et Chloé autour de moi, en boule, serrés, une famille.
A notre réveil, le soleil brille, les oiseaux chantent, une belle journée s’annonce. Mais je ne reste pas dans la chaleur du lit, les souvenirs d’hier me reviennent…enfin, me reviennent…ils ne m’ont pas quitté de la nuit !
Je rejoins le reste du voisinage, rassemblé dans la cuisine autour d’une tasse de café. Du café ! En ces temps de privation !
Alors, le reste de ma petite famille me rejoint. Jules a les cheveux en bataille, les yeux de Chloé sont gonflés, ils ont évidemment bien dormi. Mais en se réveillant dans une maison qui n’est pas la leur, ils se sont souvenus des événements de la veille. Jules est taciturne et fermé, Chloé est de mauvaise humeur et s’emporte à chaque contrainte. Juliette, comme toujours est calme et posée, elle parle aux enfants avec tendresse et douceur comme elle le fait habituellement.

« Vous vous défendrez maison après maison. »
Cette directive me taraude l’esprit.
Hier, dans le feu de l’action, notre geste de défense nous a paru tout à fait naturel, mais aujourd’hui, le fait d’avoir blessé quatre soldats me tord les boyaux. Mais non, je dois être fort, il le faut. Mes enfants me regardent, mon cerveau m’envoie des messages de recommandations : ne pas se laisser aller, ne pas craquer. Je me reprends, je respire longtemps, enfin je me sens mieux.
Les voisins sont très doux avec nous, bien que nous ne les connaissions pas personnellement avant. Chloé est choyée, Jules se détend peu à peu, Juliette reste près de moi. Je repense à notre vie d’avant, aux rendez-vous parents-professeurs de Jules où le directeur venait personnellement me dire combien les résultats de mon fils étaient incroyables : du génie pour les mathématiques, un don pour les langues, un talent inné en sport et en dessin, un vif intérêt en histoire. Il est vrai que, quand notre fils obtenait d’excellents bulletins, nous n’étions pas peu fiers !
Et Chloé, qui commençait à lire et à écrire, était vive et enjouée à l’école, mais sa maîtresse se bornait à dire que c’était une petite fille dissipée et turbulente qui dérangeait la classe et progressait peu… A la minute où Juliette avait rencontré cette femme, elle avait perçu incompétence et mépris.

Les enfants commencent à discuter et à jouer avec les autres, ils crient et courent, Jules expose ses idées aux jeunes de son âge. Je me pose des questions sur notre vie future : où habiterons-nous ? Resterons-nous dans ce petit village dévasté ?

En fin d’après-midi, une odeur suspecte flotte dans l’air, une odeur de poudre, de feu, une odeur de mort.
Nous savons tous ce qu’il nous reste à faire, les jeunes parents et les personnes âgées descendent dans la cave, les uns avec leur bébé, les autres avec leur cane. Curieusement, le combat ne me fait pas peur, je reste calme et détendu. En réalité, je n’ai plus peur de mourir. Ce sentiment de plénitude reste en moi jusqu’à ce que la porte tremble, si fort que des fragments de plâtre me tombent sur la tête. Sans un mot, nous nous rassurons et nous donnons du courage grâce à nos regards. Nous articulons des mots muets, certains ferment les yeux, d’autres prient. Comme si le temps s’était arrêté. Puis un énorme coup de feu nous étourdit.

J’ouvre alors les yeux en sursaut.
La place vide de Juliette à côté de moi me rappelle cette guerre. Pas une nuit ne se passe sans que j’y pense. Ce conflit m’a détruit. Je suis rongé par les remords. Comme chaque nuit, je me mets à pleurer, mordant mes draps pour ne pas réveiller Chloé, qui habite encore à la maison.
Le plus dur à la guerre, ce n’est pas d’y aller, mais d’en revenir…