Le devoir

Mais alors qu’ils s’arrêtaient à un jet de pierre, l’air défiant, il leur décocha son plus beau sourire.
« Ah les gars ! rugit-il. Ce que je suis content de vous voir ! »

Grigori fit craquer son cou car, à force de gesticuler dans tous les sens, il avait failli attraper une crampe. Il allait formuler sa demande quand l’un des cavaliers s’avança. Le cheval noir soufflait des nuages de vapeur en frappant rageusement le sol cendré. Il était recouvert d’une armure dorée qui se prolongeait sur son cavalier ; comme si l’homme et le cheval ne faisaient plus qu’un. D’ailleurs le cavalier ressemblait sensiblement à sa monture : même crinière empanachée, mêmes yeux emplis de majesté mêlée de fureur, même air de supériorité. Il ne manquait au cheval qu’une moustache et un casque orné de plumes rouges pour parfaire la similitude ! Le noble cavalier prit la parole d’une voix forte, emplie de la puissance oubliée de ces terres arides :
« Je suis Gengis Khan, le Khan suprême, souverain universel. Moi et mon peuple sommes revenus d’entre les ombres pour rendre justice à nos descendants qui salissent notre honneur. Puisqu’ils ont détruit la terre qui nous a vu naitre ; ces plaines qui nous ont enfantés et ces rivières qui nous ont allaités comme des mères…

— Laisse tomber Chingis, c’est un pompier, t’es pas obligé de lui raconter le discours habituel ! »
C’était une cavalière qui venait de couper sèchement le soi-disant empereur suprême -qui avait à présent l’air d’un enfant, vexé qu’on lui ait coupé la parole au beau milieu d’un si joli monologue-. Elle arborait une belle tunique rouge, ses cheveux étaient noués en nattes et ses yeux débordaient de malice. Elle enchaina :
« — On n’est pas mort, t’inquiète mon gars ; mais c’est ce qu’on fait croire. T’es pompier, tu dois bien connaitre les désastres causés par le changement climatique, non ?
Grigori qui ne suivait plus trop hocha la tête.
— Bah voilà ! Eh bien nous, nous sommes des militants écologistes ! continua-t-elle avec fierté. Et pour éviter que nos manifestations pacifistes ne soient réprimées à coups de matraques, on a décidé d’incarner la seule chose que les militaires auront trop peur de frapper : leurs ancêtres ! T’as pigé ? »
Grigori, ancien manifestant connaissait bien ce genre de répression. Il ne pouvait qu’adhérer !
« Donc en gros, si je résume vous vous déguisez en guerriers-morts-mongols-de-l ’antiquité-supers-mégas-badasses pour que les gens ne vous fassent pas mal ? résuma-t-il avec moquerie
— C’est plus ou moins ça oui, répondit la femme en rigolant. Mais en plus de protection, notre statut de ‘’morts’’ permettra de faire entendre notre message. La majorité des humains est superstitieuse, donc en voyant les morts revenir parmi les vivants pour leur dire que s’ils continuent leur planète va mourir, ça en motivera pas mal à s’opposer aux dirigeants politiques afin qu’ils fassent bouger les choses !
— C’est vrai que depuis la fin de la guerre bactérienne en 2037, tous les actes de rébellion pour faire entendre raison au gouvernement ont été vains. Je l’sais bien, j’étais dirigeant d’une association de protection de la biodiversité avant ! Ça fait longtemps : on a arrêté après l’industrialisation de la taïga.
— Ça alors, un compatriote donc… intervint le dénommé Chingis qui ne semblait pas supporter d’être laissé à l’arrière-plan. Ça te dirait pas de te joindre à nous ? »

L’idée tentait Grigori, il avait toujours rêvé d’être le héros qui ferait entendre raison au monde entier et qui stopperait le dérèglement climatique afin que chacun puisse vivre avec paix et sérénité face à l’avenir. Mais les rêves ont souvent des scénarios bien trop improbables pour être transposés à la réalité, et le sien avait dû être rapidement abandonné. À présent, il était le colibri qui œuvrait dans l’ombre pour protéger du mieux qu’il pouvait ce à quoi il tenait ; un être insignifiant qui faisait tout ce qui était en sa capacité, aussi infime soit-elle…
La jeune femme l’avait vu hésiter. Elle s’empressa de le rassurer :
« T’en fais pas, t’es pas obligé de te décider tout de suite. De toute façon c’est bientôt l’heure de manger. Pas vrai les gars ? »
Un grand « Ouais ! » s’éleva de la troupe de cavaliers amassée derrière leurs chefs.
« Je m’appelle Sarangerel, continua-t-elle, mais tu peux m’appeler Sarang. Ils le font tous ! »

Grigori mena les militants-morts à son campement. Campement qui n’était certes pas très luxueux -pas du tout à vrai dire- mais au moins les citernes des pompiers fourniraient de l’eau pour tout le monde. Les copains n’étaient pas revenus, sans doute étaient-ils toujours à relever les collets. Grigori rigolait d’avance en imaginant la tronche qu’ils tireraient lorsqu’ils verraient la troupe de cavaliers prendre leur casse-croute dans leur campement ! Tandis que tous préparaient leur repas -souvent à base de poudre nutritionnelle et de quelques morceaux de lapin offerts par Grigori-, Sarang était afférée à lui expliquer tous les mécanismes de leur opposition :
« Et regarde, y’aura pas qu’en Sibérie que les morts vont revenir ! disait-elle en montrant des plans et des photos sur un téléphone jetable. En France, Jeanne d’Arc mènera à nouveau les troupes, en Égypte, Touthmôsis III est en train de réunir les peuples du Maghreb. Tandis que les natifs américains parcourent leurs plaines de plus bel ! C’est international mec ! Tu vas voir on va faire un tabac. On a passé une dizaine d’années dans le nord à parfaire notre stratégie, le contexte historique, les croyances, les costumes, tout ! On a même pris des armes de l’époque pour rajouter un peu de réalisme, mais bon elles ne sont pas affutées. Et maintenant on redescend vers la Mongolie (mon pays natal) puis la province de Chine. On hésite encore entre faire notre première apparition à Irkoutsk où bien à rejoindre, par la campagne, l’armée chinoise de Qin Shi Huang et ses soldats de terre cuite nouvelle génération, à Beijing.
— Allez à Beijing. C’est plus loin, c’est sûr ! Mais vous ferrez plus forte impression et ça vous laissera plus de temps pour parfaire votre discours… de ce que j’ai vu ton copain Chingis manque un peu de conviction. »
Sarang étouffa un rire dans la manche de sa tunique. Alors que Grigori lui conseillait la meilleure route à prendre, un grondement sourd se fit entendre au loin et emplie bientôt le ciel de ses sombres percussions.
« C’est l’hélico, barrez-vous ! Allez, foutez le camp ! S’ils vous voient vous êtes foutus ! Allez ! Allez ! rugit Grigori. »

La troupe s’agita comme une ruche qu’on venait de secouer. Un vrai branle-bas de combat ! Ils rassemblèrent leurs affaires et enfourchèrent leurs montures. Chingis et Sarang hurlaient des ordres au milieux du tumulte. Alors que la troupe s’en allait et entre deux injonctions, Sarang lui cria :
« Au revoir cher compatriote ! Je suis sûre qu’on se reverra un jour ! »
Puis elle hua son cheval et fila vers l’horizon.

L’hélico avait vraiment le chic d’arriver quand il fallait pas. Enfin bon, c’était toujours mieux qu’il arrive maintenant que dans trois semaines. Aussi Grigori fût-il bien content de retrouver un semblant de civilisation à l’approche de l’engin. Les cavaliers n’étaient déjà plus qu’une tache sur les plaines quand les copains arrivèrent en campement en faisant de grands signes pour que l’hélico les suive. Il allait pouvoir laisser les steppes et leurs mystérieux cavaliers, retrouver sa vie, son univers…

***

La télé grésillait dans le logement exigu. L’odeur de moisi qui se dégageait des murs était à peine couverte par les relents d’ammoniaque que les débactériseurs venaient tout juste de pulvériser. Depuis qu’ils étaient parti, Grigori se retrouvait à nouveau seul, enfermé dans la monotonie de son quotidien. Il alla nonchalamment se chercher un bol d’Antflakes au distributeur et revint s’écrouler dans le canapé, les yeux lorgnant sans conviction l’écran plat de la télé. Il allait s’assoupir dans ses Antflakes quand la voix criarde de la dame des infos aborda un sujet familier :
« Et ce matin c’est encore une nouvelle victoire de la MPFMA, qu’on nous rapporte de la province chinoise ! La MPFMA qui est, rappelons-le, la toute nouvelle Milice de Protection Face aux Menaces Anticonformistes ! En effet vers 5 heure, un groupe de militants écologistes se sont présentés aux portes de Beijing. Dieu soit loué la MPFMA les attendait de pied ferme et ils n’ont pas eu le temps de causer des ravages dans notre sublime centre économique !
— Tout à fait Mariya ! On peut ici voir les images de ce combat héroïque mené par nos fidèles défenseurs. Par ailleurs, ces militants devaient sans doute faire partie d’une ligue complotiste aux vues de leurs habits étranges et de leurs armes qui semblent être prévues pour opérer des sacrifices.
— Ah la la, quelle vision terrifiante… Heureusement, nous pouvons compter sur le soutien de notre vaillant gouverneur de l’Empire Oriental, pour garantir la paix et la sécurité dans les foyers de tous !
— Exactement. Dans la prochaine demi-heure une interview exclusive avec le commandant… »

Grigori se prit la tête entre ses mains et se mit à sangloter. Puis les sanglots devinrent un torrent de larme qu’il ne parvenait pas à stopper :
Pourquoi ! Pourquoi ! Pourquoi fallait-il qu’il soit si lâche !? Pourquoi fallait-il qu’il gâche toujours tout ?! Il n’était qu’un minable, un bon a rien ! Un traitre qui se rêvait héros mais qui empêchait quiconque y aspirait de le devenir ! Il s’affirmait libre et rebel mais dès que l’opportunité se présentait, il rampait tel un chiot apeuré se réfugier dans les jupes du gouvernement ! Un lâche, un traitre, un meurtrier : voilà ce qu’il était !

Un grésillement électronique informa Grigori que la caméra de surveillance frappée de l’œil rouge venait de se tourner dans sa direction, intriguée par le bruit des pleurs, prête à relever quoi que ce soit qui trahirait son sujet d’étude. Grigori se reprit et essuya ses larmes d’un revers de manche. On sonna à la porte. Il vérifia rapidement que ses yeux n’étaient pas rougis dans le reflet de sa montre. Il prit une grande inspiration et déclencha la dépressurisation de la porte. Il ne vit d’abord personne ; puis un « Hey, Papa ! » lui fit baisser la tête. Elle aurait dû rentrer du centre de jeunesse dans une heure… mais qu’importe ! Il s’accroupi et la serra fort contre lui. Et il espéra, il pria qu’elle n’ait jamais à avoir ses propres convictions, qu’elle n’ait jamais à devoir choisir, qu’elle soit une fille normale, une de celles qui rentrent dans le moule sans broncher ; afin qu’elle n’ait pas à souffrir, qu’elle soit heureuse dans sa naïveté. Alors qu’il l’étreignait toujours, il senti les yeux rouges d’une affiche de l’empereur se poser sur eux. Ses remords le quittèrent brusquement et il se dit :
« Il y a des devoirs que l’on ne fait pas par choix, mais par nécessité. »