Le Manuscrit

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement. La salive qui coule dans ma gorge est chaude et amère. Il n’y a que dans ces moments-là que je prends le temps d’y faire attention. Mon cœur bat la chamade au rythme des sonneries successives qui indiquent que mon appel est sur le point d’aboutir. Je prie pour que mes jambes ne cèdent pas sous le poids de cette attente. Un an que je patiente… De mes yeux brillants, je regarde fixement le temps, maussade, dehors. Mes pensées sont des gouttes d’eau qui fluctuent entre mes neurones, les égouts de la boîte crânienne. Il fait froid. Il fait chaud. La météo capricieuse me rappelle ce que j’ai traversé pendant toute une année : l’écriture d’un roman. Je suis ici, sur la place des Grands Hommes, seule, abandonnée et blême. Je suis le fantôme de Paris.
La maison d’édition se fait attendre au bout du fil. Comme c’est drôle de se retrouver ici face au Panthéon à l’endroit où la drôle d’idée d’écrire un roman m’est venue. Je ne sais toujours pas si elle était bonne. Ce fut ma première chute dans le vide, dans l’inconnu… J’espère que ce lieu m’apportera cette fois-ci de la chance plutôt que de la créativité bien trop débordante.
Un an que ma plume gratte le papier, que mes humeurs dépendent de celles des protagonistes, que mes sorties se réduisent au balcon de ma chambre de bonne, et que mes seules amies sont ces montagnes de feuilles de brouillon chiffonnées. Ma vie pendant cette année n’était pas enviable. Et voilà que cette maison d’édition avait mon sort entre ses mains, et pouvait effacer tout le travail accompli, ainsi devenu inutile.
Oui, il est vrai que j’ai déjà songé à ma vie si ce bouquin devenait un Best-Seller, dans la peau. La vie d’une écrivaine célèbre et insouciante se pavanant sous les projecteurs des plateaux de télévision et sous les réverbères des champs Élysée. J’étais sur mon petit nuage, rien qu’à moi, chaud, moelleux et qui sent la vanille. Comme il m’arrivait de rêver !
Oui, il est vrai que j’ai déjà songé à baisser les bras, à laisser ce roman inachevé, à reprendre une vie, disons « normale » sur Terre. Quand je pensais à toutes ces immenses usines à éditer, il m’arrivait de vaciller, elles sont intimidantes… C’est d’ailleurs pour cela que je ne m’y suis pas rendue en personne. Et puis, les éditeurs auraient sans doute été effrayés par les grosses poches violettes qui cernent mes yeux aujourd’hui. Mais bon, mon héroïne est plutôt du genre à ne jamais baisser les bras, donc moi aussi j’ai gardé la tête haute.
Je suis actuellement dans ma prise d’élan. Cette période où l’on fonce, où l’on ralentit et où l’on doute. Je réfléchis à raccrocher mon téléphone, il s’agit là de quelques secondes. La pression se fait insurmontable et je sens une goutte de sueur perler sur mon front fiévreux. Je ne parviens pas à passer outre le tumulte intérieur qui me ronge… Comme si les cellules de mon cerveau s’étaient entre- déclarées la guerre. Mais ce n’est qu’une impression. Parfois, la réflexion n’est rien de plus qu’une sangsue et il faut savoir l’ignorer. Alors, j’ai laissé le téléphone sonner, j’ai alors sauté dans le vide pour la seconde fois.
Le vide a le goût du risque. Son vent est frais et vivifiant (rien à voir avec la misérable brise parisienne). Il vous serre le cœur et vous souffle le mot adrénaline tout au long de votre chute dans ce ravin, dieu sait si vous tombez vers les Enfers ou si une bouffée d’air vous élèvera jusqu’au Paradis. Le problème quand on ne se jette pas dans ces trous, c’est que votre vie s’apparente à un désert aride et plat. Pendant toute une année j’étais enfermée dans une prison, mais je me suis laissée glissée entre les barreaux et me voilà en train d’appeler un numéro que j’ai tant et tant répété, mon bras plié en deux, tenant un petit mobile à clavier qui caresse mon oreille cramoisie.
Mon livre raconte l’histoire d’un modèle, d’un exemple, une femme qui incarne des valeurs humanistes. C’est une véritable allégorie de la victoire à laquelle j’espère que les lecteurs arriveront à s’identifier (et la maison d’édition bien sûr). Ce sont les hommes et les femmes du Panthéon qui ont su m’inspirer. Le personnage de mon roman sait prendre son élan lui, et sait sauter.
L’héroïne de mon récit, Soan, sait aussi fixer l’horizon sans ciller. Elle brave l’infini, je l’aime, je l’admire. Elle m’a portée quand j’étais au plus bas et c’est pour elle, pour lui rendre hommage que je passe ce coup de fil. Pour vanter sa détermination sans faille. Lorsqu’elle a décidé de s’occuper de son nourrisson dans la rue. Ou lorsqu’elle a enflammé l’Arabie Saoudite tout entière par son discours sur le droit des femmes et quand elle s’est embarquée dans une mission suicide pour Green Peace. Je lui dois bien une faveur, après tout ce qu’elle m’a inspiré. Donc je n’avais plus le droit de revenir en arrière, plus maintenant.
Comme Soan, je suis très impulsive, je laisse mes émotions me submerger entièrement. Je suis actuellement partagée entre la colère et l’allégresse. Étrange non ? Si j’apprends que mon roman n’est pas retenu, je risque de m’assombrir, de me faire recouvrir par un voile de nuages et je gronderais comme l’orage. Comme lorsque Soan s’est faite insultée en direct à la télévision. Je suis comme ça. En revanche, s’il se passe l’inverse, il se peut que je me sente légère comme une pâquerette et douce comme une colombe. Mon tempérament est très primitif pour une écrivaine, n’est-ce pas ? J’esquisse un sourire à la pensée de cette idée reçue.
Tout d’un coup, la panique, qui n’était pas totalement partie revient sur ses gros sabots en m’écrasant le souffle, je ne sais pas quoi dire à mon interlocuteur. Dois-je me présenter ? Mais peut-être qu’ils sauront déjà qui je suis si mon numéro est déjà enregistré ? Je n’aurais pas l’air très fin… Et puis je demande quoi ? Toutes ces questions tournoient en moi. Puis je me rappelle que mon horoscope m’informait qu’il fallait que je reste naturelle aujourd’hui donc j’ai expiré d’un coup toutes les pensées néfastes de mon être.
Je sens que la maison d’édition ne va pas tarder à répondre, les petites sonneries ne vont pas tarder à cesser. Je prends conscience de toutes les pensées qui m’ont traversé en si peu de temps, il y en aurait presque assez pour écrire une nouvelle. Je songe également aux mille émotions qui m’ont submergée en ce nombre de secondes qu’on pourrait compter sur les doigts de la main. C’est amusant le cerveau, quand on y pense.
Et puis, c’est le moment, j’entends au bout du fil un fixe qui se décroche de son support. Un an que j’attends cet instant, un mois que j’ai déposé mon manuscrit à la maison d’édition. Je vais enfin savoir ! Mon cœur tambourine et menace de transpercer ma cage thoracique et mes poumons s’enflamment. Il faudrait vraiment que j’apprenne à maitriser mon anxiété, je suis fin prête, fulminante et déterminée. Je serre les poings tellement fort que mes ongles en arracheraient la peau de ma paume gelée (la prochaine fois je mettrai des gants, peu importe si c’est moins joli). C’est alors qu’une voix rauque énonce d’un ton las :
« Fast pizza livraison express bonjour ! Merci d’avoir patienter. Que puis-je faire pour vous ?

  • Oui bonjour j’appelle au sujet de mon livr… Oups pardon mauvais numéro ! »
    Quelle idiote !