La passeuse (incipit 2)

écrit par Alexandre MEYER, en 3ème au Collège Lakanal à Sceaux (92)

Ils crient dans leur langue et Kasim comprend qu’ils ont besoin d’aide.
Kasim dévale les pentes enneigées du rivage. Ses pieds s’enfoncent dans la neige. La morsure du froid de l’eau l’arrête le temps d’un instant.
Les deux hommes se sont relevés. Leur sourire a disparu, laissant place à un visage déformé par la peur.
Alors seulement Kasim la voit. Elle est là, à moitié dans l’eau encore, à moitié allongée dans la neige. Ses yeux sont clos, son corps raidi par le froid. Son visage d’une extrême pâleur impressionne Kasim. Il s’accroupit à côté d’elle. Le vent soulève ses cheveux, que Kasim, malgré l’obscurité, devine châtains. Il se relève. Et tous trois la soulèvent et l’emmènent plus haut.
De nouveau, les hommes crient dans leur langue et la femme sort de la tente. Un regard lui suffit pour comprendre la situation. Elle les invite à la déposer à l’intérieur.

Kasim, lui, reste à l’extérieur. Que vient faire cette inconnue, ici ? Lui, il attend depuis longtemps. Que vont-ils faire d’elle ? Ils ne peuvent se permettre de l’emmener avec eux. Ils ne peuvent prendre le risque de faire échouer la traversée.
Il lève la tête et tente d’apercevoir le contour des rivages de l’Europe, perdus dans les ténèbres. Et il pense à toute la route qu’il a parcourue et les souvenirs lui reviennent.
Le sifflement des balles… les corps dans la poussière… le son de ses pas sur le macadam défoncé d’une route … le halètement de sa respiration… la peur qui lui tord le ventre … Il se revoit assis au bord de cette route, essayant d’oublier les images qui se sont gravées dans son esprit…

Pris dans ses souvenirs, il n’a pas vu le temps passer. Il est assis dans la neige. Il ne sent plus le froid, qui pourtant l’assaille.
Les autres sont toujours dans la tente. Il devine leurs ombres à travers la toile, il voit parfois un fragment de leur visage à travers les trous du tissu.

Kasim, il a appris à rester seul. Que lui reste-t-il ? Des souvenirs. Que des souvenirs.
Les autres, durant le voyage, ont tenté de le sortir de son mutisme. Mais rien ne peut vous tirer du passé. Kasim, il n’a pas choisi d’être né là où il est né. Il n’a pas choisi de naître au beau milieu d’une guerre. Ce qu’il a choisi, c’est de se battre. De se battre pour sa liberté. Pour un jour, ne pas se réveiller d’une nuit passée à craindre la mort. Pour un jour connaître le bonheur.
Il ne peut plus se détacher de ces images. Les visages jeunes dont le regard est encore rempli d’espoir mais qui mordent la poussière. Les maisons détruites. Les restes d’une ville dont l’éclat s’est éteint à jamais. Les ruines où il se cachait. Et les souvenirs des combats qu’il a menés.
Kasim est parti. Plus rien ne le retenait. Il n’avait plus personne.
L’Europe, cela faisait longtemps qu’on en parlait à la maison. Il écoutait, sans dire un mot. Il s’imaginait déjà là-bas. Ses rêves, parfois, il les passait là-bas. Dans ce monde qu’il croyait idyllique, vierge de tout encore.
Puis viennent les souvenirs le long voyage… les regards pleins d’espoirs de ses compagnons… les cahots incessants du camion… les nuits passées à la belle étoile… la faim qui le tiraillait… et puis son arrivée en Turquie… et l’attente avant que ce soit son tour de passer de l’autre côté.

Une main se pose sur son épaule. C’est l’un des deux hommes. C’est avec l’aide de signes qu’il fait comprendre à Kasim que le passeur est venu et qu’il va falloir partir.
Kasim se lève et il suit l’homme qui s’éloigne en direction de la tente.
Le bateau est là. C’est une petite embarcation à moitié gonflée. Kasim s’approche. C’est donc dans cela qu’il va traverser le fleuve.
Ses compagnons, déjà ont défait la tente et descendent doucement la pente. Dans la pénombre naissante de la nuit, il devine la silhouette de la jeune fille. Que vont-ils faire d’elle ? Kasim s’en doute déjà. La dispute éclate bientôt, peuplée de gestes, de cris. Certains veulent la laisser là. L’abandonner à son sort. Elle n’a pas payé le prix du voyage. Kasim, lui, se bat pour que la fille soit du voyage. Il ne sait pas pourquoi. A cet argument, il sort une fine liasse de billets froissés mais bien réels. Alors, on se tait. Tous ont compris que Kasim ne renoncera pas.

1

Mais que vaut l’argent, quand le cœur d’un homme ne bat plus que pour un regard, le sourire d’une femme. Car Kasim, depuis qu’il s’est accroupi à côté de la jeune inconnue, n’est plus le même. Un sentiment nouveau s’est emparé de lui. Un sentiment qu’il croyait disparu, dans ce monde où il ne voit que la violence régner.

Les maigres bagages du groupe sont vite installés dans le bateau. Puis, ils poussent la frêle embarcation qui porte leurs espoirs à l’eau.
La surface de l’eau est lisse. La lune se reflète par endroit, où l’eau a gelé et formé de petits îlots de glace. Illusion de calme. Tous savent que le fleuve abrite de courants puissants et qu’il leur sera difficile de rejoindre l’autre rive. Mais ont-ils le choix ?
Ce n’est plus le moment de revenir en arrière. Chacun entre dans l’eau et montent dans le bateau. Kasim aide les enfants à monter.
Au moment du départ, certains se retournent, comme s’ils pouvaient voir ce qu’ils ont laissé derrière eux, là-bas, à des milliers de kilomètres de là. D’autres, comme Kasim, ne se retournent pas. Est-ce parce qu’il n’a rien laissé derrière lui ou parce qu’il n’en a pas la force ?
La femme fond en larmes au moment où la barque, emportée par les flots, emmenés par les coups de rames rageurs des hommes, s’éloigne.

La rive s’éloigne. Le fleuve semble pour l’instant tranquille. Mais le courant se fait plus fort.
Kasim s’est arrêté de ramer pour se reposer. Un autre a pris sa place.
C’est par hasard qu’il est assis à côté de la jeune fille. Leurs mains se touchent. Leurs souffles se mêlent dans l’air froid de la nuit.
Kasim en profite de cet instant pour regarder autour de lui. De loin en loin, il aperçoit l’autre rive, qui se perd dans la pénombre. Une forêt qui se perd dans le lointain. De petites criques recouvertes de neige, comme des lumières perdues dans la nuit et qui les attirent.

On n’entend plus que le bruit des rames qui brassent l’eau, dans un vague clapotis. Ils sont là, assis dans cette frêle embarcation, que les courants ballotent. Le froid et le vent règnent. Alors, ils se resserrent, partageant leurs chaleurs.
Bientôt, la nuit les enveloppe de son manteau obscur. Ils ne voient plus rien. Les rameurs peinent à contrôler l’embarcation. Les courants semblent faire ce qu’ils souhaitent de leur destin. Ils semblent ignorer le passé de ceux qu’ils tiennent entre leurs mains.
Eux se regardent et leurs yeux parlent pour eux. Car les émotions ont leur propre langue qui ne respecte pas les frontières.
Tous se regardent, inquiets. Ils se rassurent, tentent des sourires. Mais rien n’y fait. Ils ont peur.
Seule la jeune fille ne semble pas s’inquiéter. Kasim lui a pris la main et il la serre entre ses doigts. Il la regarde par instant, inquiet. Depuis qu’il tient sa main, il a moins peur, il se sent plus confiant. C’est une impression étrange.
Une fine brume les enveloppe. Et ce brouillard semble danser avec le vent. Comme le temps passe lentement quand on vit dans l’inquiétude. L’attente, Kasim la connaît. Il a attendu longtemps le retour des siens. Il n’y a rien à faire contre le passé.
Kasim se laisse aller contre la jeune fille. Là, au moins, le temps passe lentement.
La peur a laissé la place au désespoir. Et le désespoir à cette énergie qui anime les hommes jusqu’à la fin. Ce sentiment qui les unit maintenant semble plus fort que tout. Que la peur. Que les différences qui les séparent. Ils se lèvent. Certains se mettent à ramer avec les deux hommes. D’autres se mettent à scruter l’horizon désespérément vide.
Les courants continuent d’emmener l’embarcation dans leur ronde infinie.

Dans le lointain, soudain, Kasim croit apercevoir les contours de la côte qu’il a aperçu tout à l’heure. C’est bien elles qui se découpent dans la pénombre, sortant du brouillard.

Leurs cœurs battent à l’unisson tandis que le rivage se rapproche. Pour eux, c’est la fin d’un voyage, qu’ils n’imaginent pas encore long.

La nuit semble déjà moins profonde. Les courants, passé le milieu du fleuve, se font moins forts.

L’embarcation se rapproche de la plage. Kasim laisse sa main libre traîner dans l’eau glacée. Déjà, les autres se préparent à débarquer. Les enfants se sont levés. La traversée a été longue pour eux.

2
L’embarcation touche le rivage.
Chacun saute de l’embarcation, ramasse ses maigres affaires et court se réfugier dans l’ombre de la forêt. La police des frontières peut arrive à tout moment.
La solidarité, les liens qui unissaient ces hommes et ces femmes se sont envolés.
Kasim, déjà, regrette cette traversée. Il aurait aimé qu’elle dure à jamais. Cette impression de calme. Leur combat commun. Leur entraide pour vaincre les courants. Le moment qu’il a passé avec cette inconnue.
Cette inconnue… Il n’a pas cherché à savoir qui elle était. Il ne veut pas le savoir.

Il est le dernier à quitter l’embarcation. Il aimerait y rester.
Il fait quelques pas sur la plage, balayée par le vent. La neige s’envole sous ses pieds. Les traces de pas, sur le sol, se séparent… à jamais. Déjà, la neige, qui s’est remise à tomber, les recouvre.
Kasim, il n’a pas envie de partir. Il voudrait rester là, seul parmi les souvenirs.
Depuis qu’il est seul, il vit dans les souvenirs. Il aime bien vivre avec eux. Il se souvient du passé.
Mais est-ce qu’avant c’était vraiment bien ? Demain ne sera peut-être pas mieux. Kasim est en train de sombrer dans les regrets. La peine, la fatigue de vivre sont trop fortes.

Kasim lève la tête. Elle est là. Elle l’attend. Elle sourit. Il fait quelques pas vers elle. Elle recule de quelques pas. La neige glisse sous ses pas. Kasim peine à la rattraper. Elle s’éloigne. Kasim court derrière elle. Alors qu’il court, une forte envie de se retourner le gagne. Alors il se retourne. Il n’y a rien derrière lui. Devant, il y a elle, il y a la vie… Le temps qu’il fasse de nouveau volte-face, elle a disparu. Kasim regarde autour de lui. Rien que les rivages enneigés de l’Evros et la forêt obscure. Rien qu’un rayon de lune, là où elle aurait dû être. Elle s’est envolée.
Alors Kasim comprend. Elle vient de lui réapprendre de vivre au présent. Plus jamais il ne se retournera vers le passé.
Et il laisse ses pas le guider, vers l’avant…

Kasim n’est plus qu’à quelques mètres de la Turquie.
Là-bas, de l’autre côté du fleuve, se dresse cette terre dont il a tant rêvée depuis qu’il l’a quittée.
Sur la rive où il attend, on nomme le large ruban d’eau Evros, mais, quand il était de l’autre côté, il l’appelait Meriç.
Voilà le doux nom qu’on lui donne, là d’où il vient.
Kasim n’est pas là pour revenir en arrière. ELLE lui a appris à vivre au présent.
Il observe le fleuve, ses reflets d’argent, ses remous, sa violence, les troncs d’arbres qu’il charrie et il attend.
L’eau a gelé par endroits, tout contre la berge. Sur l’autre rive, la Turquie. Au milieu, la rivière qui lui a pris…. Il ne lui en veut pas. Il lui dit même merci. C’est grâce à elle qu’il est là.

Depuis qu’il a quitté la plage, beaucoup d’eau a coulé. Il a renoué avec la vie. Il a rencontré un autre réfugié, lui aussi séparé de son groupe. Lui aussi avait réussi à passer, le même jour. Les gardes frontières avaient presque réussi à l’en empêcher. Un homme avait dû décider, dans un des ces lointains bureaux, que cette journée serait le théâtre de la fin de nombreux rêves. Son groupe avait donc rencontré la patrouille. Chacun avait fui de son côté. Certains s’étaient jetés dans la gueule du loup. Lui avait eu de la chance. A ce moment là de son récit, le jeune homme s’était arrêté avait regardé Kasim. Il avait continué et sa voix tremblait. Il avait vu une jeune femme aux cheveux châtains, auréolée de la lumière de la lune, à l’orée de la forêt et qui lui faisait signe de venir par là. Il l’avait suivi mais ne l’avait jamais rattrapé. Il avait échappé à un voyage retour, mais il était désormais emprisonné par l’amour. De nouveau, l’homme l’avait regardé. Et Kasim avait vu dans ses yeux une flamme briller. Une flamme un jour éteinte. Une flamme depuis rallumée pour toujours.

Kasim ne sait pas ce qu’il attend. Il ne s’est pas fait à l’idée de ne plus la revoir.
La nuit est tombée. De l’autre côté du fleuve, il devine des ombres qui s’agitent. Ce doit-être des réfugiés. Ils doivent attendre le passeur. Soudain, transperçant la nuit, il entend un cri. Ils crient dans leur langue et Kasim comprend qu’ils ont besoin d’aide. Alors Kasim sourit. Il sait qu’ils ne risquent plus rien. Une étoile veille sur eux.