La force de la fragilité, Ananda Devi

Où la romancière nous livre un texte fort sur sa rencontre avec Samar Yazbek, Maram Al-Masri et Carmen Yanez.
image
© C. Hélie / Gallimard

Ananda Devi, la romancière et poétesse, revient sur la rencontre poétique, la force de la fragilité, avec Samar Yazbek, Maram Al-Masri, Carmen Yanez et Yvon le Men.

Ce jour-là, il ne s’agissait pas que de poésie. Peut-être ne s’agissait-il que de cela.

Une salle remplie, à Saint-Malo. Sur scène, posés comme des marionnettes qui s’apprêtent à jouer le jeu, cinq poètes, quatre femmes, un homme. Une traductrice. Posés là, attendant. Attendant de se plier à cette étrange exigence de notre époque, parler d’écriture, utiliser la parole pour évoquer, pour convoquer, pour conjurer l’écrit. Ce serait presque contraire à leur nature. Mais la poésie n’est-elle pas faite pour être dite ? Dite, oui, mais commentée ? Et par les auteurs eux-mêmes ? Contradiction.

Quatre femmes. Un homme. Une traductrice. Jeune, celle-ci. Elle a sa place. Elle est discrète, mais elle s’affirmera de plus en plus. Les poètes, eux, sont étranges comme peuvent l’être les poètes, habités de toute sorte d’absences. Des femmes, un homme. Des visages. Des voix. Une attente. Curieusement, c’est l’homme qui tremble en les présentant. Sa main, cherchant un verre d’eau, hésite. Cet homme, soudain, est vêtu d’incertitude. Il sait que tout ce qu’ils-elles diront ici, ce soir, restera en deçà de tout ce qu’ils-elles ont écrit dans leurs livres. Il sait que le plus souvent la parole fait défaut aux poètes.

Il tente de plaisanter. De dire qu’il est le seul homme parmi ces femmes, qu’il a de la chance, parce qu’elles sont gracieuses. Mais il l’est tout autant. Si « gracieux » signifie être empli de grâce, il l’est. Sa voix, sa main qui tremblent, c’est la grâce de l’instant. Il a toujours su saisir cette aile, ce mouvement presque imperceptible du temps, des choses, de la vie. Il le sait d’instinct. C’est l’instinct de la poésie.
Les instants coulent, se prolongent. La lumière est chaude. La salle attend. Attend, peut-être, la performance. Mais ils-elles ne sont pas là pour ça. Ce sera tout sauf une performance. Une salle, certes. Une scène. Des marionnettes sur la scène. Une lumière forte. Des micros. Un assemblage somme toute factice, puisque la vraie vie n’est pas là. Dans ce silence attentif, ce que l’homme se demande, c’est comment faire le pont entre la vie vraie et la mise-en-scène. C’est pour cela que ses yeux s’emplissent d’ombres. Qu’il tente de plaisanter avec ce sourire triste.
Ils-elles sont là, ils-elles doivent répondre. A l’expectative de la salle. Aux exigences qu’ils-elles s’imposent. A leur angoisse d’être. Car on n’est pas poète pour rien. Chaque mot est une fin. Ils-elles savent le prix des mots. Ils-elles n’osent les utiliser dans le vide.

L’homme décide enfin de faire parler la femme à sa gauche, celle qui vit en Syrie. Une femme aux yeux dévorés, dont la jambe s’agite, présente et absente à la fois. Ce choix décidera du reste de la rencontre. Cette femme qui parle, c’est un pays. C’est une sorte d’incarnation. Parce que, à travers elle, tandis que nous sommes dans cette salle théâtrale, dans cette ville joyeuse, dans ces instants où tous partagent le luxe des livres et de la littérature, à travers elle se profile un autre lieu, une autre réalité, une autre vérité : quelques jours auparavant, à Houla, des familles entières ont été massacrées.

Dans les yeux, dans la voix de cette femme, le massacre est présent. Elle n’en parle pas ouvertement, mais quelque chose, dans son corps, dans sa posture, dans son intonation, dit qu’elle ne parle pas d’écriture ou de poésie mais d’autre chose : le noir de la vie. Elle n’est pas seule : des enfants rayés par un tir de mitrailleuse sont là. Ils ne sont pas exprimés par la littérature, ils sont juste là. Une ombre. Une aile. Ils attendent. Ils sont tout autant présents dans cette salle que les vivants.
Et les vivants les sentent.

Alors l’émotion – la vraie, inattendue, imprévue – naît et déferle. Les poètes sont des conduits. Les poètes deviennent des chambres de résonance. Ils creusent un trou par lequel les enfants morts pénètrent dans la salle. La salle joyeuse, la salle tranquille, la salle malouine, la salle littéraire. Les enfants morts vus par la femme des mots font irruption dans la salle. Ils entrent et se tiennent là, eux qui n’ont pas eu le temps, maintenant ils l’ont, le temps, d’attendre et d’écouter et de savoir que l’on parle d’eux. Les petits visages sont minces, pâles, saisis par la stupeur d’une mort aussi définitive.

La femme qui n’a pas vécu tout cela, qui parle d’une petite île, est prise de plein fouet par les enfants. Elle commence à parler et n’y arrive pas. Les enfants – les siens, soudain, issus de son ventre – lui disent qu’elle ne peut pas parler de manière anodine. Hier, nous sommes morts, disent-ils. C’était hier. Elle sent qu’elle ne doit pas parler d’elle-même mais d’eux. Et la salle comprend.

Passe autour d’eux, derrière eux, devant eux, en eux, ce que les médias sont impuissants à transmettre : l’écho des cris. Un fleuve issu de tous les corps du monde, de tous les lieux irrémissibles, de tous les silences à jamais brisés. Son d’eau qui lape nos berges distantes, et nous lave de notre indifférence.
Ce jour-là, à Saint-Malo, il n’y avait pas cinq poètes, une traductrice, une salle d’amoureux de la littérature.

Il y avait des enfants qui réclamaient leur dû : une pensée.

Ananda Devi, juin 2012.