La face cachée d’Elisa

Alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche, et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur depuis un an exactement. La femme qui a décroché avait une voix douce qui m’évoquait le miel. Je me sentais en confiance avec elle. C’était ma psychologue, et elle était la seule qui m’écoutait. Elle me demanda d’une voix chaleureuse :
"Bonjour Elisa, comment vas-tu aujourd’hui ?

  • Madame, vous savez très bien que quand je vous appelle en dehors des séances prévues, c’est que ça ne va pas !
  • C’est une question que l’on pose tous les jours, même si on connaît déjà la réponse, tu sais ?
  • Mais à quoi ça sert ?
  • A rien, mais c’est un principe de base en socialisation, demander comment va la personne, même si on s’en fiche. Il faut s’y plier"
    Je compris enfin pourquoi les gens me demandaient sans cesse comment j’allais au début d’une conversation, ce qui m’énervait au plus haut point car je n’arrivais pas à formuler de réponse compréhensible pour les autres. Ils ne comprenaient pas quand je leur disais que je me sentais comme un soleil, pleine d’énergie. Je crois qu’ils s’attendaient à une réponse plus simple que je ne pouvais pas leur fournir. Et pourtant ils recommençaient à me poser cette question idiote !
    "D’accord mais c’est ridicule
  • Et si tu me disais plutôt pourquoi tu m’appelles ?"
    Alors je lui ai tout raconté. Les cours, les moqueries, les regards, le bruit, et surtout, ma crise. Le matin même j’étais sortie de cours, sans un mot, j’avais renversé les deux tables qui étaient sur mon passage, et j’avais claqué la porte. J’avais couru le plus vite possible pour m’éloigner de ce brouhaha dans lequel on entendait les discussions des élèves, le cours du prof, le projecteur vidéo, les stylos qui cliquent et des tas d’autres petits bruits insupportables. En cours, ces bruits avaient enflé, s’étaient distordus pour résonner dans mon crâne comme si on me mettait la tête dans une cloche. Jusqu’à ce que mon cerveau n’en puisse plus et que je me lève dans un état second, avec juste une seule obsession : sortir. Je lui ai raconté ma colère contre moi-même, quand j’ai réalisé ce que j’avais fait, quand j’ai réalisé qu’à ce moment là, j’aurais pu faire du mal à d’autres sans aucun problème, juste pour avoir du silence. Moi qui n’arrivais pas à faire du mal à d’autres intentionnellement, j’aurais pu les frapper et être violente si on avait tenté de m’empêcher de sortir me calmer. Je lui ai raconté, enfin, le rendez-vous chez la directrice. Qui m’expliquait que ce n’était plus possible, que j’étais égoïste de partir sans cesse de cours en dérangeant mes camarades. Qu’à cause de moi ils avaient sans cesse des complications à gérer et que, si je le refaisais encore une fois, j’étais exclue temporairement du collège. Elle a ajouté une phrase qui m’a mise hors de moi, cette petite phrase de conclusion me prouvait que, définitivement, elle ne comprendrait jamais, même si je prenais le temps de lui expliquer ce que je ressentais.
    "Elisa, le monde ne se pliera pas à ta volonté, cesse de vouloir braver l’interdit par défi et de mentir pour te justifier !"
    Quels mensonges ? Je lui avais dit la vérité ! J’avais tenté de lui expliquer ce qui se passait, ce que je ressentais. Mais évidemment, elle ne me croyait pas. Une jeune fille qui sort de cours en renversant deux tables, et qui menace de frapper ses camarades, juste pour avoir du silence, ça n’existe que dans les histoires.
    L’immense problème dans ces moments là, c’était que je n’étais presque pas consciente de mes actes, ce qui compliquait sérieusement mes tentatives d’explications. C’était comme si mon cerveau se déconnectait, et que mon corps prenait le relais. J’avais beau essayer, plus je luttais, plus c’était dur de garder le contrôle de moi-même.
    "Elisa, tu es toujours là ?
  • Oui pourquoi ?
  • Tu ne parlais plus.
  • Oh pardon, je crois que j’avais continué à raconter dans ma tête ! Désolée, vraiment !
  • Ce n’est pas grave, de toute façon il faut que je te laisse, mais n’hésite pas à me rappeler s’il y a encore un problème !
  • D’accord."
    Elle a raccroché (je ne raccroche jamais, je laisse les autres faire) et je me suis affalée sur un banc. J’ai senti mes larmes rouler sur mes joues. Elles étaient chaudes, et elles laissaient des traces sur ma peau. Le vent me fouettait le visage et j’étais glacée, mais je restais immobile. J’ai pleuré des larmes de colère, parce que je me haïssais pour ce que j’avais fait. J’avais l’impression que j’étais un sac trop plein d’émotions, qu’il fallait vider pour qu’il n’éclate pas. J’ai pleuré, même si, à force, je ne ressentais plus rien. Puis, peu à peu, mes larmes se sont taries et le vent a effacé leurs traces. Des feuilles d’arbre bruissaient, et un bruit d’eau m’indiquait qu’un ruisseau coulait dans les environs. Je pris conscience que mes pas m’avaient portée dans un parc. Jusque là, je n’y avais pas fait attention, j’étais trop occupée à vider mon sac et à tenter de retrouver mes esprits. Le bout de mes doigts était presque blanc de froid et j’ai mis mes mains dans mes poches (j’aime bien voir mes doigts rouges, mais je tiens quand même à les garder intacts).
    J’avais l’impression d’avoir trop peu dit par rapport à ce que je ressentais. C’était toujours comme ça, lorsque je tentais de décrire ou d’expliquer quelque chose à quelqu’un, tout était clair dans ma tête, mais quand je tentais de le traduire en mot, je buttais. Mes mots voulaient tous sortir en même temps, comme lorsque l’on verse trop de sucre dans un entonnoir et qu’il ne coule plus car chaque grain veut passer en premier. Lorsque je parlais d’un endroit ou d’un souvenir, il m’était facile de revoir la scène dans ma tête. Mais j’ai fini par comprendre que les autres ne pouvaient pas faire ça, ou en tous cas, que ce n’était pas aussi détaillé que moi. Je n’ai jamais compris comment cela fonctionnait pour les autres, mais je RESSENTAIS le souvenir. Je me souvenais des odeurs, des sensations, des bruits qu’il y avait, des émotions que je vivais et d’énormément de petits détails que ma mémoire me redistribuait pêle-mêle.
    J’avais longtemps cherché la cause de mes problèmes. J’avais lu des livres, beaucoup. Et j’avais établi des hypothèses. Une extraterrestre ? Peu probable, j’avais toutes les caractéristiques physiques d’une humaine, un peu petite par rapport à mon âge, mais ça n’était pas un critère suffisant pour justifier cette hypothèse. Est-ce que j’aurais été exposée à des produits chimiques étant petite ? Possible, mais je ne pensais pas que ce soit ça. Je n’ai presque jamais été exposée à des insecticides, herbicides et autres produits qui finissent en "cide" qui pourraient, a priori, entraîner des troubles chez les enfants lors de leur développement.
    Alors quoi ? Pourquoi étais-je différente ? Pourquoi est-ce que j’étais incapable de comprendre les blagues des autres ? Pourquoi je pouvais admirer pendant des heures des fissures au plafond, alors que je n’étais même pas capable de me concentrer plus de quelques minutes en cours ? Et surtout, pourquoi je faisais des crises ?
    J’ai secoué la tête comme pour chasser mes pensées. Ces questions, je les avais tournées et retournées des milliers de fois dans ma tête sans en trouver la réponse, et plus je me les posais, moins je me comprenais. Les pépiements d’oiseau que j’avais choisis comme sonnerie de téléphone résonnèrent dans ma poche. Je n’avais pas vu le temps passer, ça devait être ma mère qui me demandait de rentrer à la maison. Mais quand j’ai vu le numéro qui m’appelait, j’ai sursauté. Ce n’était pas ma mère. C’était ma psy.
    J’ai décroché, intriguée. C’était rare qu’elle m’appelle, d’ordinaire c’était plutôt moi qui le faisais.
    "Allo ?
  • Elisa, je crois que j’ai trouvé. J’ai trouvé ce que tu as."
    Sous la surprise, je n’ai pas répondu tout de suite. Des milliers de questions se bousculaient dans ma tête. Dans tout ce tourbillon d’idées, je me suis rendu compte que j’avais peur. Finalement, si près de la réponse, je n’étais plus sûre de savoir si je voulais la connaître.
    J’ai bredouillé un "Qu’est ce que je suis ?" Et elle les a prononcés. Ces trois mots. Ces trois mots qui avaient fait l’effet d’une bombe. Ils allaient changer ma vie, parce que je savais enfin qui j’étais, et ce qui clochait chez moi. Ces trois mots qui allaient m’ouvrir la porte de la normalité :
    "Tu es autiste"