L’ultime cadeau

Écrit par Laëtitia Koller, incipit 2, en 2nde au lycée Jean Vilar à Villeneuve-lès-Avignon. Publié en l’état.

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.
Vendredi 26 Janvier 2001, cours d’Histoire
- Vanessa ? Qu’est-ce que je viens de dire ?

  • Euh... Vous parliez d’une poupée vivante, Monsieur...
    La classe éclata de rire.
  • Voyons, Vanessa, nous sommes en Histoire, pas dans un conte de fées... Je disais que, pendant la bataille de Verdun qui a eu lieu de... ?
  • Février à décembre 1916.
  • Exactement. Donc, pendant cette bataille, il y a eu plus de 700 000 morts. Elle opposait français contre allemands et les soldats français, appelés les poilus, vivaient dans des conditions déplorables...
    Mais Vanessa avait l’esprit ailleurs. Ou plutôt, le cœur ailleurs. Certes, dans la même ville, à Verdun. Certes, à la même période, celle de l’intense et froide guerre. Mais pas avec sa classe de 2nde 1. Pas avec le débit incessant et monotone du professeur. Ni même avec ses amies, éparpillées dans la classe et qui devaient s’interroger sur la raison de cette illusion subite et imprévue sur les poupées vivantes. Son âme s’était échappée des murs gris fades de la salle de classe et flottait timidement vers sa chaleureuse maisonnée familiale où elle avait passé tout le week-end, en compagnie de sa sœur et de sa grand-mère, laquelle avait révolu ses 89 ans. Chaque samedi, toujours cette même routine se renouvelait : le court périple vers la ravissante demeure, puis deux jours bien trop courts souvent auprès de “mamy Jacky”, avec ses recettes toujours plus surprenantes et ses récits sortis de nulle part, auxquels pourtant on restait suspendu.
    Dimanche dernier justement, elle leur avait conté l’odyssée d’une mère et de sa fille au milieu des bombardements et du chaos de Verdun, parties toutes deux à la recherche, folle mais pas désespérée, d’une toute petite poupée en chiffon, symbole d’une liberté rendue illusoire par la folie et la cruauté des hommes. Mamy Jacky n’avait pas terminé son récit saisissant, qu’elle avait laissé en suspens après un long soupir nostalgique ; elle avait semblé lointaine, ses yeux verts perdus dans le vague, et Vanessa s’était souvenue qu’elle aussi, elle avait affronté l’horreur de la guerre.
    - Est-ce qu’elles l’ont retrouvée, la poupée de chiffon, mamy ?
    L’intéressée avait sursauté, faisant tomber sa tasse de thé sur le beau tapis perse du salon, avant de prendre un air qui se voulait enjoué pour annoncer que c’était l’heure de faire un bon dodo, et que la suite de son histoire serait au prochain épisode.
    Vanessa était donc perdue dans ses pensées dirigées vers la tristement célèbre ville de Verdun, quand la sonnerie de 17 heures la tira de sa léthargie. Elle se leva promptement et, une fois sortie, alluma son téléphone portable et constata qu’elle avait reçu un court message de sa mère. Elle l’ouvrit en pensant trouver une instruction ou une recommandation pour le retour en bus, mais resta abasourdie devant ces quelques mots écrits à la hâte : "viens nous retrouver à l’hosto. mamy attaque du cœur. vite, c urgent."
    Mercredi 12 Novembre 1916
    La fillette s’était endormie dans ses bras. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle marchait, et ne s’était pas rendue compte du calme soudain qui l’entourait à présent. La musique macabre de la guerre s’était éloignée et un paysage silencieux s’offrait devant elle, un paysage où tout semblait à sa place, où l’Histoire n’était pas encore venue chambouler l’existence tranquille du canton. La mère s’assit lentement sur un banc et surprit un léger mouvement de sa fille, qui scrutait avec préoccupation l’horizon.
    - Le ciel est tout noir...
    Elle leva alors les yeux vers ce ciel qui l’avait soutenue jusqu’à présent et ne put que constater, comme elle, sa noirceur. Elle se sentit soudainement envahie d’un sentiment qu’elle connaissait tout autant qu’elle le redoutait, ce monstre dont l’obscurité vous submerge et tente cruellement de vous enfoncer toujours plus profond, plus profond... Ce n’était même plus de la peur qu’elle ressentait à ce moment-là, c’était de la terreur.
    - Tu viens maman ?
    Sa petite l’attendait, déjà debout et prête à repartir vers un horizon inconnu à la quête du fragile emblème de la liberté. Ses yeux d’un vert profond, qui l’apaisèrent pour un instant du moins, reflétaient une sagesse insouciante, une sagesse bien trop pesante pour cet ange de quatre ans simplement. Se levant doucement, elle s’avança et prit délicatement sa main, si fragile et pourtant si blanche et pure au milieu du poison âcre de la guerre.
    - Je suis là, souffla-t-elle dans un murmure à peine audible.
    Un vent faible fit voleter leurs cheveux. Elles marchèrent longtemps, toujours la main dans la main, au milieu de nulle part et vers l’appel imperceptible de l’espérance.

Vendredi 26 Janvier 2001, hôpital
- Mamy ?! Mamy, réponds-moi ! C’est Vanessa, ta petite-fille, ton cocon d’amour, comme tu dis si bien... Oh, je t’en prie, réveille-toi !
Elle avait couru tout le long du trajet. Les larmes séchées formaient sur sa jolie figure comme les traces d’un violent orage qui avait creusé maints abîmes dans la terre. Longtemps, Vanessa resta à demi allongée sur sa grand-mère, à lui caresser tendrement les cheveux et à la supplier désespérément d’ouvrir les yeux, de lui souffler un mot doux, de ne pas s’en aller tout de suite.
- J’ai encore besoin de toi, mamy... Je t’aime... Ne me quitte pas si vite...
Tout d’un coup, elle se souvint qu’elle n’avait pas terminé le récit de Verdun,
« l’histoire de la poupée » comme elle l’appelait quand elle parlait de cela avec sa sœur. Elle avait tellement envie de connaître la suite...
Mercredi 12 Novembre 1916
Il faisait presque nuit à présent, pourtant on était au beau milieu de l’après-midi ; comme si le soleil avait eu tellement de peine à regarder cette apocalypse qu’il s’était voilé lourdement. La mère et sa fillette étaient arrivées dans un village étranger, ou plutôt les ruines en cendre de ce qui avait dû être un village. Partout, éparpillés au sol, des soldats. Tous plus ou moins vivants, à gémir après chaque miraculé qui passait à côté d’eux. Elle remarqua qu’un de ces infortunés portait le médaillon du régiment de son mari ; commença alors une nouvelle quête désespérée, retrouver son homme vivant et le sortir de cet abysse destructeur. Enfin elles le découvrirent, à demi adossé aux décombres d’une maison. Quand il les vit accourir, il consacra le soupçon d’énergie qu’il lui restait à sourire tristement et tendit ses bras vers elles : il tenait dans ses mains la poupée de sa fille. Elle avait les vêtements déchiquetés et ne possédait plus qu’un œil, pourtant elle était bien là. Sa petite famille l’embrassa pendant longtemps ; il ne ressentait plus rien, il avait quitté la Terre souillée.
- ATTENTION ! hurla-t-elle avant de projeter violemment sa fille sur le côté. Mais ce ne fut pas suffisant : elle vit arriver, lentement comme dans un rêve, la forme élancée d’un obus, gris clair et contrastant étrangement avec l’assombrissement croissant de l’horizon. Il s’approcha, tournant sur lui-même et, alors qu’elle aperçut la grimace de frayeur de sa fille, son rêve devint cauchemar. Elle se coucha sur elle et pria le ciel de lui accorder une dernière faveur avant de mourir : que son enfant soit saine et sauve. Il semblerait que quelqu’un eut entendu sa prière car la seule trace de ce drame pour la fillette fut une cicatrice ineffaçable sur sa main gauche, signature qu’avait laissé un éclat d’obus en voletant vers son but ultime, celui de marquer à tout jamais une vie entière.

Vendredi 29 Janvier 2001, hôpital
Plusieurs jours ont passé ; Vanessa ne mange presque plus, son sourire habituellement si joyeux et porteur d’espérance n’est plus : sa mamy Jacky n’a, selon les médecins, plus que quelques jours à vivre. Aujourd’hui, sans rien dire à ses parents, elle est retournée à l’hôpital dans l’espoir de voir une dernière fois celle qu’elle aimait tant, dans l’espoir de la voir ouvrir les yeux et sourire. Mince espoir, et fou sûrement, mais pas désespéré.
- La... La chambre 16, s’il vous plaît.
Une infirmière la conduit, habillée de blanc comme toutes les autres. Un blanc traître. Sous ses airs d’apaisement superflu, il attaque. Les yeux de Vanessa se troublèrent, et c’est remplie de sanglots contenus qu’elle franchit la porte. Une fois seule avec sa grand-mère, elle se laissa aller et versa tout ce qu’elle put sur son corps. Froid, immobile.
Mais, par on ne sait quel miracle, les larmes chaudes de la jeune fille semblèrent la ranimer quelque peu. Elle poussa un soupir, remua légèrement et ouvrit les yeux en papillonnant. Vanessa la contempla comme si elle n’allait plus jamais la revoir, et un léger sourire se dessina sur son visage. Sourire porteur d’un sentiment tellement profond, alors qu’elle se précipita pour déposer généreusement de nombreux baisers sur ses joues flétries. Elles se regardèrent pendant un moment, sans mot dire, puis Vanessa remarqua doucement :
- Mamy, tu n’avais pas fini l’histoire de la poupée...
Sa réponse était entrecoupée par des halètements et, alors que sa main gauche se glissait dans un tiroir, elle comprit qu’elle livrait là ses dernières forces :
- J’ai un cadeau pour toi... Vanessa, rien que... pour toi. N’oublie jamais que... qu’il y a... toujours... de l’espoir... Je t’aime...
Elle ferma les yeux pour s’endormir éternellement. Sa main serrait mollement une poupée déchiquetée, à laquelle il manquait un œil et la majorité de ses vêtements. Vanessa la saisit avec stupéfaction et fixa cette main, qui reposait désormais sur les draps froissés : une cicatrice ineffaçable l’ornait à tout jamais.