L’engagement

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage, sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :

  • Je veux m’engager dans l’armée.
    Mon père me fait les gros yeux. On dirait qu’ils sont sur le point d’éclater. Il lance sèchement un « Pardon ?! »
    Je le regarde, me racle la gorge, et lui dis :
  • Je veux m’engager. Je veux partir aider les troupes en Syrie.
  • Pourquoi, une idée pareille, depuis quand veux-tu faire cela ?
  • Depuis que j’ai appris que Trump a décidé de retirer les troupes américaines de ce conflit. C’est là que j’ai compris qu’il fallait le plus d’aide possible, même celui d’une personne de 18 ans.
  • Je ne pense pas que c’est de toi dont l’armée a besoin.
  • Tu ne comprend pas, je ne m’engage pas juste pour aller tuer des gens, c’est pour défendre des populations !
  • J’espère bien que tu n’y vas pas pour tuer. Mais tu y seras obligé, et tous les gens impliqués dans ce conflit le sont également ! Tu te sens prêt à ôter la vie ?
  • Non, enfin... Sur le coup je serai obligé, et ce sera plus facile.
  • Raison de plus pour ne pas te laisser y aller : tu es en train de me dire « T’inquiètes j’improviserai ! ». Même si tu reçois une formation avant d’y aller, on ne te préparera pas à ça !
  • Non, peut-être. Mais je veux y aller, c’est une cause juste que j’ai envie de défendre. Tu ne comprends pas ?
    Mon père reste silencieux pendant 10 longues secondes. Il reprend, sur un ton plus calme et posé, et surtout, je vois une petite larme s’écoulant lentement le long de son visage :
  • Peut-être qu’à ton âge j’aurai fait pareil. Je ne te le dis peut-être pas assez, mais je suis fier de toi, je l’ai toujours été. Tu travailles correctement, tu es déterminé, tu es prêt à tout pour défendre tes idées. À chaque fois que tu as un projet tu te donnes à fond pour le réaliser. Je me souviens quand tu étais en CE2, vous avez fait des ventes de boîtes de biscuits. L’argent récolté était destiné à l’achat de vaccins pour des enfants en Afrique. Tu voulais en vendre le plus possible pas pour être le meilleur, mais pour aider, parce que cette cause était juste. Je suis fier de toi, je suis content de t’emmener au lycée, de te faire à manger, de parfois t’aider dans tes devoirs. Mais si tu vas là-bas, je me dirais tous les jours que la discussion que nous avons en ce moment est sûrement l’une des dernières. Pourquoi veux-tu partir ? Je ne veux pas être seul, je ne peux pas. Ta mère est partie bien trop tôt, et toi, en faisant cela, tu t’apprêtes à faire de même… Je ne comprends pas, les jeunes de ton âge ne s’engagent que plus tard, vers 24, 25 ans, mais toi tu veux y aller tout de suite ! Tu te prends pour un des personnages de ton jeu-vidéo ?
  • Non pas du tout.
  • Alors c’est cette pub à la télé « L’armée de terre recrute », c’est ça ?
  • Non, pas vraiment, je t’ai dit pourquoi je voulais y aller.
  • Oui, tu me l’as dit, je sais, c’est une bonne cause. Mais tu n’as pas les capacités ! Tu ne fais pas de sport, tu n’aimes pas ça tu es comme ta mère. Sauf que ta mère n’utilisait pas son temps libre pour être devant un ordinateur. J’ai l’impression que tu es de plus en plus derrière ton écran depuis la mort de maman. Tu sais le nombre de bêtises qu’il y a sur internet ? Tu sais tout ce qu’il faut faire comme tests, comme entraînements pour être dans l’armée ? Tu crois que sans te préparer physiquement, tu y arriveras ?
  • Je suis prêt à tout pour y arriver.
  • C’est justement ce qui me fait peur, je pense que ta détermination t’empêche de voir toutes les conséquences. Tes arguments sont justes, mais ce n’est pas là-bas que tu seras utile. On a besoin de toi ici, j’ai besoin de toi… C’est ça, j’ai peur de ça. Je crois en toi, mais si tu pars, la peur sera là tous les jours. Elle me dira que tu es blessé ou pire, bien pire. Je ne veux pas de ça, j’ai déjà enterré assez de personnes comme ça. Je ne veux pas être seul. Ta mère est partie il y a bientôt 3 ans. Durant ce temps, je n’ai jamais été aussi malheureux, je n’allais pas travailler, je ne sortais plus. Tu te souviens ? Tout le monde a essayé de m’aider, mais rien. Ils m’ont laissé, ils se sont rendus à l’évidence… Mais toi, tu étais là, tu as réussi là où tout le monde a échoué, tu étais la béquille dont je me servais pour guérir, ça m’a pris un an, et pour toi ça devait plutôt ressembler à une éternité. Pourtant tu ne m’as jamais abandonné. Tu m’aidais, tu rapportais de bonnes notes, tu me parlais. Tu étais là. Et maintenant tu veux m’abandonner ? Tu veux partir ? Je ne pensais pas que c’était ce chemin que tu prendrais. Je pensais que tu te dirigerais vers la médecine. Tu choisis la guerre… De toute façon, tu iras, avec ou sans ma permission.
  • Papa, il faut faire ce qui nous semble juste, c’est la seule chose à faire. Même si ça nous fait du mal...

Le silence redevient maître de notre demeure, il n’y a rien, aucun son. Je décide de briser ce silence en sortant de la cuisine et en poussant lentement la porte de ma chambre, qui fait un bruit insupportable. Je me déshabille, me brosse les dents, et vais me coucher en essayant de ne pas songer à cette déstabilisante discussion...

Étonnamment, j’ai plutôt bien dormi, mais dés le réveil je repense à notre discussion. Je ne sais pas pourquoi ça me fait ça, sûrement un truc avec le cerveau, les sentiments tout ça. Encore une fois je m’égare. Mais ma décision est prise j’irai en Syrie, mais est-ce que tu voudras bien ? Pourquoi tu ne comprends pas que c’est juste ? C’est si dur à avaler ? Je veux défendre des opprimés, c’est une bonne cause.

C’est l’heure du petit-déjeuner. Le silence est toujours là. Aucun de nous n’ose parler, quand nos regards se croisent, ils s’écartent aussitôt et restent fixés sur le bol ou sur une tartine. On ne dit rien jusqu’à ce que je prenne le chemin du lycée, où en sortant de chez nous, il me dit : « Bonne journée, je t’aime ». C’est une phrase simple, mais qui malgré cela, mélange mes pensés. Je le regarde, et lui répond timidement : « Merci. Je t’aime aussi. ». Je ne pensais pas lui dire ça, pas ce matin, pas après ce qui s’est passé.

« Je t’aime » ces deux mots résonnent depuis quatre heures dans ma tête. Est-ce-que je suis prêt à quitter la personne qui compte le plus à mes yeux, pour la Syrie ? Je vais mourir là-bas, j’en suis certain, et ces deux mots qui se répètent en boucle depuis toute à l’heure me l’ont fait comprendre. Mais sur le site ils disaient que si on mourait ce serait pour une bonne cause. Mais, est-ce mieux cela, ou rester près de sa famille ? Il a pris un an à faire le deuil de maman... Si je pars moi aussi il ne s’en remettra pas. Je ne peux pas lui faire ça. Il croit à cause de sa peine, que j’avais fait le deuil rapidement, que je m’en suis remis en deux semaines. C’est faux, j’ai mis autant de temps que lui à m’en remettre. J’avais deux moyens de m’en remettre : lui et bien sûr la foi.

Je suis tellement perdu que j’en oublie de répondre à la cuisinière pour savoir ce que je prends. Je lui dis que comme à mon habitude, je ne prendrai que les légumes. J’aperçois une place, j’aime bien cet endroit. ? Est-ce dû au fait d’être à l’écart ? Il y a moins de bruit, c’est si agréable. De toute manière je me suis coupé de mes amis avec ce projet. Ou est-ce-que cette place me plaît grâce à cette fresque représentant le monde ? On le voit en entier, les pays : la France, l’Algérie, la Syrie, la Finlande, la Bolivie, il y a aussi la Syrie, la Roumanie, l’Afghanistan, le Bénin, et... la Syrie. Et voilà, mes toutes digressions, me mènent là-bas. D’habitude, je ne reviens pas au point de départ, cette idée m’obsède. Et là je ne fais que tourner en rond. Que dois-je faire ? De toute façon, je n’ai pas besoin de son autorisation, mais je préférerais tout de même partir en sachant que mon père me donne son accord. Ça me ferait mal, très mal de partir en nous sachant fâchés. Mais malgré cela je partirai, il faut que je le fasse. Quel qu’en soit le prix ! Je vais lui parler en rentrant, et lui dire que ma décision est irrévocable.

Je rentre chez nous, je pousse la porte doucement, j’ai peur de savoir comment il va réagir. Il va être en colère et je m’en irai avec cette image de lui. J’arrête d’avoir peur, et je rentre dans la cuisine, il me demande :

  • Comment s’est passée ta journée ? Tu as eu des notes ?
  • Oui, ça s’est bien passé, très bien même, j’ai eu 13,5 à mon contrôle de maths.
  • Bien, bravo !
    Je marque une petite pause, et je lui dis doucement, et timidement :
  • Papa, je suis désolé de remettre ça sur le tapis, mais je vais m’engager, et j’irai en Syrie.
    Mon père marque également une pause. Il reprend la discussion :
  • Je m’en doutais. Comme je te l’ai dit hier, tu es déterminé, et tu n’abandonnerais pas, pour rien au monde un projet que tu veux mener à terme. J’y ai longuement réfléchi. Pendant la soirée, toute la nuit, la matinée, l’après-midi. Je repensais à ce que je t’avais dit, hier, et à ce que tu m’as dit. Je ne veux pas te perdre, mais je veux moi aussi faire ce qui est juste, même si c’est douloureux. Tu as ma permission. Tu dois choisir ton parcours, et je ne dois pas te barrer la route. Ce que tu veux faire me rend fier, tu m’as toujours rendu fier.

Nous ne disons rien pendant dix secondes. Puis nous nous regardons dans les yeux, nous nous rapprochons, et nous tombons dans les bras de l’un et de l’autre. Cela dure une bonne minute, il n’y a pas de bruits, d’habitude je n’aime pas ce silence, mais là il devient agréable. C’est sûrement la dernière fois qu’un tel silence me fera du bien, car dans quelques mois : bruits de bombes, et de kalachnikovs rempliront et exploseront mes tympans. Mais je l’ai choisis et j’en suis fier. Mon père l’est également, c’était le plus dur. Nous allons nous asseoir et discutons, mangeons. Il déguste son steak avec des pâtes, et moi je ne mange que les pâtes. Je me sens bien, » serein…

Durant 3 mois, je fais du sport, je vais courir 3 fois par semaine, en rentrant du lycée, je fais du renforcement musculaire : des pompes, du gainage, je fais du développé-couché grâce aux appareils de musculation de papa. Ça me fait du bien le sport, parfois papa s’entraîne avec moi pour garder la forme, je suis plus fort, et plus rapide que lui, mais justement, je fais tout pour ne pas me faire rattraper, c’est une petite compétition entre nous. En sport je deviens le premier, les autres sont jaloux, je les ignore, de toute façon, ils ne sont pas dignes de m’adresser la parole. Je mange moins que d’habitude : je ne prends plus de desserts. Je fais mon maximum : l’évaluation en Groupement de Recrutement et de Sélection est dans 3 semaines : je ne pense plus qu’à ça, parce-qu’il n’y a que ça.

Il est 8 heure 16 du matin : mon père me réveille, me tend une enveloppe. Je l’ouvre, je retire la lettre, je la lis, et... Je suis pris ! Enfin ! J’enlace mon père, je le serre le plus fort possible. je pleure, je me rends compte que je pars de chez moi, pour ne jamais revenir. Mon père s’y met aussi, et nos larmes coulent sur les épaules de l’un et de l’autre. Je me mets à paniquer, mes pensées s’entrechoquent ! Est-ce-que je fais une grande erreur, la plus grosse erreur de toute ma vie ? Je suis prêt à ça ? Oui, je suis prêt, plus que prêt, je n’ai pas fait autant d’efforts pour arrêter maintenant. C’est bien que j’y aille, c’est pour faire le bien, si je meurs, c’est pour le bien commun, ça va aller, tout ira bien.

Nous sommes le mardi 19 Juin 2019, et je suis à la gare, je m’apprête à partir pour ma formation, qui me permettra d’aller en Syrie afin d’accomplir ma destinée. Je vois le train arriver, je tourne la tête et regarde mon père. Nous ne disons rien, je le prends dans mes bras, et le sers aussi fort que possible : même si c’est mon choix de partir, notre séparation nous blesse tous les deux. Toutefois, nous restons sereins : je vais faire ce qui est bon, et lui en est persuadé… Je monte dans le train, me retourne et lui fait un dernier signe de la main, puis je vais prendre ma place dans le wagon.

Nous sommes le 23 octobre 2019, ça fait maintenant quatre mois que je fais ma formation. Je suis l’un des meilleurs, mon lieutenant me félicite souvent. Il passe dans le camp pour nous faire un bilan de la journée Il me dit qu’il a rarement vu un aussi bon tireur que moi. Je lui dis que ma précision, n’est due qu’à mon désir d’être le meilleur pour servir l’armée française et sauver des vies. Il me croit, et me dit qu’il va négocier avec ses supérieurs pour m’envoyer avec d’autres en Syrie. Je lui dis que ce serait un honneur, il me répond que ça lui fait plaisir d’avoir d’aussi bons et loyaux soldats sous ses ordres. Je l’en remercie et le salut. Nous serons peut-être quatre à partir, mais nous ne serons pas quatre à revenir. J’espère que le lieutenant va pouvoir obtenir rapidement notre autorisation de départ. Je parle un peu avec les quatre autres qui vont vraisemblablement partir avec moi. L’un s’appelle Loïc, il a 23 ans. Un autre répond au nom de Théo, il a 30 ans. Le dernier, âgé de 26 ans se nomme Jean.

Nous sommes le 30 Octobre, et je viens d’apprendre que Loïc, Théo, Jean et moi partons pour la Syrie. Notre date de départ est fixé le 6 Novembre. Le lieutenant nous apprend que nous ne pourrons pas revoir notre famille avant le départ, nous devons faire de derniers tests, et nous aurons des détails sur le déroulement des opérations. C’est bien dommage : j’aurai aimé le voir une dernière fois, mais je ne dois pas y penser, je ne dois surtout pas me déconcentrer.

Nous sommes le 7 Novembre, et sur le territoire en guerre. Nous avons escorté des soldats ayant été blessés sur le champ de bataille. Jean a manqué de se faire tuer à cause d’une grenade lancée près de lui, par chance, il s’est éloigné suffisamment rapidement pour ne pas se faire toucher. Nous nous apprêtons à nous reposer, demain nous avons une dure journée.

Nous sommes le 10 Novembre, et des héros pour les familles que nous avons escortées hors de la ville. Personne n’a failli mourir. Mais tout le monde était stressé, nous étions dans une crevasse, nous étions complètement exposés aux tirs ennemis.

Nous sommes le 20 Novembre. Cela fait maintenant dix jours que je suis dans le camp. C’est l’un des plus sûrs, et l’un des mieux placés. Il est exactement 19 heures 18. Normalement je devrais me rendre à la cantine à 19 heures 15, mais j’arrive toujours trois minutes en retard. Ce temps, je le consacre à la prière. J’aimerais pouvoir y consacrer plus de temps, mais je ne peux pas sortir mon tapis n’importe où. Après l’avoir soigneusement replié, je le mets tout au fond de mon sac. Je cache ce dernier sous mon lit, puis je sors de la tente, passe devant celle du lieutenant, passe devant les réserves de munitions, pour finalement arriver à la cantine. Aujourd’hui mon retard sera de 4 minutes, il m’a fallu plus de temps pour revêtir tout mon attirail. Je viens de replier et de ranger mon tapis. Je prends ma veste, sors de ma tente, et marche lentement d’un pas hésitant vers la cantine. Plus j’avance, plus les battements de mon cœur s’accélèrent. Le long du chemin je m’arrête pour prendre du matériel. J’en mets une bonne partie dans mes poches intérieures et extérieures. Les mains dans les poches, je continue mon chemin. Je rentre enfin dans la cantine, passe devant mon lieutenant. Il me dit d’un ton autoritaire : « Alors soldat, on ne salue pas ? ». Je ne lui réponds pas. Je me retourne. Je sors d’un geste vif les grenades cachées dans mes poches. Je les dégoupille, et crie haut et fort : « Allahu Ackbar ».