L’émergence d’une « littérature-monde »

Nous l’annoncions il y a 13 ans, à Saint-Malo : c’est aujourd’hui un raz-de-marée. Un séisme dont les signes avant-coureurs commençaient à se faire sentir au tournant des années 80-90, avec le surgissement d’une génération d’écrivains, Salman Rushdie, Kazuo Ishiguro, Ben Okri, Hanif Kureishi, Michael Ondatjee, Amitav Gosh. « Nous ressemblons à des hommes et des femmes d’après la Chute. Nous sommes des hindous qui avons traversé les eaux noires, et le résultat, c’est que nous appartenons en partie à l’Occident. Notre identité est à la fois plurielle et partielle » déclarait Rushdie. Transfuges, immigrés, nomades, nés dans une culture mais vivant dans une autre, déchirés entre leurs communautés, entre les traditions quittées et les libertés à gagner, « homes traduits » écrivant dans une autre langue que leur langue maternelle : Carlos Fuentès avait vu en ces auteurs les « messagers du 21ème siècle ».

Comme il avait raison ! Et la contradiction (ou la déchirure) n’est plus entre écrivains émigrés, exilés, déplacés, et ceux restés au pays, entre Occident et Orient : la contradiction, d’externe est devenue interne et a travaillé tous les pays. Parce que l’Occident est entré en Orient et le bouleverse. Ces croisements, ces processus d’hybridation : le nouveau monde en train de naître. Que les plus jeunes écrivains disent avec une force rare.

Très exactement cela, l’émergence d’une « littérature monde ». La littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle s’attache à dire le monde, à l’inventer, à lui donner un visage, un langage, quand elle établit avec lui un rapport d’incandescence. Sans doute ces télescopages de cultures, ces métissages parfois, ces hybridations sont-elles rarement une partie de plaisir, s’accompagnent de bien des douleurs - mais n’est-ce pas précisément la fonction de la littérature que de faire œuvre de ce chaos, de le mettre en forme, de le nommer, et du même coup de le rendre habitable ? Si tel est le cas, elle n’a jamais été aussi nécessaire.

Michel Le Bris


Pour une littérature monde francophone

« Pendant longtemps, ingénu, j’ai rêvé de l’intégration de la littérature francophone dans la littérature française. Avec le temps, je me suis aperçu que je me trompais. La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents. Son histoire se précise, son autonomie éclate au grand jour [...]. La littérature française est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone. Ce n’est qu’à ce prix que nous bâtirons une tour de contrôle afin de mieux préserver notre langue, lui redonner son prestige et sa place d’antan... »

Alain Mabanckou (Le Monde, 18 mars 2006)


Une francophonie sans français ?

« Peut-on imaginer, un jour, une intégration des destinées polychromes dans le rayonnement francophone ? Assistera-t-on à la naissance d’un lectorat français sensibilisé par des questions d’enfance africaine, de conséquences de l’indépendance en Inde, de destinées tziganes, de castes ? Les amours illicites et fatales d’une Indienne du Kerala et d’un intouchable toucheront-elles autant les lecteurs français que les émois amoureux des acteurs du microcosme parisien ? On me rétorquera : encore faut-il des écrivains francophones de cette qualité ! Je doute que les talents se recrutent exclusivement parmi les anciens administrés de la Couronne britannique. Je trouve suspecte l’idée d’une dégénérescence congénitale des héritiers de l’empire colonial français »

Anna MoÏ (Le Monde, 25 novembre 2005)