L’édito 2022 : Ré-enchanter le monde

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© Steigen, Peder Balke, late 1840. Norway Club Oslo

Les ombres sont là, hideuses et grimaçantes. Boutcha. Marioupol. L’Ukraine martyrisée, la guerre en Europe !
Chez nous, partout, replis identitaires, propos haineux, théories du complot envahissent nos sociétés et entretiennent nos peurs. Comment sortir de l’ornière ? Et que peut l’art, que peut la littérature dans ces chaos du monde ?
En cette année 2022, Andreï Kourkov, écrivain ukrainien sera notre invité d’honneur.
Avec lui et 150 écrivains invités nous tenterons d’imaginer demain et, malgré tout, de ré-enchanter le monde...

LE MONDE A CHANGÉ. Flux de populations, migrations volontaires ou subies, flux de capitaux, flux d’images, de sons, d’informations, qu’accompagnent de fantastiques télescopages culturels… Arjun Appadurai dans Après le colonialisme (Payot, 2001) nous invitait déjà à un changement de nos coordonnées mentales, à penser en termes de flux et non plus de structures, à sortir des catégories du stable pour se risquer à une pensée du mouvant.

ET IL SE POURRAIT BIEN QUE LA LITTÉRATURE PUISSE NOUS Y AIDER. Parce qu’elle n’est « ni le vrai, ni le faux, [elle] oblige à supposer un autre mode de connaissance que la connaissance discursive, qui serait le propre de l’imagination – elle oblige à penser une imagination créatrice », écrivait Michel Le Bris. Entrecroisement de voix multiples, création de mondes, la littérature a cette capacité d’articuler l’un et le multiple, le dedans et le dehors, la dépossession et la recomposition de soi. Elle est au cœur des enjeux de ce monde en pleine mutation.

PENSER LES VENTS CONTRAIRES DE NOS SOCIÉTÉS, penser l’instable, les contradictions, était au cœur du travail de Mireille Delmas-Marty, grande figure de l’humanisme juridique qui vient de nous quitter. En 2019, elle publiait Sortir du pot au noir (Buchet-Chastel), ou échapper au désordre, stabiliser l’instable et penser l’imprévu, réguler les vents autour de principes communs et inventer la boussole d’un humanisme élargi à la planète qui guiderait les humains sur les routes imprévisibles du monde. Pour Mireille Delmas-Marty, le monde d’après ne pouvait survenir qu’avec un changement de cap, un changement de la pensée. Il s’agissait de renoncer aux certitudes de la pensée dogmatique pour s’ouvrir aux incertitudes d’une pensée dynamique, une pensée en mouvement. Nous lui rendrons hommage à travers cette édition du festival.

LA LITTÉRATURE PEUT-ELLE CHANGER LE MONDE ? Peut-être pas. Mais nous croyons qu’elle a le pouvoir de nous changer. « Enjamber les ombres pour regarder la beauté du monde », disait Simone Schwarz-Bart à propos de Michel Le Bris. Nous avons un besoin vital d’ouvrir grand les fenêtres à nos imaginaires. Regarder loin devant, par-delà l’horizon, et rêver, laisser les embruns nous fouetter le visage. Se sentir vivant. Le monde a besoin d’air et nous aussi. Mais peut-être nous faut-il réapprendre à respirer, à regarder, à écouter, pour voir au-delà des ombres.

NOUS AVONS BESOINS DE MUSIQUES, DE POÈMES, DE LITTÉRATURE… Nous avons besoin de retrouver le réconfort des mots qui rassemblent, relient, qui interrogent, qui disent la complexité de notre humaine condition. Nous avons besoin des mots de Romain Gary, d’Albert Camus, d’Édouard Glissant, de Kateb Yacine… Ceux-là se tiennent droit. Rebelles aux modes et aux diktats, sourds aux pressions du prêt-à-penser, ils traversèrent leur époque, témoins parmi les hommes, et nous donnent à tous une leçon de vie, et de littérature.

NOUS AVONS BESOIN D’IMAGINATION. Nous peuplons le monde de nos songes, de nos poèmes, de nos musiques comme autant de signes déposés dans l’inconnu du monde, pour avoir une chance de pouvoir l’habiter. Ce n’est pas un hasard si une île comme Haïti, malgré les épreuves, la pauvreté, la maladie, les cyclones et les séismes, toujours se relève. Si poètes, peintres, romanciers… toujours debout, n’ont de cesse de dire la beauté de leur île, c’est bien parce que derrière les ombres, ils voient la lumière. En Haïti, l’imaginaire est en constant dialogue avec le réel.

Cette année, emplissons nos poumons d’air frais, pensons plus large. Nous avons besoin de rire, de pleurer, aimer, chanter, danser, et toujours de raconter des histoires et de rêver à l’impossible. Laissons nos imaginaires féconder le réel pour voir plus grand, plus loin. Plus que tout, en ces temps sombres, nous avons besoin de ressentir à nouveau en nous la pulsation de la vie, les vibrations de notre planète, le frisson de la découverte et l’émotion de l’être ensemble.

Le temps d’un week-end, avec Andreï Kourkov, retrouvons-nous à Saint-Malo et ré-enchantons le monde.

Mélani Le Bris,
Co-directrice du festival