L’éclair

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

  • On se connait d’où, déjà ? s’enquit George avec un flegme emprunté.
    Le vieil homme jette son sac sur la chaise la plus proche, grinçant sous le poids de ce qu’il semble contenir. Poursuivant sur sa lancée, il pose son manteau sur le bureau sans égard pour le cahier de George. Sa voix chaude et rauque retentit alors :
    - C’est bien le diable que tu ne t’en souviennes pas !
    - Je sais, je sais, répond l’écrivain de manière détachée. Mais quand on reste plusieurs saisons dans cet enfer blanc à tenter désespérément de finir un roman, la mémoire commence à nous jouer des tours.
    - Tu l’as dit ! s’exclame le vieux. Puisque tu ne te rappelles pas, il va falloir te soumettre à une petite devinette !
    Sur ces paroles, il s’assoit à même le sol, en face de la cheminée qui illumine son visage brunâtre. Ses cheveux blancs créent un contraste saisissant avec la teinte de ses mains calleuses. George se dirige vers la cuisine à l’allure d’un automate, dans l’idée de préparer du café pour son hôte imprévu. Ce dernier le corrige alors :
    - Je préfère un chocolat chaud.
    - Hm ?
  • Pour être honnête, la caféine est excellente pour que tu restes éveillé mais, pour stimuler l’esprit, le sucre n’a pas son pareil !
  • Oh, oui. Je savais que tu préférais le chocolat, de toute manière.
    Joignant le geste à la parole, il apporte la boisson au vieil homme, saisissant au passage sa tasse de café. Il en boit une gorgée, il est froid.
  • Tu me connais depuis tes seize ans, je dirais. Comme tu le vois, je suis bien plus âgé que toi. On pourrait donc dire que je suis un mentor.
    George se creuse la tête, fouillant ses souvenirs en quête du moindre indice que peut réveiller en lui le visage changeant de son invité.
  • Toujours pas ? Bah ! Mauvais en énigmes, doué pour l’écriture. C’est assez paradoxal, quand on y pense. Bon ! Pose-moi une question puisque tu ne trouves pas !
  • Qui es-tu ? demande le plus simplement du monde George.
  • Ah Ah ! J’aurais dû y penser ! Ce serait tricher que de te répondre. Trouve autre chose, je sais que tu en es capable.
  • Bon, disons dans ce cas… Sommes-nous amis ?
  • Tu m’aimes profondément, et ces sentiments sont réciproques.
  • Oh, c’est positif.
  • Mais ! Je reste rarement au même endroit, tu me détestes parfois, tu viens à maudire le monde ou croire en Dieu lorsque je te laisse seul. Mes passages sont, comme ici, imprévus, étranges et souvent vides de sens. Nombre d’autres sont dans la même situation que toi. Pour une part d’entre eux, je suis le noir messager des enfers, la petite voix abominable tapie au creux de leur crâne. Certains, enfin, aimeraient me connaitre mais en sont incapables. Voilà qui je suis.
  • Jolie métaphore filée.
  • Merci.
  • Tu ne réponds en revanche pas à la question, plutôt à la précédente il me semble.
    Le vieil homme darde sur lui des yeux d’un bleu intense, à moins qu’ils ne soient d’un vert sombre comme les sapins entourant le chalet. Sont-ce des reflets argentés ? L’écrivain se sent soudain prit d’une grande fatigue et décide de s’allonger un instant.
  • Nous ne sommes pas amis, lâche le vieillard.
  • Dommage.
  • Je suis toi.
  • J’en doute, il n’y a qu’un moi et c’est moi, quoi qu’en dise Freud.
  • J’entends par là que je suis une partie de toi, et ne sous-estime pas Sigmund. Il est un peu borné et limite, mais au fond il a toujours eu à cœur de faire avancer la science. Tu lui dois un peu, en soi.
  • J’imagine, concède George dans un bâillement. Au fait, tant que je te tiens, tu n’aurais pas une idée pour continuer mon roman ?
  • Je ne vais quand même pas tout faire à ta place ! En revanche, on peut imaginer que tes personnages soient endormis depuis le début de l’histoire !
  • Déjà vu, le rembarre-t-il. Trop classique. J’avais pensé à tuer un des alliés du héros.
  • Et tu parles de cliché ! Tant que t’y es, ressors le fusil de Tchekhov et retourne-le contre toi !
  • Oh, ça c’est une idée ! Si l’amulette d’Aldébaran se révélait sans aucune utilité au point d’orgue du récit…
  • Ne va pas crier ton plot twist sur tous les toits enfin !
  • A la montagne, il n’y aurait qu’un chamois pour l’entendre, ironise George. En tout cas, un immense merci. Je pense que tu viens de m’extirper en quelques secondes d’un bourbier qui dure depuis des mois.
  • Un plaisir ! Bon, c’est pas tout ça, il se fait tard et je dois y aller !
    Le voyageur est déjà debout lorsque l’artiste l’interrompt. Sa poigne est ferme même si tout le reste de son corps semble tomber de fatigue.
  • Es-tu celui que je crois que tu es ?
  • Ca dépend, j’ai beaucoup de noms. Il faut bien ça pour échapper aux gouvernements autoritaires, ou juste aux histoires qui s’enlisent. J’aime bien qu’on m’appelle Bill, ou tout autre nom avec un i.
  • Je ne te comprends pas et ça n’a pas d’importance. Repasse quand tu veux.
    Le vieil homme sourit et ramasse délicatement ses affaires. Il salue George, l’illuminant d’un sourire magnifique et encourageant. Lorsqu’il referme la porte, son hôte s’assoupit.

Au réveil, il découvre que la nuit est bientôt tombée. La tempête souffle au dehors et le roulement angoissant du tonnerre annonce le début d’un orage. Il se demande comment son invité a pu partir par un tel temps, et espère secrètement qu’il a survécu. Au fond de lui, il a l’intime conviction que le vieil homme aux yeux de feu a traversé bien pire.
George s’installe à son bureau et découvre deux tasses, l’une contenant un café froid, l’autre un fond de chocolat chaud. Sur son cahier est griffonnée l’idée que le vieillard lui a donnée et un mot. Il sourit.