L’archipel oublié

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Chacun de ses pas sur ce sable millénaire la remplissait d’une indescriptible émotion. Elle avait envie de tout voir, de laisser traîner ses doigts sur la surface fossilisée de ces géants issus d’un autre temps. Mais, à cet instant, ce qui l’attirait le plus, c’était cette forme qui se détachait sur le littoral. Plus elle s’approchait, plus son intuition première semblait se confirmer. Lise en était certaine, c’était un corps qui reposait là. Etait-ce là la dépouille ancestrale d’un pêcheur néolithique qui était venu trouver le repos éternel sur la plage qui lui avait servi à subsister ? Ou celle d’un pauvre malheureux que le vent et les vagues récentes avaient ravi aux siens ? Intriguée, la jeune carpologue déplaça doucement de ses mains gantées les algues qui recouvraient ce mystère. Elle se releva presque instantanément, la nausée la prenant tandis que son visage pâlissait. L’odeur putride et le sang qui suintait de ce tas d’algues semblaient tacher la féerie de cet endroit, comme un brutal rappel de la réalité dans cette parenthèse dans le temps.
Lise, dégoûtée, attrapa son téléphone pour contacter la police.

Malheureusement, une odeur ne suffisait à justifier un déplacement, et on lui demanda de soulever réellement les varechs recouvrant la silhouette, afin de confirmer la présence d’un vrai corps…frais. La première chose qui fut révélée, en dehors de l’odeur fétide, fut une main légèrement décomposée. Cela suffit à alarmer l’officier, et il raccrocha en confirmant qu’une équipe arrivait. Lorsque le bip signalant la fin de conversation retentit, Lise tenait toujours entre ses mains gantées l’étrange appendice. Car, même si elle lui avait semblé banale aux premiers abords, la jeune femme était désormais intriguée par les longs ongles noirs semblables à des griffes qui ornaient la ‘main’, et surtout, par la présence d’une espèce de film transparent qui s’effritait entre les doigts repliés. Malheureusement, en les dépliant pour inspecter cette anomalie, le film tomba en poussière. Comme s’il n’avait jamais été là.

En revanche, ce qui était bien présent, c’était une espèce de petite pierre bleue, gravée de symboles inconnus, qui reposait au creux de la paume de la dépouille. Elle n’osa pas y toucher, puisque tout pouvait être réquisitionné par la police en tant que pièce à conviction, et qu’elle ne souhaitait pas contaminer les preuves. D’ailleurs, elle n’était même plus censée toucher au corps. Elle se doutait qu’au vu de l’état de la route, la patrouille allait mettre un moment avant d’arriver. Donc, elle tenta d’ignorer la scène horrible juste à côté d’elle, pour récolter quelques échantillons des différents fossiles présents sur les lieux. Mais le cœur n’y était plus vraiment. Tout son émerveillement avait été douché par la découverte d’un cadavre trop frais pour l’intéresser. Au bout d’un petit quart d’heure, la police fut enfin sur les lieux. Ils prirent le temps de poser quelques questions, et puis les légistes soulevèrent les algues…Enfin.

Le spectacle n’était pas beau à voir. C’était un jeune homme qui était allongé là, une dague plantée dans le dos et les omoplates déchirées par deux plaies parallèles. D’ailleurs, la dague était gravée des mêmes symboles que ceux sur la pierre découverte dans la paume de l’inconnu, que la jeune carpologue ne savait toujours pas décrypter, à la grande déception des policiers. Ceux-ci finirent par partir, emportant le corps et les algues l’ayant recouvert, la laissant seule sur la plage, Avec beaucoup de questions et pas de réponse. Lise avait, à l’origine, voulu leur signaler l’espèce de film qui avait été présent sur les membres du garçon, mais ils avaient déplacé le corps en ôtant les algues, et tout ce qui restait était tombé en poussière, sans qu’ils n’y prêtent attention. Elle-même peinait encore à croire à ce que ses yeux avaient vu, alors imaginer qu’eux la croient était utopiste. Cependant, elle avait récupéré les tas de poussière laissés sur la plage, unique trace de cette anomalie, et avait la ferme intention de les emmener pour analyse avec le reste des échantillons trouvés sur la forêt fossilisée. Elle avait eu l’autorisation du labo de rentrer plus tôt en raison des récents évènements. En arrivant, elle leur déposa les échantillons à analyser, et confia à un analyste spécialisé les quelques traces qui semblaient être des signes qu’il y avait eu de la vie là-bas, ainsi que la poudre issue de la décomposition de l’étrange membrane entre les doigts du mort. Elle lui faisait confiance, puisqu’Alain, l’analyste, et elle avaient étudié ensemble. Elle lui donna pour instruction précise qu’elle soit la première prévenue des résultats dès qu’ils sortiraient. Puis, Lise rentra chez elle. Tout comme le labo, elle avait la chance de posséder un générateur secondaire, qui lui permit sans délai de faire les recherches nécessaires à la vérification d’une théorie qu’elle avait élaborée ces dernières heures, et ce malgré le manque d’électricité. Il lui suffisait simplement de consulter les courants existants, ainsi que la trajectoire qu’avait suivie la tempête pour pouvoir calculer d’où pouvait venir le corps, puisque elle avait entendu le légiste confirmer qu’il devait être mort depuis environ trente-six heures. A partir de là, elle pouvait savoir à peu près d’où l’inconnu avait dérivé...Et cela confirma ses théories. Férue de légendes, elle savait très bien que la plupart des récits situaient l’Atlantide au beau milieu de l’océan Atlantique, entre le haut de l’Afrique et l’Amérique centrale. Et si ses calculs étaient exacts, c’était bien la direction depuis laquelle l’inconnu avait dérivé ! Cela semblait presque logique à ce stade. Il avait dérivé depuis l’Atlantide, le fil entre ses doigts était une chose similaire à des palmes, et les plaies dans son dos étaient l’ancien emplacement d’ailerons ou de nageoires qui avaient été coupées au cas où il s’échouerait à la surface. Au fond, elle l’avait toujours su. Les légendes de toutes ces civilisations qu’elle avait étudiées toute sa vie ne pouvaient pas être sorties de nulle part. La mythique Atlantide, le déluge, les dieux tous similaires…tant d’évènements, de créatures, de mythes qui se faisaient écho les uns les autres d’un bout à l’autre de la terre…Il devait bien y avoir une origine ancrée dans la réalité, et elle était en train d’en percer le mystère !
Elle prit la décision d’aller voir le corps. Si elle avait raison, il risquait de vite disparaître. Car la tempête avait accéléré les courants et amené le corps sur la plage bien plus tôt qu’en temps normal. Alors, les Atlantes qui tentaient de se dissimuler risquaient de venir récupérer les preuves. Donc, sous couvert de se rendre au commissariat pour témoigner et étudier la dague, elle réussit à atteindre la morgue. On lui remontra le corps pendant quelques minutes à peine, mais ce fut suffisant pour dissimuler une balise dans sa bouche.

Ce fut la tête pleine de légendes et de magie que Lise s’endormit. Après des heures à tourner et se retourner dans son lit, sous l’influence des mille théories produites par son esprit et de l’impatience ressentie à l’idée des résultats d’analyses qui arriveraient le lendemain. Il suffirait que l’ADN contenu dans la poudre issue des palmes confirme à la fois des proximités avec l’humain, et avec le monde aquatique. Tout le monde penserait que l’échantillon avait été contaminé, et elle saurait qu’elle avait eu raison.
Alors, le lendemain, c’est avec une impatience grandissante qu’elle se rendit au laboratoire. Sans même attendre les résultats des premières analyses d’échantillons de plantes, elle se précipita dans le bureau d’Alain, les yeux brillants, le cœur battant à mille à l’heure, partagée entre impatience, excitation et une étincelle de doute qu’elle ne pouvait chasser de son esprit. L’analyste, voyant son état, lui donna simplement l’enveloppe contenant tous les résultats. Elle l’attrapa, et fonça jusque son bureau où elle s’enferma de suite.

Sans prêter attention aux résultats des autres échantillons, elle sortit tout de suite ceux de la poussière de palmes…Et eut, en les lisant l’impression de prendre un coup de poing dans l’estomac. L’échantillon avait bien été classé comme contaminé, mais pas parce qu’il présentait un mélange d’ADN humain et de poisson ou autre être aquatique. Il présentait bien un côté humain, mais l’autre avait été contaminé par une sorte de laine extra résistante. Rien donc, qui pouvait être relié à des palmes ou même un élément du monde aquatique… Ça n’avait pas de sens ! Le corps avait dérivé depuis la mer, d’un endroit sans île, sans terre…Ça n’était donc qu’une coïncidence ? Lise retomba dans son fauteuil, comme vidée de toute énergie. Elle s’était donc fait des illusions et les avait rendues crédibles pour elle seule avec des calculs de toute évidence erronés ? Il semblerait bien que ce soit ça la vérité… Sans vraiment les voir, elle consulta les rapports suivants. Normalement, l’annonce que plusieurs espèces encore inconnues avaient séjourné dans la forêt fossilisée l’aurait mise en joie, mais, à cet instant, elle avait tellement l’impression d’avoir pris une douche froide que rien ne pouvait vraiment lui remonter le moral. Les autres analyses lui furent apportées, et celles-ci ne semblèrent pas plus intéressantes. Mais une chose l’interpella tout de même. Les oxydes de fer présents sur les lieux, des aimants naturels, présentaient tous des stigmates d’une forte réaction. Une forte réaction récente.

Intriguée, elle n’eut pourtant pas le temps de se poser de questions. Le téléphone de Lise sonnait comme un fou, et elle dut répondre. Tout d’abord, en voyant que c’était le commissariat qui l’appelait, elle eut peur que la balise n’ait été découverte. Puisque la placer dans un cadavre était après tout hautement illégal. Mais l’information qu’elle reçut était encore plus perturbante. Comme elle l’avait prévu, le corps avait disparu de la morgue, tout comme la pierre runique et le poignard avaient disparu de la salle des preuves. Comme par magie…Elle se précipita sur son portable, et activa sans attendre la localisation de la balise…Pour découvrir avec déception qu’elle n’émettait plus. Elle était hors d’atteinte. Cependant, elle eut un regain d’espoir en voyant qu’il restait des traces de la dernière localisation connue. Celle-ci, contrairement aux résultats d’analyses, confirmait ses calculs.
Par conséquent, même si le cadavre n’était pas celui d’un Atlante, il y avait bien quelque chose là-bas. Quelque chose lié à la réaction des aimants naturels, au film entre les doigts de l’inconnu, et à l’endroit de sa disparition. Il allait falloir suivre la balise. Il allait falloir aller là-bas, et découvrir ce qui s’y trouvait. Et avoir l’esprit ouvert, peu importe ce qu’elle allait découvrir. Tant de légendes disaient que ceux qui refusaient de voir, persuadés que leur réalité était unique ne verraient jamais rien… Il fallait arriver sans à priori. Sans attentes, et sans doutes.

Il n’y avait peut-être pas d’Atlantide là-bas ? Peut-être juste un cimetière d’une quelconque mafia. Mais cela faisait tellement de coïncidences…Elle voulait croire que ces légendes étaient vraies. Croire que ce monde gardait encore des secrets, de la magie cachée au fond des choses. Un autre monde, fait de légendes et de créatures mythiques. Il existait une chose sur laquelle toutes les légendes s’accordaient, surtout les légendes qui concernaient les îles mythiques. C’est que lorsque ces îles étaient oubliées, que l’on cessait de croire en elles, en leur magie, que l’on commençait à les craindre, alors elles disparaissaient. Elles se cachaient loin de ces hommes qui les haïssaient...Elles et leurs habitants.
Dans tous les cas, il allait falloir aller vérifier sur place. Et elle ne pouvait pas prévenir la police qu’elle savait où était le corps, puisque le placement de la balise s’était fait illégalement.

C’est dans ce genre de moment que Lise se sentait heureuse d’avoir un permis bateau… Et le bateau qui allait avec. Le labo lui avait donné deux jours de congé pour lui laisser le temps de se remettre de la découverte du corps, et surtout le temps de laisser la police investiguer sur son lieu de recherche. Elle avait donc tout le temps de partir vérifier l’emplacement de disparition du corps. En attendant, il lui fallait terminer de vérifier ses analyses préliminaires, et rédiger puis rendre son rapport. Rapport qui restait assez incroyable à rédiger, puisque, en plus d’espèces déjà connues et répertoriées, il y avait deux échantillons pour lesquels on ne pouvait pas trouver de correspondances dans les fichiers. Il y avait certaines similitudes avec des espèces connues de tortues, mais il restait d’assez grosses différences avec leur ADN pour qu’on soit certain qu’il ne s’agissait pas de la même espèce.

Une partie d’elle se demandait si ces spécimens uniques n’étaient pas liés à l’inconnu échoué. Il y avait tellement de choses étranges liées à cette plage que cela ne la surprendrait même pas. Elle put donc rendre son rapport tranquillement, avant de repartir chez elle, pour préparer ses affaires. Après le repas de midi, elle put prendre le chemin de sa marina. Après des heures et des heures de navigation, la nuit était tombée mais la jeune femme était proche de sa destination. C’est alors qu’elle commença à sentir une étrange pression sur son esprit. Elle avait quitté les routes maritimes classiques depuis un bon moment et c’était comme si sa vision se floutait. Pourtant, elle en était persuadée, ça n’était pas une conséquence de la fatigue. Elle avait beau tenter de se relaxer afin de faire disparaître le flou, c’était comme s’il y avait une barrière en elle qui l’empêchait de l’évacuer.
Elle plongea dans son esprit. Dans ces légendes qui avaient bercé sa vie, cet espoir qui restait flamboyant dans son cœur de voir autour d’elle se réveiller cette magie et ses incroyables créatures. Cet espoir comme une flamme qui la chauffait de l’intérieur, comme une chaleur au fond de son cœur qui la faisait sans cesse voir la magie de ce monde, et le meilleur en chacun de nous. Et elle le laissa enfler, emplir tout son être de joie et de bonheur.
Lorsque ses yeux se rouvrirent, paupières frémissantes sous le vent qui balayait les flots, elle crut d’abord halluciner. Autour d’elle brillaient des lumières teintées de mille couleurs, de mille éclats, qui se déplaçaient, comme des fées glissant sur les airs. Sous les vagues, elle pouvait apercevoir les silhouettes d’immenses tortues à la carapace presque transparente, et aux nageoires disproportionnées qui l’accompagnaient en scrutant curieusement le bateau.

Surtout, devant elle, se dressaient plusieurs îles aux reliefs enchanteurs. Des îles où même de là où elle était, elle pouvait voir évoluer ces créatures que les légendes avaient fait vivre.

Au sommet d’un arbre, un homme couvert d’étranges tatouages, avec de longues ailes dans le dos, les bras reliés par une membrane qui devait lui permettre de planer, l’observait pensivement.

Avalon, Atlantis, Bouiane, Hawaiki…Ces îles qu’avaient fait vivre les récits…Elles étaient là. Et quoi qu’il se passe, elles faisaient désormais partie de ce monde.

La magie n’avait pas disparu, et à voir l’air joyeux de l’homme qui l’observait, Lise n’était pas arrivée là par hasard.
La magie était vivante et commençait à se faire connaître.
Il était temps de ré-enchanter le monde.