L’agneau et l’attente

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige. Pas de trace, dehors, on ne peut deviner d’où vient l’homme que George accueille sous son toit au fin fond des Monts d’Arrée. Oui, la neige, très inhabituelle, s’est alliée au vent, imperturbable et pénétrant inlassablement les terres finistériennes. A peine un pas est-il posé que déjà le vent affine l’empreinte ; et les flocons, de plus en plus gros au fil du temps, comblent le gouffre engendré par l’homme. Des tempêtes glaciales comme celles-ci rappelaient à George sa petitesse face à la nature qui enveloppe tout d’un léger glaçage blanc. Le vieillard, bien que sympathique au premier abord, transparaît de faim, de fatigue et de froid. Rien qu’à travers sa démarche on aurait pu deviner un homme qui a toujours travaillé, et travaillé durement, sans jamais se reposer.

Et là, au moment où il avance à l’intérieur et que George referme la porte, l’hôte sent cette odeur, cette odeur si particulière et qui déjà empeste dans l’entrée. L’invité est un berger. Aidé de ses sens il reconnaît Erwan, un paysan des environs qui l’a accueilli quand ses parents se sont séparés et l’ont laissé avec presque rien sinon sa plume et son attachement pour ces terres toujours si sombres et surprenantes.

Le vieillard ne perd pas de temps, il pose son sac de voyage et avant même d’avoir enlevé son manteau trempé et par endroit taché de blanc il regarde George fixement et lui déclare de façon presque apathique :

“Mon petit, j’ai besoin de ton aide. Un des agneaux, ceux des agnelages d’octobre dernier, a disparu il y a trois jours. Depuis, je le cherche. Tous les ans mon cheptel diminue et cela devient de plus en plus difficile avec mon âge et avec mon argent. L’agneau était à maturité et devait être vendu la semaine prochaine. Je dois le retrouver ! Certains d’entre eux s’en vont un jour et je les retrouve dans les environs de la ferme dès que je remarque leur disparition mais celui-là est plus coriace et cela fait déjà deux jours qu’il est parti. Il n’était plus là vendredi quand je les ai nourri et on est samedi. J’ai repéré sa trace et je m’en rapprochais, j’en suis sûr, jusqu’au moment où cette fichue tempête s’est levée. Je suis vite rentré, j’ai pris deux-trois affaires, un repas et je suis reparti, et voilà où j’en suis. J’ai continué dans la direction par laquelle il s’est enfuit puis j’ai perdu la trace à cause de la neige et du vent, j’ai continué un peu et j’ai aperçu ta maison. Je désespère… C’est bien l’Ankou qui me joue un tour et qui s’est fait un festin avec. Tu ne l’as pas vu ? Et la neige qui redouble...j’en ai marre ! Bon sang, il est passé où mon maudit mouton ?”

Glacé par ces paroles terribles et l’évanescence du foyer, après un long temps de silence où la détresse se lisait dans les yeux du berger, George répliqua calmement :

“Erwan, même la sagesse de tes cheveux blancs ne change rien : tu restes un fou. Tu l’as été et tu le resteras, tout laisser et partir au cœur d’une tempête chercher un agneau il y a vraiment que toi pour le faire. Qu’est-ce que je peux bien faire pour t’aider ? Si on exclut ceux au marché ou dans mon assiette, j’ai pas vu d’agneaux depuis que je suis parti de ta ferme et ça fait déjà un petit bout de temps. Si tu en veux vraiment un je peux toujours essayer de t’en dessiner un ou de l’insérer dans mon roman qui n’avance pas, mais je crois que ce serait une trop faible consolation. Pour autant, tu as peut-être raison, en venant ici tu es venu me chercher et si tu veux, si on veut le retrouver il faut le chercher. Et puis rester enfermé ici me rend dingue. Je te dois bien cela, t’aider une fois comme toi tu m’as aidé autrefois. De toute façon, c’est pas en contemplant une feuille blanche qu’elle se noircira. Et avec ce temps personne ne viendra et l’air frais me changera les idées. Je suis à toi. En route. ”

C’est ainsi qu’à la place de tenter de raviver le feu de sa maison George essaye de raviver l’espoir du berger. Ils sortent donc, et se mettent en route plein ouest. Ayant fait quelques pas il se demande quel degré de folie ils ont atteint pour sortir par un temps pareil. La recherche s’annonce perdue d’avance. Un agneau, même âgé de quelques mois, ne survit pas éternellement dans ces conditions dantesques. A mesure qu’ils s’éloignent les formes se brouillent et se blanchissent. Le vent souffle de plus en plus fort, il fouette leur visage et courbe leur corps tout en produisant un vacarme tel que la communication entre les deux hommes s’est vite rendue impossible. A cela s’ajoute la neige, qui devient omniprésente et contamine de sa blancheur immaculée tout ce qu’elle touche.

Bientôt, chaque buisson semblait être l’agneau disparu, de tous côtés on aurait pu en distinguer sa forme et le voir bouger. Mais il faut vite se rendre à l’évidence, leur quête est inachevable. La neige est plus forte que leurs efforts : ils ne peuvent pas voir à plus de cinq mètres devant eux et tout ce qu’ils voient ressemble à des agneaux. Soit il est perdu et ne sera jamais retrouvé. Soit il a été récupéré, mais berger dans une tempête n’est pas une vocation qui s’improvise. Soit il est mort.

Décidément, l’Ankou a frappé, et frappera à nouveau si les deux compagnons ne retrouvent pas leur logis sans trop attendre. Un mouton dans une tempête ne peut résister trop longtemps mais pour les hommes leur survie n’est pas non plus éternelle. Le froid commence à ronger les corps et la lucidité les quitte, tout comme la clarté du jour. Chaque pas devient de plus en plus difficile. La tempête les gèle. Mais ils avancent. Toujours tout droit. Du moins dans le sens opposé à celui de l’aller. Chaque pas ressemble de plus en plus à celui d’avant et à un supplice. S’ils peuvent ils se demanderont où ils vont, ce qu’ils font, pourquoi ils le font...mais ils ne peuvent plus réfléchir. Le froid s’est emparé de leur corps, de leur cerveau, de leur espoir. Ils errent.

Au cœur de la tourmente ils ne contrôlent plus rien, ils se laissent conduire par le vent, de plus en plus infernal tant par sa force que son vacarme. Quand soudain, une lumière leur parvient, intrigués et mus par un instinct naturel ils s’en rapprochent. Arrivant proche de la source de lumière, ils peuvent distinguer son origine et son environnement. Alors George reconnaît instantanément le lieu, les formes, les pierres : c’est sa maison. Il ne cherche même pas à comprendre comment ils ont fait pour la retrouver dans le blizzard, il ne se demande pas non plus qui peut bien être ici par un jour pareil à nul autre. Le berger empresse son ami d’ouvrir, bien que ce soit inutile, il a déjà pris la poignée et pousse la porte grande ouverte. Faisant cela, à moitié ébloui par la lumière et surpris par la chaleur il reconnaît avec stupéfaction sa tante. Et dès lors il se rappelle qu’elle vient ici tous les ans, peu après avoir passé les fêtes avec sa famille à la ville. Elle, elle ne paraît point surprise de les retrouver couverts de neige et revenant seulement à ce moment de la journée. Comme une mère, elle a préparé le dîner et s’est occupée du feu qui maintenant laisse voir ses flammes rouges, oranges et bleus dansants la ronde autour d’une bûche. Affamés, fatigués, congelés, les deux amis ne perdent pas leur temps pour faire honneur à son repas. Le repas est d’ailleurs succulent, si bon même que George se surprend à demander :

“J’ai toujours su que tu avais un don pour la cuisine mais comment as-tu fait pour faire cela aujourd’hui ? Je ne suis pas riche et je n’ai presque plus rien dans mes placards…”

Et tout en souriant, la tante répond :

“C’est vrai, c’est bien vrai, mais il y avait juste ce qu’il fallait pour agrémenter un agneau que j’ai trouvé à demi-mort au pied de ta porte en arrivant.”

Les deux hommes la regardent, se regardent, et comprennent.