L. Trouillot répond à l’Humanité
 

Un article publié le 4 février dans l’Humanité.

Haïti. Lyonel Trouillot. « C’est le rôle des écrivains de dire qu’Haïti est à tous. »

Port-au-Prince, envoyée spéciale.

Comment qualifiez-vous l’état d’esprit des Haïtiens après le tremblement de terre qui les a frappés  ?

Lyonel Trouillot. Inquiétude et conscience. Inquiétude non pas tant concernant la survie et la viabilité du pays que sur l’avenir immédiat. Et conscience qu’il y a des choses à changer. Il y a des erreurs à ne plus commettre.

Considérez-vous que le séisme a mis à nu les problèmes structuraux de la nation haïtienne  ?

Lyonel Trouillot. Je ne sais pas s’il les a mis à nu, mais il force à en parler. Les problèmes étaient connus de tous mais les responsables refusaient d’en parler. Je pense en particulier à la construction anarchique. Les pertes en vies, les dégâts matériels sont les conséquences de l’absence de structures de base. Il serait indécent de vouloir reconstruire ce pays comme il était avant.

Les autorités haïtiennes sont durement critiquées…

Lyonel Trouillot. Je constate, comme tout le monde, que l’État haïtien et le gouvernement ne sont pas suffisamment présents. Des journalistes et des supposées figures de la vie intellectuelle occidentale se sont crus autorisés à parler de mise sous tutelle d’Haïti parce qu’ils ont eu l’impression qu’il n’y avait pas d’autorité politique haïtienne parlant au nom du pays. Le gouvernement n’a pas agi avec l’autorité institutionnelle dont il devait faire montre. Il faut cependant reconnaître qu’il a été surpris par cette catastrophe, inimaginable pour qui ne l’a pas vécue. En une minute, il n’y a plus eu de Port-au-Prince. C’est incroyable. Pendant quarante-huit heures, nous avons été sous le choc. Sans être ni l’ami ni l’ennemi du gouvernement, j’essaie de faire la part des choses. Il est impardonnable à certains égards mais, par ailleurs, on ne peut lui demander de résoudre l’immensité des problèmes qui ont surgi. Il est en revanche condamnable dans la faiblesse du discours, l’absence de directives et d’organisation du processus d’aides qui s’est mis en branle.

Renforcement de la mission 
de stabilisation des Nations unies 
en Haïti (Minustah), arrivée importante de soldats de l’armée 
des États-Unis. Comment réagissez-vous à cette militarisation  ?

Lyonel Trouillot. Personnellement, je ne la crains pas tant que cela. Un homme politique disait qu’Haïti est le pays où les diplomates viennent perdre leur carrière. C’est vrai également des missions militaires. La Minustah, qu’elle soit renforcée ou pas, n’était pas prise au sérieux, et il n’y a pas de raison que cela change aujourd’hui. Elle a été énormément affectée mais cela n’occulte pas son manque d’efficacité avant même le tremblement de terre. Quant à la présence américaine, je veux bien croire les autorités quand elles disent qu’il ne s’agit pas d’une occupation, même si les gens se demandent pourquoi il y a autant de militaires. Le peuple haïtien a acquis une grande force ces trente dernières années. Il a une importante capacité de résistance et de contestation. L’attitude de la collectivité, et je parle de gens très pauvres, qui ne sont pas directement dans la vie politique, est remarquable. Haïti est un pays meurtri mais c’est leur pays.

En dépit du manque de tout, 
la capacité de partage des Haïtiens est frappante…

Lyonel Trouillot. Cela ne m’étonne pas car j’ai eu la chance de fréquenter les milieux populaires haïtiens. C’est l’une des caractéristiques de la paysannerie. C’est à la fois une culture pauvre et d’abondance. Ce n’est absolument pas l’attitude traditionnelle des élites haïtiennes qui ont construit cette société de castes et de ségrégation, d’inégalités et d’exploitation. En Occident, il se dit que la lutte de classes n’existe plus. Venez en Haïti et vous verrez comment elle éclate au grand jour. Malgré tout, même dans cette bourgeoisie peu respectable, ni particulièrement honnête et nationale, il y a eu des réflexes de générosité, de partage. J’ai pu constater, en déambulant dans les rues de la capitale, comment les gens se sont révoltés contre les attitudes mesquines et égoïstes d’autres.

Vous dites qu’il ne faudra surtout 
pas répéter les mêmes erreurs. 
À vos yeux, sur quelles bases doit-on reconstruire Haïti  ?

Lyonel Trouillot. Il faut reconstruire Haïti pour arriver enfin à une sphère commune de citoyenneté. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Trop d’institutions ne répondent pas aux structures républicaines. Je pense notamment au système éducatif. On ne doit plus construire des écoles pour les riches, des écoles pour les pauvres et d’autres pour les moins pauvres. On ne peut pas reconstruire un système de santé qui laisse mourir la majorité de la population. J’entends beaucoup de voix dire, à juste tire, qu’il faut saisir cette vilaine occasion que nous donne la nature pour transformer la société en meilleur.

Selon vous, quel rôle les artistes, 
les intellectuels sont-ils amenés 
à jouer dans cette période  ?

Lyonel Trouillot. J’aime cette phrase de Mahmoud Darwich  : « Aucun peuple n’est plus petit que son poème. » On ne peut imposer un thème aux écrivains haïtiens mais je pense qu’ils ont la responsabilité de dire ce pays, à la fois dans ses difficultés et dans sa viabilité. Je pense que la plupart le font. Il faut également un discours humaniste qui, à l’intérieur d’Haïti, touche l’ensemble de la population, et affronte le discours sur les origines sociales et les préjugés de couleur qui travaillent la société. C’est le rôle des artistes et des écrivains que de dire qu’Haïti est à tous. Il faut que tous puissent l’habiter dans le respect des droits et dans la satisfaction des besoins.

Entretien réalisé par Cathy Ceïbe