L’Histoire est une partie de dominos

Écrit par Élorn Goasdoué, incipit 1, en 1ère au Lycée Harteloire à Brest (29). Publié en l’état.

Le jeune homme tremble. Son nom est Gavrilo Princip et dans sa poche, il tient un revolver…

* * *

Bruit de métal. Les soubresauts du taxi font s’entrechoquer le bout des fusils rangés aux pieds de deux soldats.

« Hé ! Paul ! Tu pourrais pas prendre un peu moins de place ?

  • C’est bon, hein ! Je fais ce que je peux ! »

Paul, malgré son lourd paquetage, se serre du mieux qu’il peut dans le coin de la voiture. Il y a tout juste la place pour quatre personnes à l’arrière, et c’est ce chanceux de Félicien qui a eu droit à la place à côté du conducteur. Contrarié, il tourne la tête vers la fenêtre et regarde le paysage qui défile sous ses yeux couleur d’ébène.

Mais ce n’est pas cet inconfort qui fera baisser son moral, loin de là. Ce taxi, réquisitionné par les forces militaires françaises, le mène au front. Au champ d’honneur. Cela fait si longtemps qu’il rêvait d’y aller ! Depuis son enfance, il attendait un événement où il pourrait prouver sa valeur, devenir un héros. Et cette occasion s’est enfin présentée. Les quelques combats auxquels il a participé jusqu’ici n’ont pas refroidi son ardeur guerrière. Il se sent parfaitement conscient des risques. Peu lui importe de mourir, du moment que c’est pour sa patrie. Mais cela a peu de chances d’arriver : la guerre sera courte, lui a assuré son commandant, et la victoire est assurée.

Sur la route cahoteuse, le petit taxi rouge s’approche lentement de Nanteuil.

* * *

La limousine noire avance sans hâte, imperturbablement, au rythme de la parade.

Gavrilo remue avec fébrilité son revolver dans la poche de sa veste. Ce revolver. Un browning. Un pistolet à main noir, ridiculement petit, et pourtant capable de donner la mort.

A quoi ressemblait la personne qui lui a donné cette arme ? Le jeune étudiant ne se le rappelle même plus. La ruelle dans laquelle il l’a reçue était trop sombre pour qu’il puisse discerner le visage de son interlocuteur. Tout ce dont il se souvient, c’est de la main noire qui lui a remis ce pistolet...

Gavrilo cherche la limousine des yeux, calcule son avancée. Elle n’est plus très loin. Il passe ses doigts fins sur le canon, puis sur le bord de la gâchette, et enfin sur le manche. Il est glacé. Lentement, discrètement, il sort l’arme de sa poche et la plaque contre sa cuisse. Les spectateurs de la parade, encore inconscients du malheur qui va se produire, forment un abri idéal aux regards des quelques policiers chargés de superviser l’événement.

La fanfare suit la voiture royale, accompagnant le défilé d’une musique festive.

* * *

Les mitraillettes tirent en cadence, au rythme de la bataille. Un chœur d’hommes entame un canon de cris guerriers. Une pluie d’obus siffle la mélodie. Implacable orchestre de l’Enfer. Au milieu de cette cacophonie désastreuse, un homme se dresse et hurle à pleins poumons :

« On se replie ! On se replie ! »

A quelques mètres de là, deux soldats reconnaissent la voix de leur commandant. Plus besoin d’avancer, maintenant. Ils sortent du trou dans lequel ils s’étaient postés et se mettent à courir vers leur camp. Ils enjambent les bosses, les dépressions remplies d’eau trouble, les cadavres qui jonchent le sol. Une série de balles passe tout près de leurs casques à pointe. Un obus explose à quelques mètres d’eux, les projetant tous deux à terre. Ils se relèvent péniblement, le visage maculé de terre. Heureusement, aucun d’eux n’est blessé.

Après plusieurs secondes qui leur paraissent être des minutes, Michael et Friedrich passent sous les barbelés de leur camp. Leurs tranchées sont boueuses ; ils s’y enfoncent jusqu’à la cheville. Au milieu d’une foule de survivants désœuvrés, ils jouent des coudes pour rejoindre leurs quartiers. Arrivés dans leur dortoir, ils retrouvent quelques camarades à la mine abattue. Ils s’approchent de leurs lits miteux et s’y allongent en soupirant. Leurs cheveux blonds dégoulinent de sueur.

Les bruits du dehors leur parviennent toujours, mais atténués. Cette musique incessante les rend fous.

« Verdammte scheiße ! jure Michael, essoufflé, avec son accent autrichien. Encore une tentative qui n’a servi à rien !

  • Qu’est-ce qu’ils espèrent ? enchérit Friedrich, furieux. Qu’on arrivera à percer les lignes françaises ? Comme si c’était après huit mois d’offensives absurdes qu’on allait obtenir Verdun.
  • On a les pieds bien trop enlisés dans la boue pour ça, approuve un de leurs compagnons avec un rire mauvais. La guerre s’éternise, c’est pas bon. »

L’homme sort de la poche de son pantalon du tabac et des feuilles, se prépare une cigarette. Il l’allume avec un briquet qu’il prend dans son autre poche, puis la porte à sa bouche. Il inspire la substance âcre avec une grimace et recrache un filet de fumée.

* * *

Une odeur de tabac parvient aux narines de Gavrilo, mais il n’y prête aucune attention. Parmi les nombreux spectateurs de la parade se trouve un grand homme qui fume tranquillement une pipe. A cause de ce colosse, le frêle étudiant a du mal à observer l’avancée de la limousine. En se dressant sur la pointe des pieds, il aperçoit les chapeaux de l’archiduc héritier et de sa femme. La voiture royale doit être à une dizaine de mètres environ.

Encore un moment. Encore un moment et tout sera fini. Encore un moment et il mettra un terme à l’occupation étrangère des territoires de son peuple.

Plus que quelques secondes...

Maintenant.

Il bouscule l’homme à la pipe devant lui, se faufile à travers le public et arrive en plein milieu de la rue, à seulement quelques pas de la limousine noire. Comme il l’avait prévu, aucun policier ne l’a retenu. Les spectateurs regardent surpris ce jeune homme vêtu de noir. A la vue du revolver qu’il tient dans sa main, leurs hourras se muent en cris d’horreur.

Le temps semble se suspendre. L’étudiant se tient au milieu de la rue, comme vissé au sol. Rien au monde ne peut le faire dévier de son objectif. Il honorera sa mission, peu importent les conséquences.

Une soudaine bourrasque fait voler sa maigre chevelure sur le côté.

* * *

Le vent hivernal russe souffle avec violence sur les toits de Petrograd. Le ciel est dégagé : pas un seul nuage. Au sol, en revanche, une marée de manifestants occupe la perspective Nevski et les rues adjacentes du centre-ville.

Dans la foule réunie autour de la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan, la jeune Milena, poing dressé en l’air, scande en boucle « Du pain ! Du pain ! ». Des milliers de voix d’étudiantes et d’ouvrières s’ajoutent à la sienne. Toutes protestent contre le système de rationnement mis en place par le tsar. Comme si on ne mourrait pas déjà de faim à l’arrière, quand ce n’était pas le froid qui nous tuait avant !

Perdue au milieu de la masse, Milena ne remarque pas tout de suite que les rangs se mettent à grossir de manière imprévue. Des ouvriers abandonnent leurs ateliers pour rejoindre le mouvement. Aux revendications sur la nourriture s’ajoutent des « A bas la guerre ! » et même quelques « Vive la République ! ».

Milena cesse un instant ses cris et observe la foule qui continue de s’épaissir autour d’elle. Les choses vont changer. Enfin. Rien n’arrête un peuple qui a faim.

Depuis le trottoir, un policier impuissant regarde ce défilé, éberlué. Ses yeux ahuris se perdent dans ceux de Milena.

* * *

Le regard de Gavrilo croise un court instant celui d’un agent de police, à l’autre bout de la rue. Il est bien trop loin pour intervenir.

D’un geste brusque, l’étudiant lève son revolver vers François-Ferdinand.

Une boule de papier froissé, entraînée par le vent, passe à ses pieds.

* * *

Le vieil homme dépose la feuille qu’il vient de lire et prend la suivante. Il s’éponge le front avec un mouchoir et prend une grande inspiration.

« Article 231 : Les gouvernements alliés et associés déclarent, et l’Allemagne le reconnaît, que l’Allemagne et ses alliés sont responsables pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les gouvernements alliés et associés.... »

La voix du lecteur résonne dans la galerie des glaces de Versailles. Quelques caractères imprimés, en bas d’une feuille à émarger encore vierge, indiquent la date : cette journée est celle du 28 juin 1919, soit cinq ans jour pour jour après l’attentat de Sarajevo. La guerre est finie depuis le 11 novembre dernier. Après plusieurs mois passés à discuter des conditions de la paix, les personnalités les plus influentes des nations victorieuses se retrouvent pour signer la version finale du traité.

De longues minutes plus tard, la lecture s’achève. Tous les représentants des pays invités viennent signer tour à tour.

Mais l’Allemagne et ses alliés n’ont pas été invités. Ils n’ont pas non plus eu leur mot à dire concernant ce traité. Ce diktat humiliant leur a été imposé, ni plus ni moins.

* * *

Imposé.

Imposé... Ce mot résonne dans son crâne. Oui, cette occupation leur a été imposée. L’empire austro-hongrois n’a pas respecté le traité de Berlin. Il a volé les territoires slaves, et est resté impuni jusque-là. Lui, Gavrilo Princip, en assassinant le prétendant au trône, il va changer tout cela. Changer l’histoire de la Serbie. Libérer les territoires occupés par les Autrichiens. Rallier tous les slaves du Sud sous un seul drapeau.

Son doigt presse la gâchette. Deux fois.

Le sang royal jaillit. Les gouttelettes écarlates giclent sur le pavé, à quelques mètres seulement du Pont Latin.

* * *

« Si nous sommes réunis aujourd’hui si nombreux devant le Pont Latin en ce 28 juin 2014, c’est pour commémorer le centenaire de l’assassinat de François-Ferdinand... »

La voix puissante d’une femme, relayée par des haut-parleurs, s’adresse à l’impressionnante foule de spectateurs venus du monde entier. Les plus chanceux ont pu trouver une place non loin de l’oratrice ; d’autres suivent l’évènement sur des écrans géants. Des chaînes de télévision des quatre coins du monde sont installées aux premières loges, accompagnées pour la plupart d’interprètes.

« C’est ici, tout près de ce pont en pierre, qu’a eu lieu l’événement qui, de fil en aiguille, entraîna le monde entier dans la Grande Guerre. Cela fait exactement cent ans, jour pour jour : et même si peu de témoins sont encore parmi nous pour en parler, il est nécessaire de se souvenir de ce qui s’est passé ce jour-là. Sans doute est-il bon de tout reprendre depuis le début... »

L’oratrice baisse la tête, marque une pause.

« Cette tragédie commence par un râle, un lourd soupir qui s’échappe de la gorge de François-Ferdinand, le prince au sang bleu... »