L’édito de Michel Le Bris et Alain Mabanckou

"L’Afrique qui vient"

Beaucoup de manifestations ont été organisées sur l’Afrique, mais trop souvent hors d’Afrique, privant, hélas, toute une jeunesse en éveil de la possibilité de l’échange, et donc de l’opportunité de dire un mot sur le monde, en face du monde et avec le monde. La littérature, la musique, le cinéma sont autant de domaines où s’affirment de plus en plus une génération de créateurs qui rêve d’une Afrique consciente de marquer par l’imaginaire ce que sera notre humanisme. Dans l’espace anglophone de grands noms ont reçu le prix Nobel de littérature : le Nigérian Wole Soyinka (1986), l’Egyptien Naguib Mahfouz (1988), les Sud-Africains Nadine Gordimer (1991) et J M Coetzee (2003). En langue française, l’année 2006 fut marquée par l’émergence de nouvelles voix : Léonora Miano (Goncourt des Lycéens, 2006) Alain Mabanckou (Prix des Ouest-France/Etonnants Voyageurs 2005 ; prix Renaudot, 2006), Kossi Efoui et Wilfried N’Sondé (respectivement prix des Cinq Continents de la Francophonie, 2007 et 2011), Gilbert Gatore (prix Ouest-France/Etonnants Voyageurs 2008). La littérature de l’espace lusophone, peu connue en France compte des noms prestigieux (Mia Couto, Jose Agualusa) et le monde hispanophone reste à découvrir.
Le Festival Etonnant Voyageurs – qui avait consacré en 2002 une édition sur les Nouvelles voix d’Afrique à Saint-Malo, et plusieurs à Bamako – a vu la plupart de « ses » invités alors inconnus ou presque du public s’imposer dans le paysage littéraire français, avec la même préoccupation : contribuer non seulement à faire le bilan de l’Afrique contemporaine mais aussi dessiner les contours de celle qui vient.
L’édition d’Etonnants Voyageurs à Brazzaville (du 14 au 18 février), confirmera la place du Festival dans cet élan et aura pour ambition d’illustrer cette vitalité de l’imaginaire à travers le monde. Une centaine d’auteurs, de cinéastes et de musiciens d’Afrique et des quatre coins du globe diront non seulement ce continent qui bouge, mais aussi celui qui naît sous nos yeux. Brazzaville redeviendra le carrefour des Lettres africaines qu’il fut jadis avec la revue Liaison et la consécration des voix majeures comme Tchicaya U Tam’si, Sony Labou Tansi, Henri Lopes ou Emmanuel Dongala...

Alain Mabanckou

Le projet de Brazzaville est né en février dernier, à Port-au-Prince. Nous vivions la magie des grandes retrouvailles avec nos amis haïtiens, après le tremblement de terre. Arthur H., dans la nuit haïtienne allait bouleverser la foule rassemblée, les mots libérés de leur gangue allumer des brasiers. Et c’est dans l’hôtel même où nous nous trouvions quand le cataclysme avait mis bas la ville, qu’avec Alain Mabanckou, Melani et moi avions évoqué le prochain rendez-vous africain. Une Afrique nouvelle était en train de naître, faisait irruption sur la scène du monde, une Afrique qui mettait bas bien des a priori, obligeait à un bouleversement de nos coordonnées mentales. À Bamako, l’année précédente, nous avions vu apparaître une nouvelle génération, qui avait littéralement « mis le feu » au festival, une génération qu’entre nous, nous disions la « génération Internet ». Malienne, oui, bien sûr, mais aussi du monde entier, pressée de prendre toute sa place, sans se payer de mots, refusant les facilités des discours victimaires. Si inventive, entreprenante, que nous avions décidé de prolonger cette édition de Bamako par un festival, à Saint-Malo, consacré aux villes-monde et aux« cultures urbaines ». Et c’est en pleine préparation de l’événement que nous avions vu apparaître sur les écrans des visages qui leur ressemblaient étonnamment, dans les rues de Tunis, puis du Caire : oui, une Afrique nouvelle était bien en train de naître, urbaine, « afropolitaine » pour reprendre l’expression d’Achille Mbembé.

Dans le tumulte et le chaos, certes, mais aussi avec une formidable énergie. Lagos, Kinshasa, Johannesburg peuvent certes être décrites comme des mégapoles de cauchemar, mais comment ignorer qu’elles sont aussi de formidables « centrales d’énergie », riches d’un nombre impressionnant d’artistes, de musiciens, d’écrivains, de cinéastes littéralement nés de ce chaos-monde et qui le transforment ? Il fallait un festival, nous disions-nous, ce jour-là, dans la cour de l’hôtel de Port-au-Prince, à la hauteur de ces enjeux, qui donnerait spectaculairement à voir cette Afrique nouvelle, engagée dans une mutation accélérée. Et nous savions déjà, le cœur navré, que ce ne serait pas à Bamako…
Nous le savions, sans vouloir nous le dire, depuis un an. L’édition de 2010 avait été merveilleuse, mais un casse-tête à monter, quand le soutien du gouvernement malien avait fait défaut, dans des conditions qui ne permettaient pas d’envisager une suite. Sans doute pouvions-nous nous consoler en nous disant que les huit éditions de Bamako avaient joué leur rôle, en révélant une nouvelle génération d’écrivains africains, audacieuse, inventive et que nous étions donc comme à la fin d’un cycle – mais ça n’en était pas moins un crève-cœur. Entre le Mali et nous quelque chose de très fort s’était noué, qu’il ne pouvait être question d’oublier, et que nous entendions bien porter avec nous, où que nous irions poursuivre l’aventure.

À Brazzaville, avait dit Alain Mabanckou. Autrement dit : chez lui. À vrai dire, ça n’était pas la première fois qu’il avait suggéré d’imaginer, parallèlement à Bamako, une édition à Brazzaville, mais là c’était d’une tout autre affaire qu’il s’agissait : un festival à la dimension d’un continent. Un nouveau cycle, de dimension bien plus vaste, qu’il s’agissait d’amorcer. Et, rentrés de Port-au-Prince, lui à Los Angeles, nous à Rennes, nous étions lancés dans la construction de notre projet quand le Mali, devant nous, avait sombré dans le chaos. C’était bien la fin d’un cycle et l’amorce d’un nouveau – qui ne signifiait pas oubli, il va de soi, de ce qui nous lie à nos ami maliens, c’était même tout le contraire…
« L’Afrique qui vient » : ce projet d’une manifestation majeure à Brazzaville, nous l’avons exposé, avant de nous lancer, aux plus grands écrivains du continent africain. Tous nous ont encouragé à nous lancer, et, sensibles aux enjeux de la période, ont formé un « comité de parrainage » dont vous pourrez lire le détail sur le site. Ils nous auront été un précieux encouragement. Qui du coup nous obligent. La suite a montré que nous avions eu raison, portés par la magie d’Haïti, d’oser rêver – même si je sais bien, à l’instant de tracer ces lignes, que tout reste encore à faire. Comme toujours…
Rendez-vous donc à Brazzaville, en février !

Michel Le Bris