Juste un regard

Écrit par : BELTRAMI Clara (3ème, Collège de Camille Desmoulins, Guise)

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

J’ai regardé ma fille. Elle serrait les deux grenades, comme pour se rassurer en vérifiant qu’elles étaient bien là. Elle savait que sans ces grenades, nous serions tous perdus car ce n’était pas les quelques autres armes que nous possédions qui nous permettraient de survivre face à une vingtaine d’hommes armés jusqu’aux dents. Enfin, si nous avons une chance de survivre, pensais-je. Contrairement à Jules, qui a toujours souhaité s’engager dans l’armée et à qui l’adrénaline du moment a procuré un immense sourire, Chloé, elle, a toujours redouté la guerre. Personne n’était plus pacifique qu’elle. La paix, voilà ce qu’elle souhaitait par-dessus tout depuis de longs mois déjà. Mais à cet instant, je ne l’ai pas reconnue, son visage était fermé et ne laissait percevoir aucune émotion. Elle n’était pas effrayée, je le sentais. Mais elle était déterminée, plus que jamais. La guerre a un effet si négatif sur les Hommes. Elle fait ressortir la part d’ombre enfuie en chacun de nous. La guerre, nous fait développer notre instinct de survie quitte à commettre des actes inconcevables jusqu’à présent. Mais où était passée ma petite fille, ma Chloé si insouciante et gentille ? Ma petite Chloé si innocente ! La guerre volait son enfance et c’était si injuste. J’avais peur, tellement peur des séquelles qu’aurait notre famille si nous survivions. Et si l’un d’entre nous mourrait ? Pourrait-on le supporter ? Je n’en étais pas sûr.

— Ils entrent dans l’immeuble voisin, s’est écriée Chloé.
— Moins fort, tu vas nous faire repérer, a dit ma femme.

Des cris se sont fait entendre puis des coups de feu ont retenti. Et puis, plus rien. C’était presque silencieux. Soudain, une grosse explosion retentit. A partir de ce moment- là, tout a été très vite. Les soldats ennemis sont sortis à toute vitesse de l’immeuble, se jetant à terre. Le sol s’est mis à trembler et on pouvait voir des flammes s’échapper du bâtiment. En quelques minutes l’immeuble s’étaient effondré. Il ne restait plus rien, uniquement des ruines.

— Ils sont morts ? a demandé Chloé en parlant de nos voisins de l’immeuble d’à côté.
— Oui, personne ne peut survivre à cela, lui ai-je répondu.
— Nous aussi on va mourir, comme eux ? m’a-t-elle de nouveau demandé.
— Possible, lui ai-je répondu.

Son visage s’est décomposé et elle s’est effondrée. Elle pleurait tellement, j’avais si mal au cœur de la voir comme cela. Ma petite fille Chloé était toujours là et ce serait mentir que de dire que je n’étais pas soulagé de savoir qu’elle restait une enfant avec toute sa sensibilité malgré tout.
Mais ce n’était pas du tout le moment de craquer, il fallait rester fort, plus que jamais. Les soldats s’étaient relevés et avaient commencé à marcher jusqu’à notre immeuble. Les quelques secondes suivantes ont paru interminables. Mon front était couvert de sueur, j’étais terrorisé. Mais je ne devais pas le montrer. Je devais rester fort et montrer l’exemple.

— Chloé ! Les grenades, lance les grenades ! lui a crié Jules. Mais cette dernière ne réagissait pas, elle était comme paralysée par la peur.
Je me suis précipité vers elle, j’ai saisi les grenades puis je les ai balancées par la fenêtre le plus vite possible.
— Tout le monde à terre ! ai-je crié.

Nous nous sommes relevés quelques minutes plus tard. Notre premier réflexe a été de regarder par la fenêtre afin de voir l’étendue des dégâts. Une dizaine de cadavres déchiquetés par la violence de l’explosion jonchaient le sol, un énorme creux s’était formé dans la terre maintenant couverte de sang. Mais quelque chose a attiré mon attention : les soldats étaient une vingtaine, alors où étaient passés les survivants ? C’est à ce moment que nous avons entendu des coups de feu à l’étage du dessous. Les ennemis étaient entrés dans l’immeuble et nos voisins étaient maintenant certainement morts. Nous n’avions pas assez d’armes pour nous défendre et rester voulait dire mourir. Fuir était la seule solution.

— On s’en va ! criais-je.

Chloé semblait avoir repris ses esprits. Nous nous sommes tous levés en vitesse et sommes sortis de l’appartement en essayant de faire le moins de bruit possible. Nous avions presque atteint les escaliers quand des soldats ont surgi de l’autre côté du couloir. Les balles fusaient et nos oreilles sifflaient. Jamais nous n’aurions pensé vivre une telle chose. Soudain Jules s’est effondré au sol, il a porté une main à sa poitrine, son tee-shirt se colorait de rouge : il venait d’être touché. Je l’ai pris dans mes bras puis j’ai dévalé les escaliers le plus vite possible suivi de ma femme et de Chloé. Les soldats étaient proches, ils nous suivaient toujours. J’étais épuisé mais je ne pouvais pas m’arrêter. Par miracle, nous avons réussi à atteindre la rue et avons continué à courir le plus vite possible. Il fallait nous éloigner de cet endroit, partir loin, rejoindre la partie inoccupée du pays et sauver Jules. Notre course a très vite été coupée par un soldat ennemi qui se tenait droit devant nous. Il devait servir de guetteur et était seul. Nous avons eu un mouvement de recul. Nous pouvions entendre les autres soldats se rapprocher de nous. Nous pensions être perdus. Nous avons fixé le soldat, attendant de voir ce qu’il allait nous faire. Mais il n’a rien fait, il se contentait de nous fixait, l’air hagard. Il semblait regarder notre jeune fils se vider de son sang et je sentais de la tristesse dans son regard. Voyant qu’il ne bougeait pas, je compris qu’il ne comptait pas nous tuer et nous avons donc repris notre course. Quelques mètres plus loin, je me suis retourné. Il était toujours là, à nous fixer sans rien faire. Il aurait eu tout le temps de nous tuer, mais il nous a laissé la vie sauve alors qu’il savait que si cela s’apprenait, on le fusillerait certainement pour trahison.

Quarante ans après je reconnaîtrai encore ce regard entre mille car je ne peux l’oublier. Ce regard qui hante encore mes « rêves », c’est celui de l’homme qui nous a laissé la vie sauve. Mon fils est malheureusement mort ce jour-là mais si cet homme ne nous avait pas épargné nous serions tous six pieds sous terre à cet instant. Ce soldat a su percevoir la détresse d’une famille et l’absurdité de la guerre. Il a su écouter son cœur et désobéir aux ordres. Il y avait dans ses yeux bleus une lueur que je ne saurais décrire, la même lueur qui brille dans le regard de l’homme qui est assis à mes côtés, sur le banc de l’église.

En effet, aujourd’hui, a lieu le mariage de mon petit-fils, Jules, le fils de Chloé. Je vois bien que cet homme assis à mes côtés m’a reconnu mais tout comme moi, il n’ose pas parler. Nous nous regardons simplement durant de longues minutes jusqu’à ce que Chloé arrive vers nous.

— Papa, comment vas-tu ? me demande-t-elle.
— Très bien et toi ? Comment va Jules, il n’est pas trop stressé ? lui demandais-je.
— Etonnement non, il est plutôt détendu. Au fait, je ne t’ai pas présenté Karl, c’est le grand-père de Claudia.

C’est à ce moment que la mariée entre et que la musique commence. Chloé part rejoindre le marié. Je me tourne de nouveau vers Karl, toujours silencieux. Je prends mon courage à deux mains et lui dit :

— Merci.

Il ne répond pas mais un grand sourire se dessine sur son visage. Il a compris. Je suis heureux et soulagé d’avoir enfin pu remercier l’homme qui nous a épargné quarante ans plus tôt et sans qui je n’aurais pas pu vivre tous ces moments de bonheur. Ennemi autrefois, nous allons maintenant faire partie de la même famille. Quelle ironie du sort !