Josaphat-Robert Large envoie son cœur en Haïti


J’ai envoyé mon cœur en Haïti
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Après une nuit d’escale en Floride, je me présentais frais comme un œuf d’oie à l’aéroport de Fort-Lauderdale, pour la seconde étape de mon voyage. Cap sur Haïti !
J’avais déjà fixé sur mes lèvres mon sourire haïtien, revêtu mes habits de natif/natal. J’avais déjà rajusté la vélocité de mes gestes en ajoutant une lenteur gracieuse à ma démarche. Je redeviens toujours Haïtien dès que je pose les pieds dans un aéroport, puisque le berceau de ma naissance n’est alors qu’à quelques battements d’ailes d’avion de l’aérodrome. Et c’est alors que j’appris la nouvelle : Port-au-Prince est détruite ! Ladies and Gentlemen, the flight to Haiti has been cancelled !
L’écran de la chaîne CNN attire mon regard. Déferlements des premières images d’une catastrophe effroyable. Déroulement devant mes yeux des scènes du désastre : des gens courant dans toutes les directions, le Palais National effondré, la cathédrale détruite, un vent de poussière balayait de temps à autre la lentille de la caméra. Mon portable n’arrêtait pas de « twitter » et les échos lointains des voix répétaient les mêmes phrases : Un tremblement de terre mesurant 7.3 sur l’échelle de Richter : un cataclysme, un séisme !
Du fond des pensées survint d’abord un regret : celui de n’avoir pas eu le temps de me rendre sur les lieux. Et ensuite, une impulsion envahissante : le désir de partager les souffrances de mon peuple. Une idée folle en fin de compte : aller mourir aux côtés des victimes ! Mourir étouffé sous des décombres ou accroché aux balustres d’un balcon détaché de son socle. Mourir écrasé sous les débris d’une école, aplati sous le pylône d’un transformateur électrique. Des larmes coulaient sur mes joues. Des sanglots me nouaient la gorge. Je tapais du poing sur une table, en signe d’impuissance. Non !, me disais-je, Non !
Un réconfort me vint comme par hasard, quand je vis un bel avion décoller de la piste. Il se rend assurément vers les Caraïbes, celui-là ! Vers la Martinique, la République dominicaine ? J’eus alors la merveilleuse idée de placer mon cœur dans cet engin. Ah oui ! Je pris la décision d’envoyer mon cœur en Haïti. Mon cœur qui après une heure dans les airs, arriva dans les rues de Port-au-Prince. Là, il se mêla à la foule, partageant la souffrance des blessés, épousant leurs craintes. Mon cœur se rendit sans réfléchir au Champs-de-Mars. Le spectacle était horrifiant : tous les édifices gouvernementaux détruits (le Palais national, le Palais de Justice, l’École normale supérieure). Aux alentours, on construisait ce qui ressemblait à un village de tentes. On établissait demeure là où l’on pouvait. On se préparait pour la nuit. Mais mon cœur n’avait pas sommeil. Il se rendit de préférence au Sacré-cœur de Turgeau où une fillette agonisait sous un pan de mur. J’entamai avec elle une conversation de cœur à cœur. Le mien demandant au sien de ne pas lâcher prise, de ne pas céder, lui rappelant deux des devises existentielles de l’Haïtien : Ne jamais lâcher la Vie ! Ne jamais cesser d’Espérer !
On lui amputa une jambe et on arriva finalement à la dégager des décombres. La fillette sortit couverte de ciment, souriante. Pas un cri de douleur, pas une plainte de sa part, rien !

Mon cœur assista ensuite à la douloureuse agonie de Georges Anglade. Il eut même le temps de parler à son cœur qui battait encore. Oui, il eut le temps d’accepter le rendez-vous que le cœur de Georges lui donna pour une rencontre au paradis de la littérature. Une soirée d’audiences et de poésies. Je quittai la résidence des Anglade, mon cœur baigné de larmes. Il y avait non loin de la zone de Lalue une centaine de cadavres découverts sous les ruines d’une Université. Mon cœur se souvint d’y avoir prononcé une conférence, lors de la rentrée littéraire de l’année 2008. C’était dans une des classes du linguiste Pierre Vernet. Qui lui aussi se trouvait sous les décombres.
Mon cœur prit alors la direction de Carrefour. Mon Dieu ! Suite de rues défoncées ; des égouts éclatés ; un hôpital démoli ; la rivière du Bois de chêne la tête en bas ; le ministère de l’éducation nationale enseveli. Arrivé au bicentenaire, mon cœur vit au loin des rangées d’individus les bras en crucifix vers le ciel, leurs voix lançant des lassos de prières vers l’horizon. Une rumeur enragée circulait un peu partout : l’arrivée prochaine d’un tsunami. Craignant le pire, il fallait se cacher, creuser un trou où s’abriter. Mais la rumeur était fausse. L’unique tsunami se déroulait dans le ciel avec une avalanche de nuages. Une pluie de lumières jaillissait des étoiles. Cependant que, dans le lointain, la ville de Léogane ressemblait à une presqu’île dessinant une croix énorme sur la mer.
Mon cœur s’engagea alors sur l’artère principale de Carrefour. Des foules de gens couraient en zigzaguant dans les rues. Mon cœur accéléra son rythme. Une nouvelle secousse fit trembler la terre et subitement, la route se fendit devant nous, et se referma bien vite, engouffrant deux hommes qui se trouvaient au centre du rayon de l’action. Mon cœur eut la prudence d’emprunter un trottoir. Où une odeur de cadavres fut apportée par une brise : une puanteur insupportable. Mon cœur se mit alors à courir dans un moment d’affolement. Des victimes longeaient leurs mains au milieu des fissures créées entre des piles de murs écrasées au sol. Des cadavres jonchaient les rues. L’archevêque du pays est mort, coincé entre deux croix. Un Monseigneur et une Sœur de la Sagesse l’ont suivi. Une pétarade de moteurs d’hélicoptères se fit soudainement entendre dans le Golfe de la Gonâve. Des moustiques géants d’acier se dirigeaient vers l’aéroport.
Mon cœur assista quelques instants plus tard au sauvetage d’une fillette qu’on croyait morte. Elle était pourtant en vie, respirant d’un petit souffle pénible, mais souriant tout de même ! Les sauveteurs, des Haïtiens vaillants qui ne craignaient nullement le danger que représentaient les poutres qui continuaient de s’effondrer. Les jeunes aidaient les vieux à construire leur bivouac. On parla d’organiser une « Combite » pour secourir les sinistrés. Mon cœur était finalement fier de mon peuple, fier d’être de ce pays et fier surtout de participer à la souffrance des victimes de la catastrophe en cours.
Et satisfait finalement d’avoir arpenté les quartiers démolis par les différentes secousses, mon cœur se rendit sous une tente dressée à la sauvette sur le court de tennis de l’Hôtel Karibé, où disserter avec Laferrière, Lebris, Mélani, Trouillot, Spear, Dalembert et St-Eloi. C’était le lieu de l’unique débat mené par les Étonnants-Voyageurs, non pas sur une question ayant rapport à la littéraire mais de préférence à la reconstruction prochaine de l’Haïti de l’espoir. Une belle nation dirigée par des dirigeants qui auront au moins, au fond du cœur, un bel et grand amour de leur pays.

Josaphat-Robert LARGE