Jacques Lacarrière, par Michel Le Bris

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Jacques Lacarrière
Michel Le Bris

Il fut de l’aventure Étonnants Voyageurs dès la première édition, et n’en manqua pas une seule, comme il fut de l’aventure de la revue Gulliver née en avril 1990 qui rassembla tous les écrivains fidèles de Saint-Malo autour de cette idée d’une littérature « voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde » C’est donc tout naturellement qu’il .tait devenu membre (un membre très actif, toujours pétillant d’idées) de l’association étonnants Voyageurs. Et le public le retrouvait chaque année avec bonheur au café littéraire avec Maëtte Chantrel, à la Tour des Moulins avec son complice en poésie Yvon Le Men, où Sylvia Lipa, sa femme, et lui enchantaient le public par leurs lectures, et dans de multiples rencontres, évocations, débats qu’il illuminait de son humour et de son immense érudition.

« Illuminait » : c’est le mot juste. Il était un de ces rares écrivains qui savaient faire de leur savoir de la lumière. Et nous gardons en souvenir quelques instants de grâce, comme à Sarajevo, où il avait bouleversé le public par un magnifique hommage à Danilo Kiš, ou cette « rencontre d’amitié » autour de Nicolas Bouvier, avec Jacques Meunier et Gilles Lapouge, les complices de toujours – tant d’autres encore, qu’il faudrait citer… Il avait la grâce.
Un immense écrivain. Amoureux fou de la Grèce, bien sûr, où il aura passé une bonne partie de sa vie, mais aussi de l’Inde, on le sait moins (parti pour l’Inde, il était tombé malade à mi-chemin, nous racontait-il, et avait ainsi découvert la Grèce, et lorsqu’à sa deuxième occasion de la découvrir, il était de nouveau tombé malade, il y avait vu comme un signe), de l’Anatolie, de l’Égypte, des mondes celtiques (à preuve La Forêt des songes, fantaisie autour des thèmes arthuriens auxquels il tenait beaucoup), passionné par le bouddhisme comme par les gnostiques. Il était, au-delà de la Grèce, profondément, un « homme du monde ». La manière française de tout cataloguer l’associe quasi exclusivement à la Grèce. À tort. Reste donc encore à prendre la mesure de son projet : à travers les cultures, les paysages et les chemins du monde, dessiner les contours d’une métaphysique de l’imagination créatrice. Autrement dit : par le travail de l’écriture, réenchanter continûment le monde.

Un homme du monde, oui. Aimant la vie, le vin, les amis, bref, le « bel aujourd’hui » : la plongée dans les cultures du passé n’était pas chez lui un refuge, mais une manière de donner sens, profondeur, intensité, couleurs au présent : « J’aime le siècle où je suis né, disait-il : je m’y sens bien et je n’ai jamais feint, comme tant d’autres, de m’y croire inadapté ou exilé. » Pour un numéro de la revue Gulliver consacrée à la littérature de voyage, il avait proposé cette introduction, qui le résume si bien : « Le but du voyage ? Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain voyageur : “Crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres”. »