Après Haïti... Où êtes vous ?

"J’y suis, j’y suis toujours " par Hubert Haddad

"Etonnants voyageurs… où êtes-vous ?" avait lancé Dany Laferrière à la fin du festival de Port-au-Prince en 2007 : "Pour avoir des nouvelles des uns et des autres éparpillés sur la planète, il suffirait de répondre à une simple question : Où êtes-vous ? On peut répondre en une phrase ou une page. On sait depuis un moment que « Où êtes-vous ? » n’est jamais trop loin de cette question plus intime : « Où en êtes-vous ? » C’est à vous de savoir. Tout cela reste assez vague pour donner la pleine liberté à tout le monde." À l’issue de la superbe édition 2012 d’Étonnants Voyageurs à Port-au-Prince, nous avons relancé l’appel : plusieurs écrivains nous donnent aujourd’hui de leurs nouvelles et reviennent sur leur expérience haïtienne.

 

L’étrange fierté des Haïtiens (et cette énergie qu’on ne voit que dans les rues de New York), partout sur ce bout d’île baptisée l’Espagnole par Colomb, j’ai cru y déceler une sorte d’aplomb, d’inspiration cachée, d’espérance ancrée dans un projet de dépassement encore en gésine.

J’y suis, j’y reste par Hubert Haddad

Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! — Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! Et l’océan frappé...

Oh ! mes amis ! — mon cœur, c’est sûr, ils sont des frères :
Noirs inconnus, si nous allions ! Allons ! allons !
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond.

Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours.

Arthur Rimbaud

« À la date du 12 janvier 2010 et des jours qui suivirent, j’avais écrit ces notes rapides, sur le coup de l’émotion, sans bien sûr imaginer un instant que je me rendrai sur les lieux, deux ans plus tard, avec les Étonnants Voyageurs, sous l’égide de Michel Le Bris, Lyonel Trouillot et Dany Laferrière :

Tremblement de terre en Haïti, pendant que les rêves et la neige nous submergent, de ce côté enténébré de l’Atlantique : « Selon l’Institut américain de géophysique, le pays n’avait pas subi une secousse d’une telle puissance depuis le milieu du XVIIIe siècle. Selon les premières estimations de responsables d’ONG, la catastrophe pourrait avoir causé des milliers de morts dans cet État parmi les plus pauvres du monde » (communiqué de presse). À travers les cinq continents, à chaque seconde, des milliers de gens meurent de maladie, d’accident ou de violence, mais à des distances assez raisonnables les uns des autres pour occulter l’effet catastrophique. Nous vivons tranquillement l’apocalypse lente du temps jusqu’à ce qu’un séisme ou qu’une guerre rassemble en un lieu donné l’enfer du monde. (Mardi 12 janvier 2010.)

En Haïti, le séisme semble avoir fait autant de victimes que la bombe d’Hiroshima. Un tiers de Port-au-Prince est détruit. On parle de plus de cinquante, cent mille morts, davantage. Avant tout décompte, l’étiage d’un sinistre se révèle par l’égalité et donc la proportionnalité dans le malheur : de nombreux ministres, journalistes, diplomates manquent à l’appel. À dix heures du soir, avant-hier, quand cent mille personnes succombaient en quelques minutes, nous dînions à Saint-Germain des Prés avec Pascale Kramer et Boubacar Boris Diop, l’auteur d’un mémorable roman éclairant le génocide des Tutsi au Rwanda (Murambi, le livre des ossements), évoquant sans doute les rugueuses bénignités de la condition littéraire. Aujourd’hui, notre inquiétude pour Lyonel Trouillot qui vit ordinairement à Port-au-Prince. Dans les situations de tragédie collective, un visage connu prend la place des foules anonymes, sans jamais les occulter. Comme la pensée s’appuie sur les mots, l’implication sensible au drame humain a besoin de visages et de noms pour échapper à l’abstraction compassionnelle. (Jeudi 14 janvier.)

Lu ces propos rapportés d’une vieille paroissienne de Port-au-Prince (dans le Monde) : « Il a réussi en partie, le vicieux ! Les pierres ont enseveli l’intégralité de la chorale Sainte-Cécile qui était en train de répéter. Ils chantaient tous, si sincères, si vibrants, quand la terre a tremblé ! Et ils sont encore là. Dans le chaos, sous les poutres et la poussière. Personne n’est venu les déterrer. »
Il a fallu que le drame se déploie, devienne visible dans ses détails, à travers les voix et les visages, pour que chacun en prenne la mesure. Au lendemain de l’atomisation d’Hiroshima et de Nagasaki, le monde resta insensible à la monstruosité à cause de l’isolement de l’événement, de son insonorisation planétaire. Il faudra attendre des années pour comprendre. Aujourd’hui les médias pécheraient plutôt par excès de représentation. On finit par endormir l’horreur par trop d’images et de paroles, indigestion sémantique. Mais quelques mots dits par un témoin rescapé suffisent à nous bouleverser derechef. Nous l’avons tous échappé belle, par centaines de millions. Quand la terre s’ouvre quelque part, il y a une sorte d’indignité outrageante de la chance massive qui est la nôtre : nous vivons la tragédie à peu près comme un spectateur de film catastrophe, avec moins d’implication émotive sans doute. La mort d’un canari, quand c’est le nôtre, affecte davantage que deux ou trois cents mille victimes, enterrés vifs, écrabouillés, amputés, de l’autre côté de l’océan. (Lundi 18 janvier.)

« Des amputations par milliers. À la chaîne. Bras, mains, doigts, jambes. Sans radio préalable. Parfois sans anesthésiques ni antalgiques. Le plus souvent à ciel ouvert. Ou sous le seul éclairage d’une lampe frontale. » C’est à Port-au-Prince, après le séisme, des jours, des semaines plus tard, tandis que la bourgeoisie du monde convoite les orphelins, de préférence intacts, avec une espèce d’avidité prodigue. (Lundi 1 février.)

Lu dans Libération (au sujet des rescapés d’Haïti) : « Le petit Destin, abandonné lui aussi à l’âge de cinq mois, joue avec le squelette de Martin dans une classe de leçon de chose. » (Jeudi 4 février.)

Tempête hier sur les côtes françaises, les digues cèdent dans les basses terres des Landes et de la Charente maritime : une cinquantaine de morts par noyade. Les autorités décrètent la catastrophe nationale. La proximité crée l’événement. Ce qui est humain : on se tâte pour savoir si on est soi-même atteint avant de prendre la mesure du drame. Au Chili, après les deux cents mille morts d’Haïti, un séisme de magnitude exceptionnelle détruit une ville, on dénombre des milliers de victimes. En rumeur, la montée de périls impersonnels et fatals à plus ou moins long terme liés aux actes humains, à la technique, à la mise à mal de l’environnement. En France, on utilise le même vocabulaire qu’en Haïti pour un sinistre considérablement moindre. Les médias engagent au pastiche individualiste. (Lundi 1er mars.)

De retour d’Haïti, ces pages d’un carnet sans destination, prennent pour moi un tout autre sens : je mets enfin des visages singuliers sur l’abstraction médiatique, de la proximité sur l’insaisissable. Et pas seulement les visages des artistes et écrivains, des journalistes et des étudiants rencontrés à Port-au-Prince ou à Cayes. Aussi les visages graves des enfants des écoles, des passants nombreux des rues, les yeux des femmes et des hommes qui croisèrent brièvement mon regard sans que j’y puisse déceler le malheur et la mort. L’étrange fierté des Haïtiens (et cette énergie qu’on ne voit que dans les rues de New York), partout sur ce bout d’île baptisée l’Espagnole par Colomb, j’ai cru y déceler une sorte d’aplomb, d’inspiration cachée, d’espérance ancrée dans un projet de dépassement encore en gésine. Dans cette terre qui bouge, entre deux cyclones et un séisme, le sentiment de la citoyenneté partagée, aujourd’hui encore mise à mal à force de dénuement et d’entraves à l’instruction d’une jeunesse pourtant affamée de savoir, ne saurait manquer de porter à une révolution salutaire, le dos tourné à la mort. Il y a partout en Haïti un tel don poétique, furieusement rimbaldien, jusque dans l’invention d’une langue et d’un destin. Personne, là-bas, n’oublierait ces mots une fois lus :

« Donc le poète est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; - Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, - plus mort qu’un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! -
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus - que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
 » (Rimbaud, lettre à Paul Demeny, dite du Voyant)

Hubert Haddad