Ivresse (incipit 1)

écrit par Danaé MADEC, en 2nde au Lycée Condorcet à St Maur (94)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups.

Il marchait tellement vite que je faillis à plusieurs reprises me prendre les pieds dans les plis de ma longue tunique grecque. La musique était trop forte mais j’aimais ça. Gagnée par l’euphorie de la fête, je le suivis sans trop réfléchir. Nous dépassâmes le groupe de garçons vêtus de peaux de bêtes grises qui, à notre passage, se mit à hurler en levant la tête vers le plafond. Je sursautai.

Le garçon à la tête de taureau se mit à rire.

– C’est la première fois que tu viens, pas vrai ?

– Ca se voit tant que ça ?

Il haussa les épaules.

– Viens.

Il accéléra, je voulu protester mais son emprise sur mon poignet se raffermit. La musique autour de moi et les odeurs trop fortes de parfum et de cigarettes se faisaient envoûtantes, rassurantes. Je le laissai m’emmener.

Plusieurs personnes sur notre chemin accostèrent le Minotaure, mais il ne fit que les saluer d’un vague signe de tête et ne s’arrêta pas. Il s’approcha d’une tapisserie sur le côté d’une cheminée et appuya quelque part, je ne vis pas où. Une partie du mur se détacha et il me poussa par l’ouverture.

Et je l’aperçus. El Baïd.

Je voulus m’enfuir, partir, mais il était déjà trop tard. Comme toujours, j’étais trop longue à la détente. Le Minotaure bloquait l’unique sortie. Il n’y avait aucune échappatoire.

Dépitée, je fis face à l’être devant moi.

Il était assis sur un immense trône, au centre d’une sorte de chapelle revisitée en bureau. Autour de lui, sur les murs, de petits anges se promenaient au milieu de nuages bleus, jouaient de la lyre, de la harpe, riaient. Mais l’homme y restait insensible et ne se souciait que d’étranges calculs, tapant sa calculette d’une main griffue et écrivant de l’autre. Ses gros sourcils noirs se fronçaient toujours plus à chaque seconde. Il finit par lever ses yeux rouges et perçants vers moi et sourit de sa fine bouche écarlate. Diaboliquement.

– Tu n’as jamais su résister à un taureau, n’est-ce pas ma chère Europe ?

Je baissai la tête, honteuse de m’être faite avoir. Si facilement.

– Tu le sais, Europe, que j’ai toujours eu de la sympathie pour toi. Si tout ne dépendait que de mon bon vouloir, je te laisserais tranquillement faire la fête, sans rien te demander. Mais vois-tu, je suis un commerçant, c’est mon travail. J’ai des bouches à nourrir.

Il posa son menton sur ses deux mains croisées et me regarda droit dans les yeux.

– Je ne peux pas te laisser rester ici si tu ne paies pas.

– Vous m’aviez dit que je pouvais venir ici juste pour voir, sans rien donner en échange !

– Les quinze premières minutes sont en effet gratuites, mais cela fait plus de deux heures que tu es ici, ma belle. Il va falloir songer à trouver quelque chose pour éponger tes dettes.

– Cela fait à peine cinq minutes que je suis arrivée !

– Vérifie par toi-même.

Je regardai l’horloge qu’il désignait du doigt. Il avait raison.

– Que voulez-vous en échange ? Je n’ai rien sur moi.

– Ça je m’en doute, princesse. Mais vois-tu, j’ai toujours eu tendance à être excessivement prudent, même s’il l’on ne l’est jamais assez, soit dit en passant, et j’aime vérifier que mes clients sont solvables avant de les accueillir dans mon merveilleux établissement.

– Vous voulez quelque chose de moi ?

– En effet.

– Quoi ? demandai-je agressivement, soudain inquiète.

– Ton nom.

– Mon nom ? Mais pourquoi ?

– La raison ne regarde que moi, ma chère. La vraie question, c’est si tu acceptes, ou non, le marché.

– Si je dis non... Vous me tuerez ?

– Plus ou moins.

L’aiguille des minutes de la grande horloge murale s’approcha dangereusement du chiffre neuf. Un petit ange se déplaça sur la fresque pour se pencher vers l’oreille de son maître. Une fois que l’ange fut retourné à sa peinture, El Baïd se tourna vers moi.

– Mais quel dommage ! Je n’ai pas le temps de philosopher avec toi, il faut déjà que je m’occupe d’une affaire d’extrême urgence. Tu as exactement dix-huit secondes pour te décider.

– Quoi ?! Si peu de temps ?

– Quinze...

– Mais... n’y a-t-il rien d’autre que je peux donner en échange ?

– Neuf...

– Et si je vous donne mon nom, m’appellerai-je toujours Europe ?

– Cinq...

– Je vous en prie, répondez à mes questions !

– Deux...

– Oui ! J’accepte ! J’accepte ! Prenez mon nom...

– Ah ! Je suis content que tu aies pris la bonne décision. Je te laisse, le Minotaure t’expliquera les clauses de notre nouveau contrat.

Il claqua des doigts et le sol se déroba sous mes pieds. Je me mis à hurler, gesticulant dans tous les sens, cherchant désespérément quelque chose pour me rattraper. Puis mon corps rencontra le sol. Je perdis connaissance.

J’ouvris les yeux. Lentement, mon esprit se remit en marche. Tout était sombre autour de moi. Seul quelques bougies éclairaient la pièce dans laquelle je me trouvais. Soudain, tout me revint en mémoire. Je me levai précipitamment, cherchant une porte de sortie, un moyen de m’enfuir.

Je me retrouvais nez à nez avec le Minotaure.

« Vous essayez de fuir ?

J’aperçus ses yeux perçants à travers son masque. Je soutins son regard.

– Qui ne le ferait pas ?

– Personne ne s’échappe du château d’El Baïd.

– Parce que vous les en empêchez ?

– Si ce n’est pas moi ce sera un autre. Rasseyez-vous.

Cet homme n’avait rien à voir avec l’amical garçon qui me tutoyais. Contrariée, je m’assis.

J’observais autour de moi et ne vis aucune porte. Elles devaient, comme pour l’entrée du bureau d’El Baïd, être camouflées. Seul le Minotaure devait en avoir connaissance.

Ce dernier s’assit tranquillement sur une chaise en bois à côté d’une bougie et se mit à sculpter une statuette en ivoire. Il souleva son masque pour mieux y voir. Je découvris son visage. Un visage d’homme.

– N’êtes-vous pas sensé m’expliquer cette histoire de contrat ?

– Je n’y suis pas obligé.

– Vous allez le faire ?

Il soupira.

– Il n’y a malheureusement pas grand chose à expliquer. Vous avez donné votre nom et scellé le destin de tous les habitants de ce continent. Vous n’auriez jamais dû lui céder.

– J’aurais mieux fait de mourir ?

– Oui.

– Pour vous, c’est facile à dire ! criai-je, énervée. Ce n’est pas votre vie qui est en jeu !

– Rasseyez-vous.

J’obéissais. Les ressorts du lit grincèrent sous mon poids.

– Quelles vont être les conséquences ? Ce n’est qu’un nom, ça ne peut pas être si grave que ça.

Il leva soudainement les yeux de sa statuette.

– Pas si grave ? Posséder un tel nom, c’est posséder un pouvoir incommensurable ! Imaginez ce que le diable va bien pouvoir faire d’un tel pouvoir !

– Ça ne sert à rien de me crier après ! Et ça ne me dit toujours pas ce que c’est, comme pouvoir !

Encore une fois, il soupira.

– Peu importe. Il est trop tard à présent. Nous allons rester ici, vous et moi, dans cette pièce lugubre, à attendre que le contrat prenne effet. Loin à l’écart de la fête.

Je ne répondis pas. Le silence passa un instant dans la petite pièce sombre, seulement troublé par des coups de couteau dans de l’ivoire.

– Dans combien de temps le contrat prendra-t-il effet ? demandai-je, hésitante.

– Dans un quart d’heure.

– Et que va-t-il se passer ?

– Pour vous ? Vous allez changer de nom, de passé, de souvenirs. Nous, nous serons privés de liberté. Rien ne pourra se faire sans l’accord d’El Baïd. Quiconque sera sur le sol européen lui appartiendra.

– Je n’en savais rien. Je suis désolée.

– Ne le soyez pas. Je comprends. J’ai déjà fait pareil.

Un autre silence passa.

– C’est un ange ? questionnai-je en pointant du menton sa sculpture.

– Non. C’est moi.

– Vous avez eu des ailes ?

– Une fois. Elles étaient en cire.

– Comme celles d’Icare ?

– Non, Icare n’en a jamais eu. C’était les miennes. J’avais pris sa place.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ...? Parce que je ne supportais plus qui j’étais.

– Et qui étiez vous ? Le Minotaure ...?

Il hocha la tête.

– Je n’en pouvais plus de tourner en rond dans un labyrinthe, privé de liberté. J’ai fait appel à El Baïd. Il m’a proposé un marché : la vie dont je rêvais contre celle d’Icare. J’ai juste eu à l’enfermer dans mon corps et prendre possession du sien. Dédale m’a fabriqué des ailes, pensant que j’étais son fils. Et une fois dans le ciel... transporté par la joie je suis monté trop haut. Mes ailes ont fondu au soleil, et je suis tombé dans la mer. J’ai failli mourir noyé, mais El Baïd est apparu, encore une fois. Il m’a proposé de me sauver la vie en échange de ma dévotion et de mon obéissance éternelle. J’ai accepté. Retour à la case départ.

– Pourquoi continuez-vous à porter un masque ?

– Parce que ça l’amuse.

Il retira le masque qui était resté sur le dessus de sa tête. Il le regarda quelques instants, le tenant fermement entre ses mains. Puis il soupira et le posa sur la table à côté de lui.

– Et vous ? Ça n’avait pas l’air d’être la première fois que vous aviez affaire avec lui.
Je hochai la tête à mon tour.

– Que vous a-t-il proposé ?

– Comme vous, une vie meilleure, loin de mon père que je détestais tant. J’ai toujours été naïve, et il m’a eu facilement. Il m’a dit qu’un taureau viendrait me chercher et m’emmènerait loin, sur un autre continent. Il a évoqué, évasivement, le malheur qui s’abattrait sur ma famille à cause de mon départ. Je pensais qu’ils seraient un peu tristes quelque temps, tout au plus. Mais j’avais tout faux. C’est au détriment de leur vie que je suis partie.

– Ils sont tous morts ?

– Oui. Après s’être rendu compte que j’étais partie, mon père a envoyé les membres de ma famille à ma recherche. Ils n’avaient pas le droit de revenir tant qu’ils ne m’avaient pas trouvée. Ils ne sont jamais rentrés chez eux. J’ai retrouvé, un après un, leurs corps sans vie, échoués sur les côtes de mon nouveau royaume... Et dire que j’ai été assez stupide pour me faire reprendre dans ses filets !

Sans que je puisse les en empêcher, des larmes perlèrent à mes yeux. D’un geste rapide, je les écrasai avec un pli de mon vêtement. Je ne voulais pas qu’il me voit en position de faiblesse. Il esquissa un mouvement dans ma direction, je crus pendant un instant qu’il allait se lever. Pour me réconforter ? Mais il reprit sa statuette et se remit, gêné, à sculpter.

Soudain, un craquement me fit sursauter. Un courant d’air souffla les bougies, nous plongeant dans l’obscurité. Je sentis une main agripper la mienne. J’entendis le Minotaure me chuchoter :

– Ecoute-moi bien, je ne le redirais pas deux fois. Si tu conclus ce pacte avec lui, c’est notre fin à tous. Je vais t’aider à t’échapper, sache que je le fais seulement parce que c’est dans mon intérêt. Tiens-toi prête.

Tout à coup, un immense lustre apparut au plafond, éclairant d’une violente lumière. Les anges apparurent sur les murs, nous encerclant. Je me levai précipitamment, ne voyant pas le Minotaure à côté de moi, comme je l’avais cru. Je reculai, butai dans quelque chose. Je me retournai, et le vis. Il avait remis son masque et laissé la statuette inachevée sur la table.

– C’est l’heure.

Les anges se mirent à rire et à danser. Le lustre tourna dans les airs. J’entendis El Baïd s’éclaircir la gorge, comme pour prendre la parole. Paniquée, je le cherchais des yeux, voulant voir où il se cachait. Mais sa voix venait de partout et il n’était nulle part.

– Mon Europe, ma belle Europe ! Enfin, nous allons pouvoir conclure ce contrat. Donne ton bras à mon amis le Minotaure, qu’il te prélève une goutte de sang. Ce n’est rien du tout, juste une petite formalité.

Je regardais le Minotaure, ne sachant que penser, n’étant plus certaine d’avoir entendu ce qu’il venait de me chuchoter. J’attendis. Il me regarda longuement, sans bouger. Etait-il pris de doute ? El Baïd s’impatienta.

– Allons, qu’on en finisse ! Prends-lui son bras, nom de Zeus !

Le Minotaure attrapa mon bras tremblant. Il me regarda droit dans les yeux. Brusquement, il tira dessus, courut vers le mur et m’entraîna à sa suite, ouvrant à la volée la porte camouflée.

« Cours si tu veux vivre ! » me cria-t-il sans se retourner.

Je courus. El Baïd cria :

« ATTRAPEZ-LES !! »

Derrière nous, les anges nous poursuivaient sur les murs et gagnaient du terrain à chaque seconde. Leurs bouclettes blondes avaient laissé place à d’abominables serpents et leurs yeux bleus avaient pris une couleur rouge sang. Le Minotaure tira sur ma main.

« Ne touche aucun mur ou ils t’attraperont ! »

Une porte se ferma tout à coup devant nous. Sans s’arrêter de courir un seul instant, le Minotaure changea de chemin, évitant les portes qui claquaient sur notre passage.

« Attention ! »

Un lustre tomba juste devant nous. Il me ramena vers lui d’un geste brusque pour me mettre hors de portée. Il accéléra, serrant mon poignet avec hargne, poussant de sa main libre les invités sans se soucier d’eux un instant. Je courus comme jamais je n’avais couru. Sans regarder derrière moi. Sans regarder devant moi. Suivant aveuglément le taureau qui allait me sortir de cet enfer.

Mais tout à coup, je vis une ombre passer entre nous et nous séparer. Le Minotaure lâcha ma main. Je me tournai vers lui et, horrifiée, le découvrit, fermement tenu par les anges. Il avait été projeté contre le mur. Il avait été attrapé.

– Ne reste pas là plantée comme une idiote ! Cours ! me cria-t-il.

Mais mon corps refusa de bouger. Sans lui, je ne pouvais pas m’enfuir, c’était impossible.

El Baïd apparut, le sourire aux lèvres :

– Allons, sois raisonnable, ma douce Europe. Ton sauveur est entre nos mains. Rends-toi gentiment.

Je levais les yeux vers lui et le fixais intensément, le regard plein de haine. Qu’y avait-il donc avec mon nom pour qu’il le veuille tant ? Et soudain, je compris. Je compris que mon prénom désignait quelque chose d’autre que moi, quelque chose de beaucoup plus grand. Je sentis au fond de moi la présence d’un pouvoir immense. Décidée, je m’en saisi.

La terre gronda. Le sol se fissura et tout se mit à trembler. La fête se transforma en chaos. Partout les gens criaient. Je vis une lueur de surprise, d’inquiétude dans le regard d’El Baïd. Je sentis le pouvoir affluer dans mes veines. Ivre de cette nouvelle force, je voulus aller encore plus loin. Mais je perdis le contrôle de mon corps. Tout devint noir.

– ...ope ? Ça va Pénélope ? Tu veux que je te raccompagne ? Tu m’as l’air d’avoir un peu trop bu.

– Attends... Faut que j’aille... sauver le Minotaure des anges démoniaques et... et du diable qui veut me voler mon prénom...

– Allez, arrête ton délire, je te ramène.