Interview de Michel Le Bris pour Muze

FAIRE PASSER DE L’AIR DANS LA LITTERATURE

Depuis la Bible ou l’Odyssée d’Homère, le voyage n’a pas cessé de bousculer la littérature. Eclairage avec Michel Le Bris, écrivain, historien des flibustiers et du romantisme, biographe de Stevenson et créateur du festival Etonnants Voyageurs, à Saint Malo.

Muze : Qu’est-ce que c’est, un écrivain voyageur ?

Michel Le Bris : Un écrivain. C’est-à-dire quelqu’un pour qui toute langue est étrangère. A commencer par la sienne. Et de même, le monde. Quelqu’un qui tente d’établir entre les deux comme un rapport d’incandescence, pour tenter de les habiter. Parce que la littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle dit le monde.Parce que c’est la parole vive du monde qui sans cesse empêche la littérature de se refermer en clichés, en stéréotypes, en paroles mortes, en jeux de mots. Chaque écrivain a ses propres raisons de prendre la route. Mais quand l’ordinaire des jours pèse comme une prison, que notre monde semble se refermer, se faire trop vieux, alors la littérature de voyage immanquablement resurgit. Voyez le romantisme : Gérard de Nerval part alors en Orient, Victor Hugo sur les rives du Rhin... De même, à la fin du XIXe siècle, Stevenson entend à toute force s’échapper à l’Angleterre victorienne, parcourt le monde, se frotte à la culture samoane, et invente ce faisant une littérature « autre ». Avant lui, il y avait eu Melville. Quelques années plus tard, Victor Segalen s’embarquera pour l’Océanie, et la Chine... Un écrivain voyageur, ça n’est pas quelqu’un qui entend nourrir un « genre littéraire » : il cherche à tracer des chemins pour ouvrir de nouveaux espaces-à faire passer de l’air dans la littérature,. Et dans la société, quand toutes deux commencent à sentir le moisi... Considérez les expressions populaires : on part « pour se changer les idées » - c’est à dire en avoir, qui ne soit pas le caquet du troupeau, le moulin à prières des idéologies...

Muze : Cela pourrait ressembler à une fuite ?

M.L.B. : Ça vous gênerait ? Attention : c’est généralement le reproche fait par les garde-chiourmes de tous poils, à ceux qui revendiquent le droit de sortir de la prison qu’on leur peignait aux couleurs du paradis. Communiste, par exemple. J’ai connu ça. C’est même ce qui distingue le « militant » du « dissident ». Autre manière de dire que ça a un sens politique, fort. Je fais partie d’une génération d’écrivains apparus à la fin des années 1970, au moment de l’effondrement du marxisme - j’en fus un des acteurs, par mon essai L’homme aux semelles de vent. Il fallait oser, effondrer les murailles, si l’on voulait respirer enfin à l’air libre. C’est comme cela que je me suis retrouvé classé « nouveau philosophe, » alors qu’il s’agissait d’un essai de « philosophie voyageuse » Ce que l’on n’a pas vu sur le coup, mais qui crève les yeux, rétrospectivement : en 1977, la même année, Gilles Lapouge publie les Equinoxiales, Alain Borer part sur les traces de Rimbaud en Abyssinie, Jean-Marie Le Clézio publie Désert, Hugo Pratt invente Corto Maltese, Jacques Meunier publie les Gamins de Bogota, Jean Rolin Chemins d’eaux, et Jacques Lacarrière Chemins faisant, tandis qu’en Angleterre paraît un livre culte : En Patagonie, de Bruce Chatwin ! Si ça n’est pas la naissance d’un mouvement, cela...
Après, ça a été mon combat : création de la revue Gulliver pour rassembler tous ces auteurs, lancement de plusieurs collections, chez Payot, Phébus, la Table Ronde, puis Flammarion, Hoebeke... Avant de créer en 1990 le festival Etonnants Voyageurs, qui tout de suite a été un grand succès. Et c’est ainsi que j’ai fait découvrir un certain nombre de « grands anciens » oubliés - à commencer par Nicolas Bouvier, dont j’ai été l’éditeur. Nicolas avait publié son chef d’œuvre, L’usage du monde, en 1963, dans l’indifférence totale de la critique. Il a fallu que les grands clercs de l’idéologie cèdent la place pour qu’on le remarque enfin !Il fallait aussi que le public en ressente l’urgence : au sortir de décennies d’abrutissement, le besoin de réapprendre « l’usage du monde ». Un peu comme on réapprend à marcher.

Muze : Ecrire sur le voyage, est-ce une façon de ne plus parler seulement de soi ?

M.L.B. : C’est une démarche à l’exact opposé de ce qu’en France on a appelé « l’autofiction » - cette pauvre chose d’une coterie à l’agonie, qui tente de survivre comme une fleur en pot, pour ne rien savoir du rugissement du monde, au-dehors. Celle-là, d’une certaine manière, est morte le 11 septembre - puisque le « dehors » est entré par effraction, ce jour-là, dans la bulle où l’on se croyait entre soi, à l’abri. A l’exact opposé ? En apparence, seulement : la littérature voyageuse n’ignore pas la littérature du moi, bien au contraire - mais d’un « moi » mis à l’épreuve de l’autre, et du dehors, d’un moi transformé, concassé, révélé à lui-même par son rapport à l’autre. Deux phrases de Stevenson sont à penser ensemble : « le dehors guérit » ( du trop plein de soi, en particulier) et « tout récit de voyage réussi est un fragment d’autobiographie. » Mais ça n’a plus rien à voir avec le maigre brouet des anorexiques claustrophobes. C’est contre cela que nous avons fondé le festival « Etonnants voyageurs », à Saint-Malo, en 1990. Une ville de corsaires ! Ça tombait bien.

Muze : Le récit de voyage a-t-il encore un sens, maintenant que chacun peut faire le tour du monde ?

M.L.B. : Pourquoi courir le monde puisqu’il est partout identique, Mac Do et Coca Cola à chaque coin de rue ? Cette question, c’est une spécialité française. On a du me la poser dix mille fois ! Curieusement, jamais par des journalistes ou des critiques étrangers. Il faut vivre la tête enfouie dans le sable pour ne pas voir qu’un monde devant nous disparaît, qu’un autre est en train de naître, inquiétant, fascinant - et que nous attendons des artistes, précisément, qu’ils nous le donnent à voir. Rien à voir avec « l’universel reportage » : Bruce Chatwin a dit joliment qu’il « appliquait au réel la technique de narration du roman, pour révéler la dimension romanesque du réel. » Il faut un vrai travail littéraire, un rapport d’incandescence avec le monde. C’est toute la différence avec les récits de voyage ou d’exploration au sens classique.
Le monde est beaucoup plus complexe, beaucoup plus obscur qu’il y a trente ans, parce qu’il n’y a plus d’explications pré-mâchées pour servir de béquilles, quand le moulin à prières des idéologies nous donnait des réponses sur tout pour ne plus avoir peur dans le noir - à condition de ne plus se poser de questions sur rien. On voit apparaître des livres comme ceux de Jean Hatzfeld (Dans le nu de la vie), qui s’inventent à la frontière du journalisme, de la fiction et de l’essai. Probablement parce qu’on cherche de nouvelles formes, pour dire le monde nouveau. Ainsi, un écrivain d’origine indienne comme Suketu Mehta écrit la biographie de Bombay, dans Maximum city, en racontant l’énorme et douloureuse naissance d’une ville, où la modernité accouche de quelque chose de nouveau. Le livre devrait paraître à l’automne prochain : il est magnifique.

Muze : Où va, aujourd’hui, la littérature voyageuse ?

M.L.B. : Elle est marrante, votre question : où va le voyageur ? S’il le savait, il n’irait pas. Alors paraphrasons le poète : dans l’inconnu, pour chercher du nouveau ! L’année dernière, nous avions pris comme thème du festival la « littérature qui vient » : un choix de ceux qui nous paraissaient les plus grands parmi les jeunes écrivains du monde entier. Ce qui frappait le plus, véritable phénomène planétaire, c’était le déferlement d’auteurs « métis », ceux-là qui vivent en eux-mêmes le télescopage de différentes cultures - ces « hommes traduits » dont parle Salman Rushdie. Un grand nombre de ces nouveaux auteurs, d’ailleurs, se réclament de lui . Une « littérature-monde » est en train de naître. Choisirons-nous de nous barricader, une fois encore, ou bien oserons-nous prendre le large ? C’est tout l’enjeu des temps présents. Et, vous le voyez bien, pas seulement en littérature. Mais je reste optimiste : le fond de l’air littéraire français se fait plus vif, me semble-t-il, ces temps-ci, ...

Propos recueillis par Louis Imbert
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