Inédits : deux poèmes de Saint-John Kauss

Parole de traversier, dans le temps comme dans l’espace, la poésie de Saint-John Kauss est enracinée dans la mémoire. Ses thèmes favoris, l’exil, le pays, la famille, la tendresse et l’errance émanent de ces deux longs poèmes, véritable odes à Haïti : Lieu de ma naissance et Recueillements .

Lieu de ma naissance

à Claudel et à Clarel

« Je hais l’oppression d’une haine profonde. » (Victor Hugo)

une larme entre deux fleurs sauvages déshabillant les orages / la moisson des terres cultivées
la passion des mains appliquées au champ de cannes

juste une larme entre deux fleuves
Artibonite et le Guayamuco
simples tracés d’esclaves au temps béni des colonies

j’aime cette terre pour la fringale et les friandises d’enfant partagées à la soignée de nos membres
j’aime cette terre pour son nom inscrit sur la pierre balafrée des libertés
j’aime cette terre pour l’odeur du petit-mil de la moisson espérée
j’aime cette terre pour les plages le sable l’eau des aimés au solstice de nos étreintes
j’aime cette terre pour les libellules et les chrysanthèmes à l’étrave de nos enfances
j’aime cette terre pour les fleuves les sources les montagnes attentives à nos amours
j’aime cette terre pour les effluves les embouchures envisagées à la croisée des chemins
j’aime cette terre pour le tambour et les hounsis qui dansent au faîte du plaisir
j’aime cette terre pour le sel ceint de la mer et de nos songes
pour les matins apprivoisés
les papillons de la Saint-Jean
les cerfs-volants des carêmes
l’orée inattendue des desseins et des douleurs
pour le sourire dénoué de la ville sans créneaux
j’aime cette terre pour les mots des poètes sur des pages endormies
j’aime cette terre pour le passage des écoliers désabusés avant l’entrée
j’aime cette terre pour les demoiselles aux sourires à demi-effacés
j’aime cette terre surtout quand on joue aux osselets avec l’espoir de rattraper le temps et les auvents

j’aime cette terre que

ni la mer à l’arrivée des colons en sanglots
ni la terre chaude masquée d’indigo
ni l’oiseau-mouche inscrit au dos de la bécasse
ni la poussière ni le sable ni les apatrides
ni le soleil en bandoulière
ni la douloureuse délivrance de la femme qui meurt dans ses eaux et dans l’enfance
ni les échos de la misère
ni la sève brute des mémoires
ne sauront arracher au cœur même des coquillages

vierges des îles meurtries / mûries dans l’allée folle et d’entre les totems s’échappent des roses géantes des rires et des amants refroidis où gémissent les fontanelles de la mémoire / méiose des heures inanimées

te voilà gestes flous des mémoires te voilà
que je salue entre l’œil et le doigt
qui dès ce soir marque l’instant indéfini
la nouvelle aire à l’encolure des rivières des gemmes
et des sarcelles

je sais je sais que le poids des ruelles est une entorse à ta chair
que l’aire du bruit et des rumeurs accomplies est une offense à la liberté des tulles et de ivrognes

mais te voilà chauve au socle du temps présent
que pluies d’orage à demi-mots multiplient les varechs
les bras chargés de sortilèges sur des chemins qui n’en finissent plus de vieillir

si vaste que fut ton cri au profil aquilin
le pli de la terre au filin des oiseaux
funambule que fut le poète / le prophète / le poids des voiliers éparpillés entre les rives
quelque part une lune étranglée toise l’épave et ramasse deux bourgeons
le sourire de l’aimé qui échappe au vent

une épave telle que tu es aujourd’hui dans l’indifférence de ormes / des lobes de la mitose bercée des plasmes alourdis vers l’irréductible paupière et pour l’avenir des fous dévisagés en futaie

une épave au fouet du maïs planté au beaupré des souvenances élémentaires
de tout ce qui est semé au bord des chaleurs intimes dans la tendresse et dans la joie des bras d’un pays conquis au palais des hirondelles

bois d’orme / bois de cèdre et de saule sans nulle syllabe involontaire à leur écorce qui épouse comme une sangle dénaturée l’été / le printemps / l’automne et l’hiver des fosses communes

bois de chêne / bois de frêne et le merisier et le bouleau et l’acajou qui parlent de la femme communautaire
qui font rêver l’homme de sève et de liberté

j’écris sous ces bois avant même d’aimer
après l’amour avec les mots en archipels
de tous les jours

j’écris pour être lu de mon frère inconnu
qui vit là-bas dans la mélasse et dans la peine
j’écris pour que mon pays ressemble à un conte de fées
fait d’histoires pour les enfants et les gens qui ont faim
j’écris pour être entendu de la masse et de la rue
sans préjugés d’aucuns et sans regrets
j’écris pour dire les choses avec les mots de tous les jours
une fleur à la main et une rose entre deux doigts
j’écris pour alléger l’exil et tant d’années à observer
et à écrire sa vie
j’écris pour dire la fin de mon histoire
de mon amour pour ELLE et pour mes filles belles à souhait
j’écris pour ceux qui n’ont pas de voix
qui ne savent pas écrire les mots avec tendresse
j’écris pour revoir mes maladresses d’enfant
d’adolescent nu dans les rues et dans le lit des rivières
j’écris pour dire et dénoncer les nuits de ma naissance
pour parler à mon unique fils de LIBERTÉ sans négociations

j’écris pour la paix même à bon marché
contre les génocides des peuples tristes d’ennui
j’écris pour les exilés incorrigibles pour les marchands de rêves
et pour les hommes de bonne volonté
j’écris pour les humiliations et les défaites assistées
de nos mères
j’écris pour les asilés en rémission pour les marchandes de roses
et pour les poètes abîmés dans leurs rêves
j’écris contre ce long demi-deuil des opprimés
pour cette terre à partager et le sable nu de l’amitié
j’écris contre ce long calendrier de guerre du Pentagone
qui n’apportera que deuils et désespoir des fleurs
j’écris pour la liberté des peuples et le partage des dimanches
et de nos pains
j’écris pour le plaisir et l’amour des mots
soit la langue de mes origines

interroger le temps assigné qui passe et l’oiselet qui danse aveugle sans prendre garde

Ô terre sans âge
terre d’argile et de nacre à la recherche
d’une destinée heureuse

je revendique l’appel des grandes routes / des pistes de sables à la puissance des glyphes
j’applaudis le poème de l’enchantement des femmes aimées
de l’inquiétude des filles attentives à la douleur de l’ami et de l’aimé
du bonheur d’être deux à porter le poids du prolongement de la vie et de l’enfance
j’apprécie ce poème au milieu d’une page de mes conquêtes

n’eût été le geste unique de l’aveugle dans son sommeil intime à ce poème arbitraire qui définit la nomenclature des fécondations de l’amour loué dans les encans et sous les lampadaires

n’eût été ma déchirure d’homme présent sur les quais
dans ma solitude et dans l’irréprochable défaite de mon cœur qui bat la crécelle
n’eût été la terre / sa moisson la fiancée et ses baisers qui partent en guerre contre le fugitif agressif

Ô navigante source idéale à la débauche de la mante et d’une étoile
il n’est nulle forêt / nul habitant / nulle vestale qui soit ignorante de l’alphabet des grandes routes du vent

est-ce ce mot dans l’embrasement de ma folie / serments de mes désirs à fasciner la rose et ses corolles d’aubépines
à en- cercler la vie dans sa marche d’écolière
est-ce parole dans l’embrasure de mon enfance si solitaire que nulle femme / nulle page n’enflammera ne fût-ce qu’une fois dans l’ombre catégorique / minoritaire

ainsi marchent les îles qui te ressemblent et qui s’ajoutent
à la Terre
ainsi toutes nos îles enlacées dans leur misère
qui répondra au-delà des blessures de l’épopée du sable et de la pierre
voiles toutes en ces lieux de mémoire / de ma naissance si fortunée d’histoires et de massives rumeurs

Ô toi / terre forestière / qui ne sais plus négocier les saisons
qui ne lis plus lettres et poèmes des rivières et des fleuves encensés

Ô terre souveraine qu’auraient songée mille peintres en majesté qui soulevas la jalousie de fleurs amies et de toutes les cités

j’écris pour être lu de ma sœur l’unique aimée
qui vit là-bas en pleine ceinture des dieux pèlerins
j’écris pour dire les vérités de la campanule
j’écris pour l’éclosion des rosiers et les caprices de la marguerite
j’écris pour la libellule obsédée par le poids de la silène
pour les défilés du champ-de-mars au jour de carnaval
j’écris pour crier LIBERTÉ au vol du milan
et pour le parfum des amants allongés en signes de compassion
j’écris pour l’abondance de l’herbe mouillée
et pour la rosée du matin aux vasques du roitelet
j’écris pour la beauté brève du sureau
pour l’involution de la vigne et du rude bouleau
j’écris pour la liberté de l’homme dans sa chair
pour l’ivresse de l’oiseau-mouche et pour la vigilance des vierges
j’écris pour les vacances ensoleillées les lavandières apprivoisées
pour les jeunes épousés au bord des giroflées
j’écris pour les Incas assassinés pour les Taïnos déchiquetés
telles des affiches abandonnées

j’écris pour ce pays que je ne reconnais point
pays de rumeurs et de sautes d’humeur
j’écris pour l’implosion des fleurs et la muée des cigales
j’écris pour la paix des vivants et la tranquillité des morts
j’écris pour l’assurance de l’ île entre deux battements de cœur
j’écris pour ce pays des églantines et le chant des mélèzes
j’écris pour que le coq chante dans chaque main émerveillée
pour le bonheur des passions et le sourire effacé de l’océan
j’écris pour la latitude des mélancolies égarées
pour l’alliance des cœurs sans omission aucune
j’écris pour crier LIBERTÉ de l’indien et du nègre
sous la fumée des îles et à chaque pas de conquérants

par le balancement du papillon
et par la tristesse du névé
par le don profond de la jusquiame
et par le mot de passe de la pervenche
par l’ambivalence de l’anémone
et par le chant sacré de la scabieuse

je dis l’envol du sang au mépris de l’amour
jusqu’à la limite du désir et des amants heureux
je dis l’apprivoisement de la douleur d’aimer
jusqu’au dénouement de la fable finale si tout est à recommencer
je dis l’aumône dans le bonheur d’aimer
jusqu’au prolongement de mes premières empreintes
je dis l’espoir dans le poème à aimer
jusqu’à la germination de la page hautaine
je dis l’encensement du poète à lire
jusqu’à la promesse du verbe aimer à conjuguer
je dis l’errance dans ta beauté réelle – Ô femme
jusqu’à l’émerveillement de ton regard si illisible
je dis les premières plaintes de l’enfant que j’étais
jusqu’à l’humiliation dans la foulée des fleurs et sortilèges
je dis la faim la liberté dans mon calendrier d’absence des grands chemins
jusqu’au matin des villes et des ruelles à parcourir
je dis le partage des eaux et de la moisson libérée
jusqu’à l’accomplissement et l’itinéraire des premières vigiles
je dis le cantique des cantiques du soulagement et des amitiés formelles
jusqu’à la montée des voiles et des rendez-vous à solliciter

que n’ai-je point raconté jusqu’à la dernière chanson
jusqu’au premier poème lu à la cité des cœurs
le poids des saisons et la folie des hommes
de ce pays et de cette île aux grands nuages
qui n’arrête pas de boire à gorgées lentes les embruns salés
du quotidien

voiles toutes et plus loin dans ton voyage et dans ta fuite
ton grand besoin de liberté
au milieu de mes conquêtes
au milieu de mes aveux
d’avoir manipulé les vagues et l’étincelle
du grand large

plus loin de mes déboires
la femme rebelle et oubliée
dans toute sa beauté

Jardin Botanique de Montréal,
été 2005


Recueillements


à ma mère

« Les oiseaux ignorants poursuivent leur chemin
et nous, très humblement, le poursuivrons aussi,
la neige de l’hiver blanchira nos cheveux
et la rafale glacée blessera nos tempes. »
(Pablo Neruda, Cahiers de Temuco)

ossature d’Ève pardonnée par la chair
ô ma sultane aux épaules larges de rêves

d’instables poèmes où pose ma mère acrobate de l’île
mère d‘enfance cherchant bougainvillées et roses sans épines pour ses enfants terrassés des bouges

tout amant mon père aimant du corps humain demoiselles et jolis cous maniant l’arnaque et le baratinage des désirs l’acte osé d’Éros et la fécondité des thuyas

ma mère femme d’une même lettre et d’un seul homme aux affres de l’ancêtre bouteille à la mer auprès des barricades

d’aimer sans se soucier de l’aveugle qui braille dans les arcanes de l’abeille
mais rêves de reptile et serpenteau mobiles passagers d’une rousse divinité sans bornes

mère tu fus l’alizé de l’avenir
la pluie chaude de mes étés
de t’aimer nasse de mes nuits au nord des scribes de l’énarque
je me revois enfant maquillant les ménarches

et je nous revois à vau-l’eau tranquilles dans nos sorties d’opale
sans mon père préoccupé au gré des aires de combat
je nous revois dans la cour des grands aux somptueuses fêtes des orchidées

mais d’où vient l’amour d’un prince sans peur pour la Reine-mère
sa reine des quatre chemins et de tous océans qui mènent au bout de l’aventure
d’où vient le chant qui ne sera pas d’accord avec le rut des pierres mais un chant d’accord pour les petits et les coquelicots

quelques minutes de réconfort en privé dans un délai apprivoisé à mon égard ô mère de joaillier des mots
térébinthe
d’une rose sans rets ni épines

qui ne rêve pas de retrouver ses feux follets d’enfance
de retracer dans la mélasse en feu les vèvès des jours pincés d’amitié
qui n’en rêve pas
qui ne dort pas

j’ai connu l’exil enfant d’un homme errant sans équivoque
enfant d’un père poète avant Vilaire mais qui aimait trop l’ubac et la mer

j’ai écouté des fleurs géantes de ce pays
grands dons au bond massif des récoltes
communistes de cœur pour les changements à venir
éternels étudiants saluant les pages pleines et les avenues princières
écrivains et poètes pilonnant les nuits et les méfaits de l’ombre

brève ô mère la chute soumise à notre première défaite mais prolongée depuis le départ de mon père éternel prédateur des féminins cœurs
homme d’élocution et d’affrontement depuis la rentrée des cigognes

et dire que tu es là aujourd’hui ô mère
en sursauts de souhaits pour tes enfants à demi-endormis
dans les phonèmes

et dire qu’il est écrit que le poème
ton poème
comme une alerte
revient à la douleur

mais s’il aurait fallu
que l’angle de ton ombre traverse l’étale présence du vide
ce vide de la mémoire de l’homme aimé
nommant l’amour et la victoire où il passe
l’éclair de ses paroles aimantes
redites à l’imposture des pierres de vertige
oui nous avons franchi mère l’aire requise
faufilé entre les doigts du temps et du mensonge

nous avons sans doute
en chacun de nous le vers d’immensité
qui unit le cœur épuisé

Sainte-Thérèse (Québec), 8 octobre 2008