L’édito de Michel Le Bris

Images du monde qui vient

Par Michel Le Bris

25e édition d’Étonnants Voyageurs. Et la même conviction, affirmée depuis sa création, que ce sont les écrivains, les cinéastes, les artistes, qui nous disent l’inconnu du monde qui vient, en annoncent (en inventent ?) les rythmes, les images, les paroles neuves. Brésil, Chine, Maroc, printemps arabes, Méditerranée, Ukraine, et France, bien sûr (entre autres). 250 invités venus de plus de 40 pays différents : multiples sont les visages du nouveau monde présents à Saint-Malo, ce printemps. Multiples, et pourtant accordés : notre monde, déjà. Toujours à découvrir.

Brésil, Chine, Méditerranée : figures d’un monde en mouvement

Il déferle, ce monde, avec la violence d’un séisme, emporte tout sur son passage, met à mal nos repères les plus assurés, ébranle les sociétés dans leurs tréfonds, avec la formidable énergie de ce qui naît.
Brésil, de la prolifération démente de mégapoles en croissance exponentielle, broyant les identités et les cultures, à celle d’une nature menacée, dévastée, pourtant omniprésente, Brésil sombre, violent, et prodigieusement vivant.
Chine, si différente et si semblable, dans la monstrueuse expansion de ses cités tentaculaires, autre de ces grands pays que l’on dit « émergents », où s’annonce peut-être notre futur.
Enjeux méditerranéens, révolution culturelle des printemps arabes, effervescence de la jeunesse marocaine, dont nous avons pu prendre la mesure lors de notre festival à Rabat en mars dernier, et dont on trouvera ici le prolongement.
Et puis aussi l’Ukraine. Et la France où il nous semble que se délite peu à peu le lien social. Bien inquiétant nous paraît ce monde nouveau, où se multiplient les zones de fracture. Demain, la guerre ?

Demain, la guerre ? poser au passé les questions du présent

D’autant plus étranges nous paraissent bien des commémorations de la Grande Guerre, comme pensée hors le monde, réduite à un affrontement franco-allemand, Verdun, les tranchées. Quand elle fut mondiale, se prolonge au-delà de 1918 par les guerres russo-polonaise, gréco-turque, et sur le front d’Extrême-Orient.
Penser la Grande Guerre ? D’abord, un séisme culturel : la disparition d’un monde, le surgissement d’un autre. On n’écrira plus, on le filmera plus, on ne pensera plus son rapport aux autres et à soi-même comme avant. Elle fut la première mondialisation. Nous vivons la seconde. Et l’on ne pose jamais au passé que les questions du présent. Penser la Grande Guerre : penser notre présent. C’est du moins ainsi que nous l’avons voulu, avec les festivals amis de la Word Alliance. Trois journées donc de débats. Demain, la guerre ?

Crise de la presse, printemps des voyageurs, santé du romanesque

Ce monde sera dit, sera pensé, ou il sera subi. Mais à autre monde, autres mots, autres regards, autres rythmes. Le signataire de ces lignes fut un des créateurs de Libération. Avec la conviction ancrée que son monde, notre monde, alors, était sans « voix au chapitre » dans le concert de médias traditionnels sourds, aveugles – et pour tout dire, gâteux. Un autre monde, qui exigeait d’autres manières de dire, et d’abord, toute idéologie en suspens, d’y aller voir, de se frotter à lui. Ce fut Libé, ce fut Actuel, d’autres encore – Étonnants Voyageurs procède de la même exigence.
Aujourd’hui : crise de Libé, presse quotidienne malade, hebdos tous semblables – nous parlent-ils du monde, encore, ou de leur monde, dont on se fiche ? Apparition des « mooks », nouveaux médias, nouvelles écritures, nouveaux reportages photographiques et nouveaux BD-reporters aussi. Et parallèlement printemps des écrivains-voyageurs, vitalité du romanesque. Et si l’on s’interrogeait ?

Le réveil des grandes puissances mythologiques

Un nouveau monde, et nous sommes devant lui, entre fascination et angoisse, comme les enfants des contes, perdus dans les forêts obscures – et nos récits, les grands mythes fondateurs, nous sont comme les petits cailloux laissés pour tracer des chemins. Star Wars, Tolkien, super-héros, Game of Thrones, prolifération de séries, de films, de romans, de BD, de jeux vidéo : le retour des grandes puissances mythologiques. Pour fuir le réel, comme le professent les beaux esprits ? Non : pour l’habiter, quand il redevient inconnu. Trois journées aussi pour explorer les puissances de l’imaginaire. Avec en avant-première, le film sur Tolkien attendu depuis des années ! Entre autres.

Identité monde, France multiculturelle ?

La « crise » ? D’abord, un changement de coordonnées mentales. Un décentrement obligé du regard, dans un monde devenu multipolaire. La Terre, devient ronde, sans plus de centre. Une si mauvaise nouvelle ? Ou un espace nouveau, à explorer, et construire ? Avec le roman comme voie royale pour dire le télescopage des cultures, dans le monde et en nous ?
Mais pour vivre avec les autres, encore faut-il pouvoir vivre avec soi – d’où nous vient ce sentiment que nous ne nous aimons plus, que se perd ce qui fonde « l’être ensemble » ? Et si l’on osait enfin penser une France multiculturelle – si l’on osait penser une identité-monde française ? Des débats explosifs, et nécessaires.

Étonnants Voyageurs plus que jamais au cœur du monde en train de naître.

Michel Le Bris