Il y a toujours une aube après le chaos

Écrit par Marie Chéreau, incipit 2, en Première au Lycée Albert Londres à Cusset (03). Publié en l’état.

« Elle est où ma poupée ? »
La mère tenait son enfant. Hésitante, elle ne savait où aller, où marcher, où chercher.
Là, encore là.
Sous des décombres, sombres, ou sous un homme mort.
Partout ou nulle part.
« Elle est où ma poupée ?… », peu à peu la voix de l’enfant faiblissait.
La mère resserra son étreinte ; Elle se frayait sa route, oubliant l’horreur posé sous ses pas.
« Nous la trouverons, je te le promets… Ne t’endors pas mon ange… Non… Pas avant d’avoir récupéré ta poupée… Et… Ne t’endors pas… Elle ne s’est pas évadée, tout de même… Tu as été méchante avec elle ? Non, ne t’endors pas… »
Elle accélérait sa course.
Vite, un abri.
Le ciel s’annonçait menaçant, tonitruant.
Encore une fois.
« Maman, elle avait peur… »
« Pourquoi aurait-elle peur ? Ne lui as-tu pas expliqué que ce n’était qu’une histoire ? »
Une ruelle, sombre, loin du feu, des cris, des corps.
Encore quelque pas, et elles seraient hors d’atteinte.
Du moins un instant.
Trois pas, puis deux, puis…
« Je ne me souviens plus de l’histoire… J’ai mal, tellement mal. J’ai froid, tellement… elle est où ma poupée ? »
Elle n’était qu’un murmure. La mère lui soutenait la tête, marchant à la cadence de ses battements.
Son cœur semblait ralentir. L’enfant faiblissait.
« Je vais te la rappeler ; écoute moi… Cette histoire, tu ne l’oublieras plus, et dès qu’on aura retrouvé ta poupée, tu lui en feras confidence. »
Elles avaient atteint la venelle, dévastée, noire, mais tranquille.
Ils n’enverront jamais un obus ici.
Impossible.
« Elle est où ma poupée ? »
« Le 17 août 1913, oh qu’il faisait chaud ! Une jeune fille errait depuis un moment dans les rues de Paris. Elle avait décidé d’aller au jardin du Luxembourg lire à l’ombre d’un arbre. Elle aimait la poésie, les fleurs et le chocolat. Elle tenait fièrement contre sa poitrine, un recueil de Victor Hugo.
Demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne, je partirai.
Tu te souviens, je te le récitais chaque soir avant que tu ne partes pour le pays des rêves…
Ce jour là, ce vers berçait l’insouciante femme comme un hymne à la vie.
La chaleur se faisait harassante, son trajet lui semblait interminable. Elle avait soif, et... Oh, une fontaine. »
La femme versa quelques gouttes d’une eau sale sur le front brûlant de sa fille.
Elle frissonna.
« Oui, ce jour là aussi, elle trouva une fontaine, à l’eau presque transparente. Un homme y contemplait son reflet, depuis de longues minutes. Intriguée, elle l’observa un temps puis s’avança doucement. Il l’entendit. Il se retourna.
Oh…
Ses yeux étaient couleur même de l’eau… Un bleu si pâle, si innocent...
Il la contempla ; elle le regarda.
Il ne dit rien ; elle se tut. »
Un obus déchira le ciel.
Loin.
Elle en oublia de boire, et s’en alla, quelque peu troublée. Elle gagna enfin le parc, et les pensées éparpillées, Elle s’assit, elle lut. Du moins, elle essayait, elle n’y arrivait plus.
Vois-tu je sais que tu m’attends.
Elle sursauta ; l’homme était face à elle. Elle bafouilla, devint écarlate.
« Non, je ne...je… »
« J’aime beaucoup Victor Hugo. Ce poème aussi. Il commémore d’une façon si vivante son enfant mort. A travers son pèlerinage, ses pensées ne sont qu’à son chagrin, à sa fille. La mort lui a pris un être. Mais lui aussi… »
Soudain, un éclat assourdissant.
Non loin.
La mère resserra son étreinte, elle ne savait où aller.
Peut-être trouverait-elle un abri au fin fond de cette impasse ?
Comment pouvait-elle encore espérer vivre ?
Verdun était en ruine. Son enfant en vie.
Elle reprit sa course, et à l’aveugle elle avançait…
« Elle est où ma poupée… »
« Il s’assit. Ses yeux bleus à lueur féline accrochaient son regard. Il s’appelait Hans.
Jeune homme d’un petit village d’Allemagne de l’Est, la capitale lui semblait être un labyrinthe. Il s’y perdait.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Il lui narrait son enfance dans la forêt noire, son caractère aventurier, et cette jungle française, exotique, incompréhensible.
Elle l’écoutait, relevait son français perfectible et son accent saccadé.
« Et toi qui es-tu ? »
« Quelle drôle de question ! » songea-t-elle,
Comment pouvait-elle répondre ? Connaissait-elle elle-même la réponse ?
Elle parla.
De son entrée dans quelques jours à la Sorbonne, de sa passion des livres, de Paris…
Ils s’écoutaient, et ils écoutaient le silence.
La vie ne peut comporter de parenthèses, le temps ne s’arrête pas.
La nuit tomba. »
« Ma poupée… »
« Il se séparèrent… »
Sa course lui semblait folle, son souffle la désertait peu à peu. Qu’est-ce qu’elle avait mal à la poitrine !
Le ciel tonnait.
Encore.
Toujours.
« La jeune fille fut si troublée de cette rencontre. Sa discussion avec le jeune allemand la hantait. Cette nuit là, elle ne put dormir, se retournant, s’agitant, réfléchissant.
Le reverrait-elle ?
Le lendemain, elle retourna au jardin du Luxembourg.
Inconsciemment ?
Non. Elle l’attendait, le même banc, Victor Hugo entre ses mains.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Il ne vint pas. »
Elle se cogna contre quelque chose de dur et d’étrange. Elle vacillait.
Qu’est-ce ?
Le ciel grondait mais elle cherchait aveuglement l’objet à ses pieds.
Une forme ronde, à moitié enfoncée dans la terre, froide.
Un casque à pointe.
Un casque allemand.
« La lumière déclinait, les larmes montèrent. Elle regrettait tellement cette journée, et son esprit romanesque.
Je suis telle Madame de Rênal, une âme faible ?
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées.
Et encore, je ne suis pas l’héroïne d’un roman de Stendhal…
Elle rentra chez elle, retrouva ses livres.
Et les jours passèrent. »
L’enfant, déposée à même le sol, à côté du casque, tremblait. La mère ne pensait plus qu’à cette forme froide à ses pieds. Au casque.
« Ma pou.. »
« Oui, ta poupée ».
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Elle retourna au parc, elle changea de banc.
La nuit arrivait dorénavant plus rapidement, Août se terminait.
Un soir, il revint. Il la trouva. Il la contempla. Il s’assit à côté d’elle et... se tût.
Elle attendit, un temps. Rien.
Elle ramassa son roman, rajusta sa robe et sans un regard, sans une parole, elle prit congé.
« Attends »
Il la tenait fermement par le bras. Il sourit. Son visage semblait vieilli, une inquiétude le déformait.
Mais il souriait. Elle suivit son sourire.
Elle s’abandonna dans ses bras ; il s’abandonna dans ses rêves.
Paris… Rire… Apprendre… Aimer...
Août s’est fini. Il partit.
Une dernière fois. »
La mère souffla ces derniers mots, fragiles. Elle ferma les yeux.
Un temps.
Soudain, elle se ressaisit, le ciel n’en finissait pas de hurler…
Elle ramassa son enfant, et frappa avec force dans l’objet ennemi.
L’objet dégringola.
« Elle est où ma poupée ? »
« La jeune fille pleura puis ses humeurs cessèrent. Elle savait qu’il ne resterait pas. Il devait partir. Elle ignorait quand…
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Elle n’étudia jamais la littérature française à la Sorbonne.
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur.
Hans lui avait laissé une partie de lui. Elle attendait un enfant. »
Elle parcourait l’endroit, désemparée. Le chaos était total, l’air saturé d’agonies. Elle n’avait plus d’idée où aller.
Devait-elle se battre pour survivre ? La mort court. Elle sait que son temps est compté.
Pourquoi ne pas abandonner maintenant ?
Pour sa fille.
« Sa mère la renia... Un enfant… Sans père… Hors mariage… Vas t-en !
Elle trouva refuge dans une petite commune en Lorraine, à Verdun. Elle habita chez sa tante.
La jeune fille avait gardé cette beauté innocente qui trouble les cœurs et bouleverse les corps. Les jeunes hommes du village voulaient l’aimer et elle, oublier.
Elle se prit d’amitié pour un jeune paysan, Pierre.
Il était honnête, gentil, et réfutait sans y croire la passion. Il lui demanda de l’épouser.
Il ne dit rien pour l’enfant.
Ils se marièrent.
Elle mit au monde une petite fille. »
Elle regarda l’enfant.
Il semblait s’accrocher à la vie.
Encore. Toujours.
Elle le détesta.
« Ma poupée… Ma poupée… »
« L’enfant naquit le 27 mars. Il était en avance, frêle.
Elle croyait qu’après, elle oublierait pour toujours cette passion qu’elle avait espéré éternelle.
Elle croyait que son lien avec Hans serait définitivement rompu.
Elle se trompait.
Une partie de Hans vivrait toujours. Elle détestait l’enfant.
Pierre éleva l’enfant. Il la câlinait, lui donnait à manger, accourrait à chacun de ses pleurs.
Il l’aimait.
« Ma poupée, ma poupée... » disait-il en souriant. »
L’enfant écoutait attentivement, son poing serré contre la poitrine de sa mère.
Elle ne pouvait garder son calme.
Pourquoi la contemplait-elle ainsi ?
Elle bouillonnait, elle criait.

« Puis la guerre, putain de guerre !
Pierre fut mobilisé.
Elles restèrent seules.
A Verdun.
Elle apprit peu à peu son rôle de mère. L’amour était difficile. Le visage de l’enfant restait rieur, malgré l’absence de son père…
« Tu t’es fait avoir, ma pauvre fille ! Rencontrer l’amour au hasard d’une rue parisienne ? Croire à une passion de quelques jours ? Et trois ans après en être là ! »
Pierre eut une permanence.
Il retrouva son foyer, comme ses camarades.
Une femme et un enfant.
Il resta quelques jours, et il repartit.
Pour toujours cette fois-ci.
Mort au combat, héros national.
Puis la bataille de Verdun, Putain de bataille !
Démunie, sans famille, avec un enfant sur les bras, elle ne savait où se réfugier.
Toute trace de jeunesse s’était évanouie, elle se sentait vieille, elle s’en persuadait.
Elle était malheureuse.
Elle voulait mourir, elle n’avait plus la force de continuer. Pour qui ? Pourquoi ?
Pourtant, aimer encore une fois, aimer une dernière fois…
Les allemands envahissaient le village ; elle entendait tel un refrain leurs claquements de talons sur le sol.
Elle ne dormait plus.
Tous ses souvenirs enfuis refluaient : 1913, Paris, le jardin du Luxembourg, Victor Hugo…
Et Lui.
Etait-il ici ? Combattait-il ?
Chaque nuit, elle ressortait cette lettre, l’unique, qu’il lui avait adressée.
Il lui disait Adieu, qu’il s’en voulait de s’échapper ainsi, qu’il s’était trompé.
Il lui disait qu’il était marié.
A une allemande, la fille des amis de ses parents. Il ne l’aimait pas, mais elle était enceinte, et il devait repartir assumer son rôle de père et d’époux.
Il lui disait qu’elle, petite française, lui avait tout appris : rêve, liberté, ivresse…
L’adulation d’un amour.
Oui, il disait avoir connu l’amour dans ses bras !
Et puis il disait la rupture.
Adieu, je t’aimerai toujours. »
Et elle était là, courant sous les obus, criant son malheur. L’enfant maintenant reposait à ses pieds.
« Elle est où ma poupée ? » gémit la petite-fille.
« Et je l’ai vu, oui, Hans, je l’ai vu, enfin entendu. Hier soir, j’ai « entendu » ses bottes claquer, elles tapaient différemment sur le sol, je le sais c’est lui, je l’ai reconnu.
Nous avons fui notre abri, notre cave, pour le retrouver.
Il nous attend, ton père !
Il est revenu !
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »
Une poupée de chiffon, jadis rose pâle, contemplait la scène. Dans son regard vitreux, le ballet d’une femme possédée par la folie, changée par la guerre, changée par la vie, déclamait son malheur, déclamait Victor Hugo. A ses pieds gisait un corps recroquevillé : celui d’un enfant, celui d’un homme ?
La guerre masque les souffrances personnelles ; elle fait oublier aux hommes leur propre humanité.
La guerre occulte la vie et transforme l’homme en tueur d’homme.
Pourtant, elle, ce n’est pas la guerre qui l’a ravagée puis tuée.
Mais, le regret d’un amour inachevé que la vie qui passe a tenté de diluer…
La vie masque, déforme et enlaidit l’amour perdu.
Un obus s’abattit, la femme tomba.
Seule la poupée resta, contemplant inlassablement le chaos de son regard fixe.
A l’horizon, l’aube déjà se levait…