Haiti 2007 / Passion Caraïbes #2

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Danny Laferrière, rencontre dans une école © Gaël Le Ny

Il nous aura fallu encore trois années pour parvenir à l’organiser. Grâce au soutien de M. Connan, l’ambassadeur qui avait rendu possible le festival de Bamako – retrouvé, coup de chance, fraîchement nommé en Haïti, et qui allait mettre tout son poids dans la balance pour impliquer les autorités haïtiennes. Rien n’allait de soi, dans un pays qui sortait à peine d’années de dictature : il allait de soi que cette aventure ne pouvait se concevoir qu’en partenariat avec les écrivains haïtiens, à travers une association Étonnants Voyageurs Haïti, présidée par Lyonel Trouillot et Dany Laferrière. Il y avait une confiance réciproque à construire, dans le travail en commun. Pas évidente non plus, et c’était bien normal compte tenu de toute l’histoire de l’île. Pari gagné, en ce mois de décembre ! Cinquante auteurs présents, dont Russell Banks, Jamaïca Kincaid, Hans Christof Buch, Maryse Condé, Simone Schwarz-Bart, Madison Smart Bell, Karla Suarez, Edwige Danticat, Alain Mabanckou, etc., etc. Une cinquantaine de débats passionnés, dans neuf lieux différents, au cœur de la ville de Port-au-Prince et à Pétionville. Une belle réussite. Et le rêve d’en faire un rendez-vous régulier des littératures de la Caraïbe. Rendez-vous pris, déjà, en 2009 – ce sera en fait en 2010, du 14 au 17 janvier. Ou plutôt ça ne sera pas…

Des écrivains à Port-au-Prince, un nouveau front de guerre Dany Laferrière

« Si la terre haïtienne est pauvre, l’esprit de l’Haïtien s’enrichit de mythes et de dieux paillards, dont Legba est le premier qu’on rencontre sur son chemin quand on veut passer du monde visible au monde invisible. C’est donc le dieu des écrivains. »

Petite pluie fine à Saint-Malo, le premier jour du festival, il y a une dizaine d’années, Michel Le Bris s’approche de moi pour me parler d’un projet qui lui tient à cœur : faire une édition d’Étonnants Voyageurs à Port-au-Prince. Bamako rassemblait déjà les écrivains d’Afrique, et aussi d’ailleurs car Étonnants Voyageurs n’aime pas l’enfermement. Ce serait bien de se réunir à Port-au-Prince pour discuter de littérature sans esquiver les problèmes qui nous agitent en ce début de siècle. Ce mélange de crises sociales et d’angoisses esthétiques est au cœur même de cette aventure. Celle des écrivains qui laissent entrer la rumeur du monde dans leur œuvre. Les écrivains du monde entier, ou un échantillon, se transportent sur un coin du globe qui devient à cet instant le centre intellectuel du monde. Je me suis demandé d’où Le Bris prenait une telle énergie pour qu’en plein festival de Saint-Malo, au moment où les difficultés s’agglutinent autour de lui, il pense à ouvrir un nouveau front de guerre. Sa technique : additionner les difficultés afin de les régler toutes ensemble. Je dis « front de guerre » parce que l’ambiance politique en Haïti était, comme toujours, volatile. On sortait d’une longue dictature pour tomber dans une situation instable qui semble vouloir durer autant que la dictature. De plus, les cyclones qui se succédaient rendaient la vie encore plus précaire. Enfin, ce n’était pas un endroit de tout repos. C’est qu’Haïti n’est pas une de ces plaisantes îles dont on peut faire le tour en chantant. C’est une terre âpre travaillée par l’histoire et la politique sur un arrière-fond de violences. Au lieu de décourager Le Bris, ces arguments le stimulent. Car si la terre haïtienne est pauvre, l’esprit de l’Haïtien s’enrichit de mythes et de dieux paillards, dont Legba est le premier qu’on rencontre sur son chemin quand on veut passer du monde visible au monde invisible. C’est donc le dieu des écrivains.

Une cohorte d’écrivains

Dès qu’on a senti que c’était possible de faire une édition à Port-au-Prince, on s’est mis à parler de la richesse de l’histoire haïtienne. Le Bris, si sensible à toute forme d’aventure, a évoqué la flibuste, les boucaniers, la sanglante guerre coloniale, la dictature et les écrivains aussi nombreux que les arbres sont rares. Je me précipite pour signaler des poètes peu connus des lecteurs étrangers comme Oswald Durand, Etzer Villaire, Émile Roumer, et d’autres plus proches de nous comme Magloire Saint-Aude ou Davertige. Le public voudrait surtout savoir ce qu’il en est du roman, bien sûr. Je cite pêle-mêle Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Marie Chauvet. Et ceux d’aujourd’hui ? La plupart comme Yanick Lahens, Lyonel Trouillot, Kettly Mars, Louis-Philippe Dalembert, Frankétienne, etc., sont des habitués du festival. L’intérêt de l’affaire, c’est de permettre la rencontre sur le terrain des écrivains venus d’ailleurs et des étudiants ou des intellectuels d’Haïti pour discuter en toute liberté de sujets qui les touchent. Je me souviens avoir dit à ce moment-là à Le Bris que la grande richesse d’Haïti, ce ne sont pas les écrivains mais tous ces lecteurs affamés d’alphabet. Si certains lisent les romans achetés à bon marché dans les librairies de fortune installées sur les trottoirs, d’autres se contentent des pages de journaux qui servent à envelopper le sucre ou le riz. Dans la classe moyenne – et c’était ma situation –, on s’approvisionnait à la librairie La Pléiade, où le vieux Lafontant nous gardait les derniers arrivages des éditions Maspero, dont le plus demandé fut cette précieuse Géographie de la faim de Josué de Castro qui enrageait tant Duvalier. Le pouvoir n’a jamais dissocié l’écrivain du lecteur en Haïti. Si l’on vous prend avec un livre interdit, la peine sera la même que si vous l’aviez écrit. Dans ce pays, pendant longtemps, le pouvoir croyait que ne pas jeter un écrivain en prison était une façon de subventionner la littérature. On doit se réunir pour discuter de tout ça de manière plus pratique. Mais ma contribution ne dépasse pas le plan des idées, une présence dynamique dans les débats, et ce pense-bête : ne pas oublier qu’on ne cherche pas à angoisser des gens qui font face quotidiennement à des situations dramatiques.

C’est parti !

Nous voilà à Port-au-Prince avec une équipe de journalistes tant locaux que français. Ce n’est pas chaque jour qu’Haïti reçoit tant d’écrivains d’un coup. Tous fébriles à l’idée de rencontrer ces jeunes lecteurs avides dont on leur a tant parlé. L’organisation travaille d’arrache-pied, tout en croisant les doigts pour qu’une tuile ne nous tombe pas dessus. Malgré le fait qu’on a réduit au minimum la partie officielle, il était impossible de refuser l’invitation du Palais national. On s’est demandé comment ces jeunes gens en colère qui formaient notre public potentiel allaient prendre ça. Quand on a ouvert les débats le premier matin, on a su tout de suite qu’ils ne nous en avaient pas tenu rigueur. Le corps-à-corps avec le pouvoir fait partie de leur quotidien. Dès le premier soir, les journalistes, tout en notant que la foule n’est pas présente, s’étonnent de la passion du public pour les débats. Ces étudiants semblent insatiables. Les discussions se poursuivent pendant les repas. On a bien visé en ne cherchant pas à esquiver la violence dans laquelle les gens se débattent. À voir ce désir sur les visages, on a compris que cette fenêtre ouverte ne devrait plus être refermée. Nous y revoilà deux ans plus tard et, juste avant l’ouverture, la terre a tremblé et Haïti a été le centre du monde pendant plus d’un mois. Toute l’équipe d’Étonnants Voyageurs était sur place, mais heureusement les écrivains et les journalistes n’étaient pas encore arrivés. Faut-il revenir après un tel désastre ? Ces gens qui n’ont plus de maison, qui pleurent encore leurs morts et pansent leurs blessures, n’ont-ils pas d’autres choses à faire que de discuter avec des écrivains venus de loin ? On y est allé et ce fut un franc succès. La passion haïtienne pour la littérature, pour les débats publics, pour la rencontre avec l’autre, reste pure et insatiable.