Gulliver n° 9 "Un monde très noir"

Revue trimestrielle, Octobre 1992, 288 pages

QUATRIEME DE COUVERTURE

Patrick Raynal nous entraîne à Missoula, Montana, et croise la route
de Crumley. Qui, mieux que Jérome Charyn, dit aujourd’hui New York ? Tony Hillerman nous livre le cœur de son pays - et l’âme de toute son œuvre. Tandis que Philippe Garnier rencontre Ray Ring dans un coin d’Arizona. Retour de Hunter S. Thompson, pour l’occasion, toujours en pleine embrouille. Qui, en France, oserait écrire un texte comme celui de Hanif Kureishi ? Allons, tout n’est pas perdu pour autant ! A preuve, le grand retour de Hervé Prudon. A preuve, Richard Matas, œil sombre, regard aigu, en Colombie, Jean-Luc Fromental égaré sur sa barge pétrolière, et Didier Daeninckx à Prague. A preuve, Jean-Bernard Pouy, qui sait comme personne parler de la banlieue.
Sans oublier Pieke Bierman, Paco Ignacio Taibo II, Victor Possochkov, Jim Nisbet, Anthony Daniels, Luis Zapata, Michel Lebrun, Luis Sepulveda, Alain Corneau, Nicolas Bouvier. Et une rencontre assez exceptionnelle entre Simenon et Raphaël Sorin.
Pour rappeler que la littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle s’attache ainsi à dire le monde.


SOMMAIRE

  • Michel Le Bris : Éditorial
  • Patrick Raynal : Missoula
    Une rumeur, une simple rumeur, mais assez insistante pour que Patrick Raynal se précipite. Une cinquantaine d’écrivains vivraient à Missoula, Montana, dans un trou perdu de 40 000 habitants. Le Parnasse de l’écriture noire ? Un contre-feu à la littérature snob de New York ? Des œuvres couturées de plaies et de bosses, en tous les cas - comme la vie et ceux qui s’y débattent.
  • James Crumley : La route mode d’emploi
    « T’as une voiture ? » La question attendue, surtout quand elle tombe des lèvres d’une serveuse aux longues jambes qui termine juste son service. Mais la route bientôt vous prend, et les bars, le long du ruban goudronné - ceux de Rawlins, Wyoming. Quand le roi de Missoula, le prince du roman noir, se révèle « travel writer » - pour un « James Crumley mode d’emploi ».
  • Jerome Charyn : Manhattan, sur une petite musique de nuit
    J. F. K., Lee Harvey Oswald : l’Amérique, alors, tuait son propre roi. Et la mafia, direz-vous ? Les fous ont pris possession des rues de New York, mais Oncle Sam ne comprendra jamais N. Y.
  • Jean-Bernard Pouy : Transports en particuliers
    On vit en banlieue. On possède une Spéciale 98 ou une Mala-guti. Ce qui change tout. Comment oublier la rue Louise-Michel et l’impasse Marcel-Laurent ? La banlieue, c’est chez nous et mieux qu’ailleurs.
  • Didier Daeninckx : Souvenirs d’un continent disparu
    Le roi Vaclav avait une belle demeure à Prague qui fut à l’époque (récente) du socialisme réel la véritable Maison des écrivains. Lors d’un colloque d’écrivains « noirs », comme tou-jours, quelques crapules, de belles âmes et surtout un goût de cendres.
  • Tony Hillerman : Le cœur même de notre pays
    Eden Navajo... Depuis la base du volcan de Chip Rock, les lits des cours d’eau divergent. ils ont plusieurs kilomètres de long, mais quelques dizaines de centimètres de large seulement. C’est le pays de Tueur-de-Monstres, de Fils-né-de-l’Eau. Un grand texte d’Hillerman sur l’âme même de toute son œuvre.
  • Pieke Biermann : Synchronie berlinoise
    Hôtesse de l’air, actrice, psychanalyste, ou bien simplement espionne ? Choix presque fatal - après tout, le Berlin des scénaristes de télé n’est-il pas le « lieu du crime » même ? Considérations littéraires sur le Personnage Noir - et sur Berlin, « hystériquement absente et d’autant plus présente ».
  • Hervé Prudon : Absences répétées
    C’est au Sancerre qu’il écrit l’autobiographie de Sam Stern, peintre et faussaire. ou du moins les choses commencent ainsi, avant de se brouiller. L’écrivain se souvient de Calcutta en 1975, de son voyage de noces et de maux d’intestins. Qu’est-ce que tu vas faire, si tu cesses de mourir ?
  • Paco Ignacio Taibo II : La basketteuse gringa balancée dans la rue
    Elles sont grandes, les filles de J’équipe. Normal, pour atteindre le panier. Mais quand la troisième mi-temps se déroute dans un patelin mexicain, que la tequila sunrise a coulé à flots, le pire est à craindre. Et même probable.
  • Jean-Luc Fromental : Cinq notes dans un carnet
    La vie d’artiste, un beau stylo, un passeport tout neuf, une longue escale dans un émirat. Barge et plate-forme pétrolière, petits blancs montés en graines. Esquisses (réussies) de roman (raté).
  • Victor Possochov : Le sourire de la louve
    Gardien d’héritage, un petit boulot. La nuit, la veuve de l’académicien déplie ses dentelles. Moscou, décidément, n’est plus ce qu’il était. Par le plus prometteur des jeunes écrivains russes.
  • Hanif Kureishi : Femmes sauvages, hommes déchaînés
    Qumar et Zarina ne sont âgées que de dix-neuf ans. La première s’est enfuie de chez elle, son père était avocat. Elle avait tra-vaillé comme strip-teaseuse à Soho. Zarina livrait des télé-grammes « sexy ». Deux Pakistanaises musulmanes nues en public, dans une banlieue de Londres.
  • Jim Nisbet : Le détail schizophrène
    Hiver 73. Près de Raleigh, Caroline du Nord. Un paysage dénudé sous un crachin glacé. Le break Chevy s’arrête à la hauteur du stoppeur. Une valise, des rangers noirs, des jeans neufs aux ourlets roulés... Et une question : à partir de quel détail, vrai ou taux, commence-t-on à croire à une histoire ?
  • Anthony M. Daniels : Prison de gringos
    L’Amérique latine est paradoxale. A La Paz, le voyageur peut, s’il le veut, rendre visite aux détenus étrangers de la prison San Pedro. Une visite à vous taire dresser les cheveux sur la tête.
  • Richard Matas : Prédication à Barrancamermeja (Colombie)
    « Il faut croire en lui ! ». Ça n’est pas un conseil, une affirmation seulement. Le missionnaire gringo évangélise les naturels. Mais Dieu a-t-il sa place en Colombie ?
  • Luis Zapata : Le vampire de la Colonta Roma
    Mexico n’est pas une ville, pas même une conurbation. Une configuration de quartiers éclatés, nids-de-poule, comme le relief de la lune par cieux de grande clarté. la Colonia Roma n’est pas un trou à rats, seulement la gueule d’un volcan.
  • Michel Lebrun : L’excursion aux îles
    Ça n’a l’air de rien, mais pour rejoindre Nagoya à partir de Mikimoto, la route est longue, et la mer pleine de surprises... Pour les trois cinéastes en ballade, l’équipée maritime tiendra du voyage de Marco Polo. Heureusement, l’hospitalité nippone n’est pas un vain mot.
  • Philippe Garnier : Ray Ring
    Ray Ring, l’auteur d’Arizona Kiss, fut un journaliste coté avant d’écrire, enfin. L’Arizona est son décor, son chaudron. Portrait d’un nouveau venu à la série Noire.
  • Humer S. Thompson : Que le procès commence
    Le retour d’une grande pointure. Ou quand un gars a le chic de Se mettre dans un train d’emmerdes : se retrouver dans une bibliothèque publique à quatre heures du matin à boire du whisky, à fumer des joints en compagnie du type le plus instable de la contrée...

L’ECRITURE ET LE RESTE

  • Raphael Sorin : Une rencontre avec Georges Simenon
  • James Crumley : N’importe qui peut écrire une chanson triste
  • Nicolas Bouvier : Routes et déroutes
    Nicolas Bouvier, le voyageur au long cours, ouvre toutes grandes les portes de la mémoire dans un beau livre, Routes et déroutes, qui paraît aux éditions Métropolis. Nous publions ici un extrait de cet entretien, conduit avec tact et finesse par Irène Lichtenstein-Fall.
  • Alain Corneau : Trois mois à côté de Jim Thompson (Propos recueillis par Hélie Lasseigne)

NOUVELLES DU MONDE

  • Luis Sepulveda : Notes du carnet en moleskine : rencontre avec Bruce Chatwin Jacques Meunier : Antonio Segui et la couverture de Gulliver : « Monsieur Gustavo »
  • Raphaël Sorin : Tous en caisse
  • Jacques Valet : Une saison au théâtre
  • Alain Dugrand : Ravachol. Bon anniversaire

EDITORIAL

Un monde très noir

Pourquoi un film comme Luna Park de Pavel Lounguine nous paraît-il tout à coup aussi nécessaire - dans le même temps qu’un film maîtrisé, fin, élégant comme le Cœur en hiver de Claude Sautet nous laisse, disons, quelque peu sur notre faim ? C’est que le premier nous plonge dans le cratère du monde, quand l’autre paraît vouloir s’en abstraire à toute force, comme si le « Qualité France » qu’on le voudrait voir incarner supposait l’exténuation préalable des tumultes du dehors. Entendons-nous : le film de Sautet n’est sans doute pas sans mérites, et en d’autres temps, plus douillets, nous aurions pu - qui sait ? - nous aussi le goûter. Disons, pour aller vite, que c’est l’époque, la perception de plus en plus aigue d’un manque, la sensation d’un écart devenu au fil du temps insupportable, qui font qu’à la limite nous ne le voyons plus, aujourd’hui. Parce que le monde a changé, et nous-mêmes avec lui.
Parce que le monde explose. Avec son cortège d’horreurs, de bassesses, de folies, mais dans l’effervescence aussi d’une re-création, le bouillonnement de nouveaux rythmes, de paroles inouïes, et le réveil, dirait Lounguine, des forces mythologiques qui traversaient les tragédies antiques. Tous repères envolés, et les idéologies mortes, si confortables, qui nous rendaient le monde lisse, sans mystères, tellement explicable. De là, probablement, qu’il ne nous a jamais paru aussi radicalement étranger, malgré le déluge d’images télévisées supposées nous « informer » - mais comment ignorer plus longtemps que le journalisme a perdu tout regard sur les choses ? Tant de bonnes âmes, si critiques à l’endroit des « écrivains-voyageurs », nous le disaient devenu partout semblable, le monde, réduit à la dimension d’un village planétaire, dans l’universel clignotement des néons de Coca-Cola ou de Disneyland - et à quoi bon, dès lors, y aller voir ? A croire que l’espace arpenté par nos « travel-writers », dans une quête dérisoire d’exotisme, n’était plus qu’un décor de mer bleue, de palmiers et de cocotiers, un dépliant pour club de vacances généralisé. Etonnez-vous après cela si les mêmes découvrant, effarés, que des hordes de barbares campent jusqu’à leurs portes, n’osent même plus s’éloigner à dix minutes en RER !
Autrui - c’est à dire nous-mêmes - nous est devenu, sans que nous y prenions garde, de nouveau étranger. Et nous attendons de la littérature, de nouveau, qu’elle nous dise le monde. Comme le fit en son temps le Voyage au bout de la nuit de Céline. Comme le firent Chandler ou Dashiell Hammet. Parce qu’elle n’est jamais aussi vivante, la littérature, que lorsqu’elle s’attache à dire, à inventer, la parole vive du monde. Si Gulliver a défendu le « travel-writing » avec ardeur, mais ce n’était certes pas avec la prétention d’y réduire toute écriture possible, mais comme une des voies pour retrouver cette vérité de la littérature, un peu trop oubliée à force de soumissions aux idéologies, aux sciences humaines, et aux diktats des avant-gardes. Une voie, mais pas la seule.
A preuve, le roman noir.
Rappelez-vous. Quand, lycéens, nous découvrions le jazz. Les chroniques de Ring Lardner. Les romans de Chandler, de Goodis, de Hammett. Cette écriture hyper-tendue, « hard-boiled », où il nous semblait entendre le crépitement encore des machines à écrire. Pour dire toute la violence, les rythmes, l’intensité de la Ville. Cette sensation d’une énergie inépuisable, d’une ouverture immense au poème du monde, d’une écriture enfin libérée des ronds de jambe et préciosités salonnardes - et comme des pans entiers de la « littérature » dont nos professeurs nous bassinaient alors, nous paraissaient, d’un coup, devenus lettres mortes. Eh bien ! Nous y sommes de nouveau.
Olivier Mongin, s’inquiétant récemment dans les colonnes du Monde de la crise manifeste de la fiction française (sans cesse oscillant, selon lui, entre l’autosatisfaction individualiste et la nostalgie de l’Histoire, et soustrayant du même coup « l’imagination à l’histoire présente », dans le temps même que le roman anglo-saxon, et particulièrement la littérature dite d’immigration de langue anglaise, démontrait son extrême vitalité dans l’invention d’histoires « prenant corps au confluant de deux cultures ») voulait y voir, entre autres raisons possibles, la conséquence d’une laïcité outrancière vidant de toute chair le social, incapable de concevoir, entre un universel abstrait et un individu vivant l’illusion d’une émancipation parfaite, l’espace d’un dialogue entre cultures, où accueillir, calmer, apaiser la violence des convictions, permettre ce que Rushdie appelle « l’échange de nos douleurs respectives » 1. Nous y ajouterions volontiers - mais elle en est tout autant un effet qu’une cause - la classe intellectuelle elle même. Car il faudra bien dire un jour comment une nomenklatura arrogante installa son pouvoir sur la littérature, et sur l’édition, par la mise sous tutelle des raconteurs d’histoires, et avec un mépris absolu des lecteurs 2. Il faudra dire ces années de démolition où la chair, les os de la littérature se virent livrés à l’équarissage, où le ton, le style, tout abandon au sens se virent impitoyablement traqués, au nom du Signe-roi. Ces années de résistance, aussi, où des adolescents rebelles, affamés de fiction, partirent à la recherche de la littérature, dénichant dans les bacs, sous les piles d’invendus de nos « avant-gardistes », des œuvres contradictoires, grandes ou mineures, d’où émanaient comme une saveur de monde perdu, et qui avaient pour auteurs Henri Calet, B. Traven, André Dhôtel, Jean Giono, Hemingway, Raymond Guérin, Malcolm Lowry, Raymond Chandler, Jacques Perret, David Goodis, Armand Robin, Georges Simenon, Stevenson, tant d’autres devenus aussitôt d’indispensables compagnons ! Walter Benjamin, dans un texte lumineux, entendait démontrer que la littérature moderne se développait sur l’extermination des « story-tellers » 3 - et comme pour lui donner raison, Georges Simenon dans le superbe entretien avec Raphael Sorin que nous publions un peu plus loin, raconte comment Gide lui demanda un jour comment diable il faisait pour raconter une histoire. En une question, le condensé de la situation..
Le polar, on l’étudiera peut-être un jour, fût, grâce à la Série Noire, l’un des rares espaces de liberté à rester hors de l’emprise des clercs - pensez ! des histoires de flics et de meurtres. Dans le même temps, les gendelettres, de gauche comme de droite, voyaient dans la « B.D. » le signe d’une décadence culturelle. Et frissonnaient de dégoût au seul mot de « science-fiction ». Sans voir que Philip K. Dick, J.G. Ballard, disaient alors le monde en train de naître avec une force, une invention pratiquement sans équivalents dans la littérature « officielle ». Sans voir que ces sous-littératures, comme par hasard, étaient toutes de fiction, et qu’elles étaient même les derniers refuges des raconteurs d’histoires - les hôtels de passe où naquirent bien des écrivains dans les années 60-70...
Travel-writing et roman noir : ils sont nés tous les deux d’un même désir de monde. Qui a lu le Arizona Kiss de Ray Ring ne voyagera probablement plus de la même manière en Arizona. Et ce n’est certainement pas un hasard sur le Monde Diplomatique, pour illustrer une longue enquête sur les récentes émeutes de Los Angeles ne trouvait à citer que des auteurs de romans noirs, Barry Guifford et James Ellroy. Travel Writing et roman noir : voici un numéro de Gulliver pour célébrer leur rencontre en dix-neuf récits inédits. Pour affirmer, s’il en était besoin, que la littérature n’est jamais aussi vivante que lorsqu’elle s’attache ainsi à dire le monde.


1. La France en mal de fiction, Le Monde, 3 juillet 1992.
2. La crise de l’édition n’est-elle pas aussi (ne faudrait-il pas dire : d’abord) la traduction d’un divorce croissant entre cette nomenklatura et ces lecteurs lassés d’être si ouvertement méprisés ? Elle renverrait alors à la crise du politique, évidente expression d’un divorce comparable entre le « peuple » et les élites supposées le représenter. C’est ce que nous entendons, aussi, lorsqu’Olivier Mongin conclut son article par cette réflexion, que « le malaise de la représentation est à la fois politique et esthétique ».
3. Le narrateur, Essais, t. 2, Denoël, 1983.