"Force et courage" par Léonora Miano


Force et courage.
par Léonora Miano

Habituellement, j’ai toujours du fuel dans le stylo. Des mots. Peut-être trop. Habituellement. Lorsque des urgences toutes personnelles motivent mon expression. Depuis quelques jours, à court de paroles, le verbe des autres vient se loger en moi.
On parle énormément d’Haïti, en France. On titre : malédiction. Étrange, dans un pays si peu enclin à la religiosité. On lance les informations en rappelant que ce ne sont pas des individus comme vous et moi qui pleurent leurs proches fauchés en une fraction de temps. Ceux-là, nous dit-on, sont les plus pauvres de l’hémisphère nord. C’est ainsi qu’on les définit. C’est au nom de cela qu’on appelle aux dons. Et oui, il faut donner. Parce que, de si loin, c’est tout ce qu’on peut faire.
Qu’on sache cependant regarder ces images qui tournent en boucle sur les écrans de télévision. Ce n’est pas la pauvreté qui saute aux yeux, mais quelque chose d’indicible. Ce que nous aurions dans le cœur, vous et moi si, tout d’un coup, le monde connu avait chu. La douleur de parents dont les enfants ne rentreront jamais de l’école. Le tumulte dans l’esprit d’un homme hagard qui porte le nourrisson qu’il a pu sauver. Les cauchemars qui feront le siège de longues nuits durant, chaque fois qu’on voudra fermer l’œil.
Haïti est en deuil. Là d’où je viens, lorsqu’une telle chose se produit, on se rapproche des gens. On pleure avec eux. J’aurais aimé entendre une clameur puissante émanant de ces terres subsahariennes où j’ai grandi. Parce que notre humanité le commande. Parce que notre histoire l’exige. Parce que le continent africain doit fêter, précisément cette année, le cinquantenaire des indépendances. Parce que ces célébrations n’auront, à mes yeux, aucun sens, si elles ne témoignent pas d’une conscience de soi retrouvée. La conscience de soi, dans ces pays, c’est aussi la relation avec les peuples issus de la Traite transatlantique.
Depuis longtemps, je désire me rendre en Haïti. N’en ayant jamais eu l’occasion en tant qu’écrivain, j’espérais pouvoir y présenter un répertoire musical l’an prochain. Ai-je trop tardé, songeant qu’une africaine ne pouvait aller là les mains vides. Vais-je encore différer ce rêve…
En écrivant ces mots, je pense avec beaucoup d’émotion à la communauté haïtienne de Miami qui m’a si chaleureusement reçue en novembre dernier, alors qu’on fêtait un prix attribué à Edwige Danticat. Je revois les visages des collégiens qui ont dansé en mon honneur, illustré mes textes, avant de me faire crouler sous les cadeaux. Ceux des enfants, trop petits pour comprendre qui j’étais, mais qu’on tenait à me faire rencontrer.
Je me souviens également de l’adolescente que j’ai été, et qui a trouvé, chez les auteurs caribéens et afro-américains, ce qui a forgé ma sensibilité littéraire. Il m’est impossible de dresser la liste des écrivains haïtiens dont je chéris les textes. Elle va de Frankétienne – contre lequel je mène des batailles qu’il semble toujours remporter – à Stanley Péan, en passant par tous les autres, les « majeurs », les « mineurs ». Stephen Alexis, par exemple, dont j’ai découvert les livres à la bibliothèque universitaire de Nanterre, au cours de mes années d’études. Dany Laferrière, dont je crois avoir tout lu. Des individualités fortes, avant tout.
Aux écrivains, aux artistes, au peuple haïtien, je souhaite de garder force et courage.
À tous les autres, je demande de leur témoigner du respect.

Léonora Miano.
Paris, le 15 01 2010.