Extrait : un texte d’Évelyne Trouillot

La plume poétique et profonde d’Évelyne Trouillot à découvrir ou redécouvir dans cette nouvelle publiée en 1998. Elle y aborde certains de ses thèmes favoris : le passage du temps, la solitude humaine face à la douleur et à la mort et la migration qui constitue, selon elle, un élément incontournable du monde contemporain. Comme dans ses autres textes, d’abord nouvelles et romans, puis poésie et théâtre, elle y fait des clins d’œil à l’histoire comme pour nous rappeler qu’il faut, selon ses propres mots, "de temps à autre regarder derrière soi pour ne pas trébucher sur son ombre". Lecture.

La mer, entre lait et sang

in Islande suivi de La mer entre lait et sang (Éditions de l’île, Port-au-Prince, 1998)

J’ai tourné ma peau à l’envers mais je peux toujours sentir la perfidie des gestes et des murmures. Elle survole le bruit des vagues et s’arc-boute aux secousses du bateau. Je sombre dans une obscurité pernicieuse où le silence n’existe plus, où je dois patiemment recréer ma solitude. Pourquoi s’obstine-t-elle, cette femme à ma droite, à pousser son pied dans mes côtes ? Et cet homme qui me regarde en ricanant ? Je pensais pourtant leur avoir fait peur à jamais.

« Regarde ses yeux comme ils roulent on dirait des billes noires, des yeux de folle.
Et cette façon qu’elle a de tourne la tête comme une toupie désaxée
La pauvre, son lait est passé dans son sang.
Ce qu’elle sent mauvais ! »

Ma démence filtre les mots avant même qu’ils arrivent jusqu’à moi et s’ils me reviennent quelquefois c’est qu’elle a su comment me protéger de leur méchanceté. Je me suis enveloppée dans ma longue robe rouge, non pas ce rouge vif qui courtise le sans, mais un rouge sombre qui respire la douleur. Je la sens flotter contre mes jambes, talisman de crasse et de poussière qui arrête mes larmes. Je grimpe pour monter à bord, je m’accroche, écarte les jambes. Ma culotte noire s’infiltre entre mes fesses. J’accueille avec soulagement cette irritation familière. Je refuse d’en mettre une autre. Son odeur forte et douce, subversive et tendre, me rappelle mon corps et ses besoins, mon sexe et sa tourmente. Son odeur me certifie que je suis vivante.

Je suis couchée à même le sol parmi des bras et des jambes qui sursautent et se crispent. J’ai sur les joues des traces de vomissures mais j’ignore si elles me viennent de ma voisine qui m’enlace de ses mouvements spasmodiques. Des effluves acidulés m’arrivent de partout. Je ne peux dire avec certitude si je ressens les soubresauts qui secouent les autres. Je suis vague, poisson sans eau et pêcheuse dans l’âme. J’équilibre par-dessus les corps prostrés, je jongle avec chaque nouvelle bourrasque. Je déambule sur les déchets nauséabonds, dégoulinants. Je reçois un jet de crachat de mer en plein visage. « Tais-toi, la folle, ou je te fous à l’eau ». Mon rire devient écumes et dérision.

J’entends mon cri dévorer le vacarme : un enfant a plongé en moi son regard immobile. Toutes les angoisses convergent vers la folle pour oublier les débordements de la mer. Je n’arrête pas de trépigner et de crier malgré la violence des coups de pied. Mes tripes s’échappent de moi en un long hurlement ininterrompu. Mes jambes frappent sourdement le plancher, tam tam détresse.

Enlevez l’enfant, crie une voix que je devrais reconnaître. « Enlevez l’enfant, elle n’aime pas les enfants ». Je tremble encore de ce contact furtif. En moi, mon cri prend son temps pour rogner son agonie.

Mes mains n’arrivent pas jusqu’à mon visage. Je ne peux donc pas crever mes yeux ni enlever les images qui persistent au-dedans des paupières. J’ai mal depuis les seins jusqu’au bas ventre. La douleur s’interpose entre le monde et moi. Coups de ceinturons, mon dos se plie, coups de bâton, mes épaules se cabrent, coups de lanières, mes jambes s’élancent, coups de reins, mes mains protègent mon sexe. Mille doigts fourmillent en moi, s’introduisent dans tous mes interdits, griffonnent mes chemins de croix. Ma peau s’est lézardée. À travers les fissures, je vois sortir mes cauchemars bras dessus bras dessous. Mon sang s’entortille autour de mes cuisses, il coagule mes rêves et mes envies. Un être filiforme me sort du nombril, il déroule sa langue longue et blanche tout autour de mon ventre et serre serre jusqu’à la déraison.

Une main force une gorgée d’eau de mer dans ma bouche. Je prends plaisir à cracher toutes mes déchirures. Mes dents s’enfoncent avec délices dans cette chair mais elle a un goût salé et je recrache. J’ai toujours eu un faible pour le sucré. Car ta peau est douce… Je n’arrête pas de passer mes doigts sur ton dos, je te crée et te recrée inlassablement. J’arrive au bout de mes paumes seulement pour découvrir qu’elles m’avaient sciemment menti et que tu n’es que filigrane.

Je me roule sur le pont, me heurte aux peurs des gens normaux qui ne vomissent que leur bile et gardent leurs pourritures au fin fond de leur être. Mes lèvres se dessèchent de toute sève. Je n’embrasse plus depuis bien longtemps. J’attrape à bras ouverts mes rancoeurs, mes deblozay de fin de jour, mes occasions ratées.

Ma peau s’étire, se tend et se fend. Mon ventre n’arrête pas de grossir et de monter jusqu’à mes yeux. Je n’ai qu’un choix : les fermer ou le crever. Le liquide qui sort de mes seins répand autour de moi une odeur fétide. Je l’éponge rageusement avec ma langue et je me force à vomir, à rejeter cette déchéance. Je me mets sur le ventre et je me laisse tomber et retomber. Je rebondis sur mes ressorts cassés.

J’avance à grands pas dans l’eau. Sur les vagues, je retrouve mes vieilles angoisses fripées et délavées. Je ne peux que les ajouter à l’absurdité du jour. Que je suis belle flottant parmi les algues, les bras ouverts, cheveux au vent ! Pesanteur, je te salue du fond de l’abysse. Je viens vers toi sans autre escapade que le reflet du sang dans mes prunelles.

Le silence me gifle sans préambule. Tout s’est arrêté sauf l’éclat du ciel et le bruit de la mer. Les gens normaux se sont tus. Face à l’épouvante, ils ont cloisonné leurs solitudes et on ravalé leurs vomissures. Souveraine, la mer fait rage devant le silence du moteur. Une parcelle de seconde où tout geste devient empreinte indélébile, toute pensée prélude à la panique.

En moi, soudain, un grand fracas. Je tourbillonne de couleurs débridées, je rue dans les parois de mon incohérence. J’entends sortir de ma gorge des lambeaux de douleur qui se frappent les uns aux autres. Ma vie tremble. Souffle insignifiant et inutile, elle reste suspendue entre deux infinités, ne sachant où se placer. Chaque espace me semble cacher des pièges et des détresses, je n’ose y déposer ma vulnérabilité. Mes incertitudes rebondissent au creux de moi et me laissent chancelante.

Je tourne mes yeux de folle à l’endroit et me rend compte que mes mains sont nouées devant moi. Du regard je suis la corde mouillée et sale dont je sens soudain les mouvements au niveau de l’aine. Elle me rattache à un homme qui pour l’instant semble avoir oublié mon existence. Comme les autres, il a le regard affolé, fixé sur la mer.

La seconde de grâce est terminée. Leur peur sans amarres est plus bruyante que le bruit des vagues. Seul mon statut de folle me protège encore de l’hystérie collective. J’ai payé cher le droit d’être singulière. Nul ne prête attention a ma silhouette immobile. Puis, d’un coup sec, mon geôlier me force à m’asseoir, je me retrouve les deux jambes allongées, le dos coincé contre des cartons remplis.

- Jésus, Marie, Joseph, nous allons tous mourir en mer.
- J’avais bien dit de ne pas prendre la mer aujourd’hui !
- Que dit le capitaine ? Où est-il ? Calmez-vous !
- Heureusement que je sais nager !
- Même la folle pleure. Regardez-la !

Mon visage absorbe l’étrangeté de mes larmes. J’ai cessé de me battre avec les images, je les laisse m’envahir une à une avec leur précision et leurs couleurs irrémédiables.

La terre rocaille sous mes pieds. Elle infiltre sous ma peau sa tendresse rouge et fraîche. Mes orteils s’impatientent de cette rencontre toujours nouvelle entre ma terre et moi. Je laisse tomber mes vêtements et je rentre dans l’eau froide de la rivière. Lentement avec une jouissance jamais diminuée, mon corps s’adapte à la température de l’eau. Mes sens s’accordent aux tiens. Toi que je nomme Lacombe du nom de cette rivière où nous nous sommes aimés. Où mes yeux à peine lucides ont dès le premier jour effleuré ton émoi. Ce jour de pluie d’eau douce et de poésie, où ma nuque a rencontré ta main. Odeurs de terre mouillée, de fumier et d’herbes folles. Effervescence sans bavures du crépuscule au douvanjour.

Obscurité étanche. Où suis-je ? Je n’identifie pas ces murs d’ombre et de flétrissures, ces voix inconnues qui ignorent ma présence et m’humilient. La seule qui me soit familière me mortifie plus que les autres. Ce cousin de ma mère qui par sens du devoir m’a pris en charge depuis sa mort me harcèle et me provoque.

« Putain ! Comment as-tu pu ainsi t’avilir et salir notre nom ? Exactement comme ta mère vingt ans avant, malgré l’éducation que tu as reçue. Comme ta mère, tu finiras ! »

J’attends que tu viennes et je ne réponds pas. Je m’enferme dans ma confiance et ma tendresse me protège de toute souillure. Le visage blotti contre ton rire gouailleur, je ne vois ni la colère ni la hargne. À grands pas de géant je défis le temps et son haleine nostalgique. Déjà j’ai retrouvé tes bras. Ton souffle m’entoure de complicité et de paix. La douleur m’indiffère. Seule ma peau garde les traces des écorchures, mais je sais qu’elles partiront sous l’effleurement de tes doigts. Emportant avec elles tout souvenir de ces jours d’enfermement.

« Il est parti, ton amoureux ! Parti dans un canter pour Miami. Tu penses qu’il allait se risquer à rester ici. D’ailleurs, il parait qu’il avait déjà tout arrangé pour son départ depuis bien longtemps. Tu es seule, ma fille ! »

Le désespoir n’est pas noir. Il prend couleur de l’absence, couleur de terre dénudée, de rivière sans douceur. Mes pieds ne reconnaissent plus les rochers, ils ont perdu leur surface polie pour m’agresser de leurs aspérités. Je cherche en vain l’odeur de terre mouillée, elle est restée quelque part accrochée à mi-chemin des nuages et du bonheur. Senteurs d’avant-hier consignées dans ma mémoire. Le vert tendre des feuilles s’éparpille au gré de ma détresse. La duplicité de l’eau me déroute, elle a perdu son camaïeu bleu et est devenue boueuse et stagnante. Lacombe abandonnée, Lacombe qui m’abandonne à notre déchéance. Je rêve de dérives, d’eau bouillonneuse et tumultueuse, de rivières en colère. Débordements et crues. Noyades et délivrances.

Je me laisse faire quand le premier, il se couche sur moi. Pourquoi me défendrais-je ? Je ne reconnais plus cet acte comme signifiant. Je m’accroche à la solitude même au milieu des gestes mécaniques et crasseux qui ouvrent et referment mes jambes. Ma ration d’oiseaux heureux diminue à coups de taloches, de bousculades, de renversement de cuisses et de fesses, d’agressions de corps et de spermes. Je n’ai entrouvert que deux portes : la colère qui tord mes entrailles de spasmes silencieux et ma fierté tenace qui garde mes yeux délibérément ouverts.

Je ne veux pas compter. Un corps de plus sur mon ventre, peut-il faire nommer l’inconcevable ? Mon cousin a fait appel à une nouvelle voix senteur de tabac et de tafia, à de longues mains aux doigts verts de feuilles et de potions inconnues. J’avale des odeurs de terre scellée, des racines ayant depuis bien longtemps coupé contact avec le sol, des huiles aux papiers d’identité jaunie. J’ai appris à ne pas vomir pou ne pas avoir à ravaler cet amas régurgité. Mes muscles se découvrent des espaces inconnus sous les martèlements que je reçois. Sans bouger, sans parler. Aucune vague ne me retient. Je suis rives absentes, insensibles remous.

Pourquoi a-t-il fallu qu’au creux de mon inerte désespérance, la douleur prenne vie ? Pourquoi ce bris de détresse supplémentaire qui gonfle mes seins et alourdit mes hanches ? Aucune trace de sang depuis trois mois, sauf les gouttes qui tombent de mes blessures. Un jet de crachat salit mon ventre. « Un enfant de pute de plus ». Ma grossesse m’a dépouillée de mon apathie. Malgré moi, je gémis quand ils cherchent des positions qui leur seraient satisfaisantes et confortables. Seuls mes yeux restent secs comme si toutes mes larmes étaient de l’autre côté de mon cœur.

Quelquefois, mes rêves se jouent de moi et m’ensorcellent dans des éclats de rire et de soleil. Deux bras ouverts m’attendent. Je n’ai qu’à me pencher pour arriver aux quatre points cardinaux de leur tendresse. Je joue à colin-maillard avec une ombre qui me sourit. Yon sèl manman, miyon, miyon, yon sèl pitit. Je m’abandonne aux ouates de douceur qui me protègent, j’y enfouis mon corps qui se fait tout petit. Sans ventre monstrueux, sans douleur, sans blessures. Ala miyon ou miyon !

Les jours se passent en clair-obscur. Mon sommeil me cache mon ventre cauchemardesque et ma peur est sage dans sa somnolence. Mais les réveils sont tous pareils, sans douceur ni pardon. Je ne peux échapper à cette excroissance qui me nargue, à ces relents d’acides et de détresses qui remplissent tous mes pores. J’ai cogné ma tête contre le mur pour que se dégonfle cette infamie mais elle ne me quitte pas et s’étale sans pudeur.

Il était une fois la mère mais il ne me reste que mes songes de gestes tendres et un ventre en devenir… Faut-il que j’aille jusqu’au bout de la démence pour pouvoir en revenir ? Pourrai-je accepter le poids de la lucidité sur mes pupilles ? Je murmure des mots que je meure d’entendre mais qui pourra compter le nombre de bras qu’il faudrait pour me consoler ?

La douleur m’a réveillée au milieu de la nuit comme s’il me fallait des flèches pour délimiter l’horreur. Du fond de mes peurs les plus anciennes, les présentes déchirures annoncent des angoisses au goût de plaies béantes. Je ne suis plus que nerfs dénudés, papilles catalysées, rouleau compresseur, supplice et pendaison. Mes hanches s’enfoncent dans une mare chaude et vivante. Je ne sais plus hurler, le silence est ma seule dignité. De longues traînées rougeâtres marquent mes cuisses. Mes ongles ont gardé leur autonomie et me soulagent de ces cris que je ne pousse pas.

Plus que jamais, je nie l’existence du temps. Eternité ! Serait-ce cette minute où la douleur crée son propre gouffre et s’y jette. Ou alors était-ce cette seconde où le plaisir a réclamé sa part d’étoiles ? Fera-t-il une différence si je dis avec certitude pendant combien d’heures mon corps se détacha de moi pour contempler son agonie ? A quel instant ma peau se tourna à l’envers de ma mémoire ?

Ils m’ont laissé seule avec cet amas de chair née de l’horreur ou de la trahison. Je ne le vois pas mais j’entends son souffle, un vagissement incertain qui donne vie à mon cauchemar de pères et d’angoisses multiples. Enfin circonscrites ma haine et mes rancoeurs ! Sans se concerter, mes mains refusant tout contact direct, recouvrent la forme gémissante sous des draps et linges déjà souillés. Elles cherchent la tête maladroite, encerclent le cou branlant et elles serrent, serrent jusqu’à la déraison.

Enfin, le bateau est reparti.
Merci Vierge miséricorde ! La mer s’est calmée.
Regardez la folle comme elle tremble. Je n’aurais jamais cru qu’elle aurait eu peur comme nous.

J’ai du sans le savoir couper la corde qui me tenait prisonnière. Je suis à l’avant du bateau et regarde défiler la mer. Elle demeure superbe dans son accalmie, nous ayant signifié la pleine étendue de sa puissance. Je me sens attirée par son odeur poignante, son élégance sure, sa promesse de sérénité éternelle et de rédemption. Je vacille entre mer et sang. Mes yeux n’osent encore s’attarder sur la deuxième face du miroir et ses méandres irréversibles. Des visions de membres disloqués m’attendent au bout de mon retour. Est-ce ma colère qui me tient debout alors même que je tremble face au poids des actes irréparables ? Ou plutôt est-ce cette odeur de terre fraîche qui me revient d’une histoire d’eau douce et de poésie ? Malgré l’appel de la mer et de ses oublis éternels, mes orteils s’accrochent aux herbes tendres.

Il me faut savoir où s’est cachée la vie.

Évelyne Trouillot