Extrait : un poème de Janine Tavernier

Voix forte de la nouvelle poésie moderne au féminin dans les années 1950-1980, Janine Tavernier prolonge, comme le souligne l’écrivain et critique Ghislain Gouraige, "la veine d’Anna de Nouailles et d’Ida Faubert (premières grandes voix féminines du début du siècle) et s’attribue une place prépondérante dans la jeune poésie en soulignant les prestiges et les ressources de la chair. » Après plusieurs recueils de poésie, elle signe en 2007 un roman, "La Gravitante" aux Presses Nationales d’Haïti. En attendant son prochain recueil, "Sphinx du Laurier rose", à paraître en 2010, voici un long poème en créole et en français, pour dire la tragique réalité d’Haïti, issu de "l’Atlas littéraire" paru aux Éditions Étonnants Voyageurs Haïti en 2007.

Mon pays

Texte original issu de l’Atlas littéraire Haïti par monts et par mots
Éditions Étonnants Voyageurs Haïti (2007)

" Dents de sagesse arrachées à vif
hoquet fielleux
cri avorté
dans le gargouillement surpris
des meurtrissures cependant attendues
mais qui hélas ! ont démenti dans l’immédiat
l’incommensurabilité percutante
d’une innommable réalité tragique abjecte
sans référence aucune sans écho révélateur
de cette soi-disant pitié que certains quidams
gente tapageuse des ailleurs bien intentionnés
beaux parleurs convaincants ont jeté aux enchères
des marchés civilisés puisqu’il fallait décrier encore
et encore cette nation pour qu’un jour peut-être
l’histoire de leur défaite blanche se noie et se perde
enfin dans la noirceur macabre de notre ignominie
O mon pays comme une douleur inutile d’avortement maternité dégradée, désavouée sans l’espoir réparateur d’un berceau d’enfant, douleur de femme douleur de reins.
Mon pays aux entrailles jetées sur l’immondice
comme une tripaille de poule sur l’ordure
dans les quartiers roulant sur les roues oxydées
des soleils défaitistes en mal d’autres combines
pour réinventer des nuits propices aux charognards.
Qu’est-il de toi mon pays ?
Et toi o Port-au-Prince la ville qui m’a vue naître
Qu’est-il de toi ?
Port-au-Prince ma ville princesse
qui s’en va désormais à la dérive
sur les eaux sales et délugées de ses pluies
Te voilà désormais comme une sans-ave
Yeux clos bras écartelés et jambes béantes
putain par indigence mais putain consentante
tu ne regardes même plus désormais à la clientèle ;
Comme s’ils étaient revenus ces temps
de la malédiction des marines et des blindés
Te voilà aujourd’hui pire qu’hier puisqu’aux étrangers
tu ne te donnes même plus tour à tour comme au temps
longtemps mais en une seule putréfaction de ta chair te voilà
Buck par le yankee acostar par le panyol baisée par le frenchy
La brave caribe la ville de ma naissance se donne aux pillageurs
muette et sans aucune défense venue de ses dieux de ses preux
ou de ses fils abjects à la mémoire fluidique de civilisés dociles
Elle s’ouvre à tous ces dévoyés sous le bleu riant de son ciel.
Et moi l’enfant contrite revenue de ces ailleurs sans âme
Pour apprendre à mourir là où nos libertés jadis ont vibré
Et moi l’enfant horrifiée sortie de cette matrice souillée
malgré ces oppresseurs sans vergogne de tout plumage
et de tout acabit qui a bout portant à chaque détour
de mon chemin me jettent mon déshonneur au visage
je m’arrête devant ce pays au passé mille fois glorieux
et mon cœur impuissant se souvient en tremblant
Alors à genoux je me penche sur cette mère abreuvée
qui dans son humiliation ne lève même plus la tête
et sans espoir aucun je lui chante l’espoir
comme on chante une berceuse aux petits
pour que la voix apaise tout doucement
Manman chéri men kako yo rive pou sove’w
Men pikets lan Sud yo rive tou bouke tou vanyan
Pran kouray bel chè manman pran kouray
Nous laverons tes souillures avec nos larmes"

Janine Tavernier