Eric Mauzé

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

  • Tu permets que je m’asseye ? Tu sais, la vieillesse n’arrange pas le mal de dos.

George regarde l’homme prendre une chaise et s’affaler dessus. Il le dévisage, observe ses petits yeux noirs, sa grande bouche ainsi que ses joues rougies par le froid. Mais, décidément, aucun souvenir ne lui revient. Quand il voit que l’homme l’observe en retour, il baisse les yeux puis se dirige vers la cuisine à la recherche d’une quelconque boisson pouvant réchauffer ce vieillard.

  • C’est un roman ?

George se retourne. L’homme regarde son cahier d’un air intéressé. Il s’approche.

  • Ouais. Enfin je suis censé en faire un roman.
  • Mmmh… Je peux y jeter un coup d’œil ?
  • Euh… oui allez-y.

George retourne dans sa cuisine, trouve la cafetière encore chaude du matin puis rejoint le vieillard dans la petite pièce et lui sert une tasse. Celui-ci lève les yeux du cahier, puis sourit à la vue du café brulant.

  • J’espère que cela vous réchauffera…

Le vieil homme souffle, acquiesce de la tête et murmure un « merci ». Puis il replonge dans sa lecture. George s’installe sur la chaise en face, se sert, puis observe la fumée s’échapper du récipient. Il lève la tête pour observer la neige qui tombe lentement, renforçant l’épaisse couche qu’elle avait déjà créée. Il pense à l’arrivée soudaine de cet homme. Pourquoi et comment est-il arrivé là ? Pourquoi est-ce qu’il n’a pas laissé de traces dans la neige ? Et plus important encore, qui est-il ? George tourne la tête vers le vieil homme et l’observe tourner lentement les pages, il observe ses yeux parcourir les lignes du brouillon, il essaye de décrypter les quelques semblants d’émotions se dessinant sur le visage du vieillard. Il doit être rendu à la cinquième page quand il demande :

  • Mais dis-moi, le grand personnage, il ne me semble pas très aimable je me trompe ?
  • Non en effet, le personnage principal est un fou.

George voit les petits yeux de l’homme s’assombrir.

  • Ah… Je vois… Tu veux faire ressentir au lecteur une haine envers ce personnage ?
  • Oui exactement.
  • Mais ne penses-tu pas qu’il est sympathique dans le fond ? Ne penses-tu pas qu’il faudrait être plus indulgent avec lui ? Essayer de le comprendre ? Est-ce qu’il mérite vraiment tout ça ?

George est plus que surpris par les propos du vieillard ! Pourquoi doit-on se demander si le personnage mérite l’histoire qu’on lui crée ? Ce qui est encore plus étrange, c’est la réaction du vieillard. Pourquoi se soucie-t-il du personnage ? Et pourquoi semble-t-il… vexé ? Oui voilà vexé. Et énervé.

  • Cet homme incarne tous les défauts que je trouve au genre humain, commence George. Il est désagréable, prétentieux et avare. Je veux que dès les premières pages, le lecteur n’éprouve que du dégout envers ce personnage. Mais que, étant intriguant, et ayant une histoire mystérieuse, le personnage intéresse malgré lui le lecteur qui continue à tourner les pages pour comprendre quelle histoire cache ce personnage, et qu’est-ce qui l’a poussé à devenir ainsi. Et puis, après tout, ce n’est qu’un personnage purement inventé, un personnage de fiction non ?

Le vieillard, ayant terminé son café, se lève. George fait de même puis recule. Non pas qu’il ait peur mais… le vieil homme est énervé et cela le rend...inquiétant.

  • Je pense que tu ne comprends pas George, fait l’homme en s’approchant.
  • Oui en effet je ne comprends pas beaucoup de choses aujourd’hui.D’abord, qui êtes-vous et pourquoi êtes-vous là ? lui répond George en s’énervant.
  • Ah ! Je savais qu’on finirait par y venir. Je suis là pour te faire passer un message de ton personnage qui maudit son rôle, ricana l’homme.

George ne comprend pas. Il jette un coup d’œil à son livre « Eric Mauzé, l’histoire de cet homme fou ». L’homme s’approche encore un peu plus et plonge ses petits yeux noirs dans ceux de George.

-Je ne te rappelle toujours rien ? Je vais te raconter mon histoire…Elle te rafraichira la mémoire.

George ne parle plus, ne bouge plus. Il n’a pas d’autre choix que d’écouter son histoire. L’homme se redresse, il dépasse d’une bonne tête George.

  • Mes parents ? Ils sont morts. Ils disaient que j’étais un bon à rien, eh bien, maintenant ils ne peuvent plus rien dire ! Mon frère avait une sale tête et maintenant je n’ai plus à la voir !

« Eric n’avait pas de famille, il avait assassiné ses parents et son frère. Il vivait seul et maudissait les gens… » Pense George. Il est incapable de bouger. L’homme guettait la moindre réaction de son interlocuteur.

  • Et oui je suis Eric Mauzé. Tu n’as pas eu pitié de moi en créant mon histoire, hein ? Eh bien moi non plus je n’aurai pas pitié de toi ! Tu m’as créé en tant qu’homme diabolique eh bien, je te laisse admirer ta création et ce qu’elle est capable de faire !

George est tétanisé. « Quiconque osait s’opposer à ce diable ne verrai plus jamais un été. » Il ne peut s’enfuir. « Eric était craint et respecté. Il était certes grand mais plutôt maigre. Il ne terrifiait pas les gens par son physique, mais par sa folie. » Il observe les pieds de l’homme ; ils volent à cinq centimètres au-dessus du sol ! Comment diable a-t-il fait pour ne pas le remarquer ! Cela explique l’invisibilité de ses pas dans la neige !
Eric se rapproche toujours un peu plus de George jusqu’à le prendre par le col et l’appuyer contre le mur. Eric le fixe un dixième de seconde dans les yeux, puis lui met une première claque. George accuse le coup, il a la joue rouge. Eric resserre ses mains autour du cou du jeune homme qui suffoque. Alors, George lui donne un coup de pied. Eric le lâche puis recule, reprend son souffle. Commence alors une bagarre entre les deux hommes. Ils se battent pendant un bout de temps, alternant les coups au visage, au ventre sur tout le corps. Tout à coup, à bout de souffle, Eric s’effondre. Il tombe au sol. Il ne bouge plus.

George observe ses petits yeux à présents clos, sa grande bouche d’où s’écoule du sang, et ses joues rougies par les coups. George est encore tremblant. Il a donc tué cet homme ? Il a donc vraiment rencontré son personnage ? Il attrape le livre toujours posé sur la table et en déchire le contenu afin de mettre fin à cette histoire. Une fois la destruction des pages de son livre achevé, il retourne. Sa surprise est telle qu’il lâche le livre, du moins ce qu’il en reste, c’est-à-dire les couvertures, et prend appui sur la table pour ne pas s’évanouir. Eric n’est plus là. Il s’approche aussi doucement qu’il peut de l’endroit où gisait l’homme dans son bain de sang. Il n’y a aucun signe de sa présence. Comme s’il n’avait jamais existé. George aurait donc rêvé ? Il se retourne pour se regarder dans le miroir, il n’a aucune trace de coups, aucune trace de cette bagarre. Il appuie sur ses joues, il ne sent aucune douleur. Consterné, il commence à ranger sa maison, toujours tremblant, perturbé par ce qu’il vient de lui arriver. C’est quand il récupère la couverture de son livre tombé au sol qu’il hurle ; sur la couverture, les petits yeux noirs d’Eric le fixent.