Dernière manche ...

Avec un mélange d’appréhension et de curiosité, Lise marcha vers cette troublante épave. Le vent et la pluie fouettaient son visage. À son poignet gauche, l’alarme de sa montre se déclencha et un bip-bip sonore s’éleva dans l’air glacé. Plus que sept minutes, songea Lise. Il faut que je me dépêche. La jeune femme accéléra, sans pour autant cesser de scruter les environs, attentive au moindre danger qui pourrait se présenter. Elle était de nature prudente, une qualité qui la désavantageait cependant, étant donné que cela lui faisait souvent perdre de précieuses minutes. Arrivée au niveau de l’amas de varech, Lise marqua une pause. Devant elle se dressait un squelette recouvert d’algues à moitié enfoui dans la vase. De longues pointes osseuses, semblables à de gigantesques côtes, saillaient ça et là de la terre et se dressaient vers le ciel.

Lise examina les ossements plus en détail, et remarqua quelques mètres plus loin ce qui devait être le crâne de la bête. Court et épais, il était assez imposant avec sa large mâchoire sertie de trois rangées de longues dents aiguisées. Sa forme n’évoquait rien à Lise, pas plus que ce qui restait d’une des pattes avant de l’animal : un os épais et cranté qui se terminait pas une immense pointe tranchante et acérée. Cette créature, quelle qu’elle soit, appartenait de toute évidence à une espèce inconnue. Mais Lise ne s’attarda pas sur ce détail et se concentra sur ce qu’elle était venue chercher. Elle scruta les ossements, le cœur battant, en quête de l’objet pour lequel elle avait fait tout ce chemin. Après quelques secondes, elle finit enfin par le repérer, à moitié dissimulé sous un os brisé et rongé par les vers, deux mètres sur sa gauche. Lise se précipita et saisit dans le creux de sa main la minuscule balise circulaire qui émettait une lumière verdâtre. À son poignet, le compte à rebours indiquait cinq minutes et vingt-sept secondes. Pas le temps de savourer ma victoire malheureusement, regretta Lise. La jeune femme se préparait à repartir lorsqu’un mouvement sur la plage retint son attention, à quelques dizaines de mètres d’elle. Quelqu’un approchait en courant sous la pluie, longeant les vagues qui venaient se briser sur les récifs. Il était assez loin, mais Lise était presque certaine d’avoir reconnu son ami Jeff, qui fonçait comme toujours tête baissée sans se soucier du danger. Elle se releva et s’apprêtait à lui faire signe lorsqu’elle vit une autre silhouette massive qui approchait sur sa droite et qui se précipitait droit sur Jeff à une vitesse alarmante. Elle eut à peine tenté de crier pour le prévenir que c’était déjà trop tard : une gigantesque créature avait bondi avec un cri perçant sur son ami, qui n’était plus qu’à cinq ou six mètres d’elle. La bête, semblable à celle dont Lise avait trouvé les ossements, était recouverte d’écailles vertes acérées et était pourvue des six énormes pattes, tel un insecte. Ses membres antérieurs se terminaient par deux pointes massives et mortelles. Mis à part sa tête et sa longue queue hérissée de piquants qui fouettait l’air, la créature ressemblait à une énorme et monstrueuse sauterelle. Et en une fraction de seconde, elle embrocha Jeff avec sa patte avant droite. La pointe aiguisée comme une lame de couteau transperça son ami de part en part sans même que celui-ci n’ait eu le temps d’esquisser le moindre geste pour l’esquiver.

Lise se retint de pousser un cri. Il ne faut surtout pas qu’il me repère, songea t-elle. Sinon, je suis fichue moi aussi. Elle jeta un coup d’œil au cadran de sa montre. Il lui restait un peu moins de trois minutes, et avec la mort de Jeff, elle était la dernière encore en course. Tapie derrière les ossements, Lise regarda la créature qui furetait entre les tas de varech – probablement à la recherche d’une nouvelle proie – puis sa montre, puis à nouveau la bête. Lise hésita. Tant pis, songea t-elle. Je n’ai plus le choix. Elle prit son courage à deux mains et bondit hors de sa cachette, courant à toutes jambes vers sa voiture, la balise fermement serrée dans son poing. Comme elle s’y attendait, la bête la repéra immédiatement et se lança à sa poursuite en poussant un cri strident. Lise franchit rapidement les quelques mètres qui la séparait de la route et gravit en hâte le talus avant de foncer dans le véhicule. Elle s’installa précipitamment, mit le contact et démarra en trombe. Derrière elle, l’animal monstrueux cavalait à une vitesse impressionnante, manquant de la rattraper à chaque tournant. Lise appuyait sur l’accélérateur, fonçant à travers la ville, en direction de sa dernière étape : le port. Vite. Plus que deux minutes. Lise tourna à gauche dans une ruelle étroite et aperçut devant elle les hauts mats des voiliers amarrés au quai qui se découpaient sur le ciel. Le port. Enfin. Lise s’arrêta dans un dérapage et sortit précipitamment de sa voiture, sans même attendre qu’elle s’arrête complètement. Elle fonça droit sur un ponton, juste devant elle, et sauta sans plus attendre dans un des voiliers, point de départ de toute son aventure. Dans son dos, elle entendit la sauterelle géante pousser un cri de rage suivi d’un crissement de tôle. Lise ne se retourna pas pour vérifier, mais visiblement elle pouvait faire une croix sur sa voiture. Peu importe, j’ai bientôt fini. Elle s’engouffra à toute vitesse dans la cabine avant de l’embarcation et ouvrit le petit coffret noir qu’elle y avait déposé. À l’intérieur, il y avait un emplacement vide de la taille et de la forme de la balise qu’elle tenait toujours fermement dans sa main. Lise se hâta de l’insérer et appuya sur le bouton central de l’appareil. Juste à temps : il ne lui restait plus que quelques secondes et un grand fracas résonna au-dessus de sa tête, signe que son poursuivant venait de sauter sur le pont. Une musique entraînante se fit alors entendre et autour d’elle, le paysage disparut pour être remplacé par un autre. Devant ses yeux, des mots flottaient dans les airs.
FIN DE LA QUATRIÈME MANCHE. FÉLICITATION, VOUS AVEZ TERMINÉ LA QUÊTE
« LES RELIQUES DE LA MER » ! PROCHAINE QUÊTE DANS :
MINUTES : 5 ; SECONDES : 30….29….28….27…

***

« YES !!!!! hurla Lise. ENFIN ! ». Elle se débarrassa de son casque de réalité augmentée ainsi que des capteurs branchés sur elle qui permettaient de retranscrire ses mouvements. Elle avait fini bonne dernière, mais Lise était bien trop heureuse d’être arrivée à la fin de la quête pour s’en soucier. C’était la première année que ce tournoi de jeux vidéos avait lieu et elle ne pensait pas aller aussi loin. Elle consulta le tableau de bord qui se trouvait sur le mur de gauche de son compartiment – chaque joueur en ayant un réservé – et constata que sur les cent participants de départ, seulement onze étaient encore en jeu. Satisfaite de sa performance, elle s’étira et poussa un bâillement. Il lui restait plus de quatre minutes trente à tuer avant la prochaine manche et la jeune femme décida d’aller voir Jeff. Le connaissant, il devait être déçu d’arrêter à ce stade du concours, surtout en se faisant embrocher par une sauterelle mutante.

Lise poussa la porte de son box et déboucha dans le grand hall circulaire qui abritait la compétition. Au centre se trouvait un écran holographique transparent qui permettait de consulter en temps réel les statistiques des joueurs et l’avancée de l’aventure virtuelle. Dispersés dans la salle, des dizaines de personnes bavardaient, certaines buvant quelque boisson sucrée, d’autres discutant des chances respectives des joueurs encore en lice, assis autour d’une table, ou d’autres encore se regroupant autour des participants restants, les félicitant et leur souhaitant bonne chance pour la suite. Lise ne s’attarda pas, afin d’éviter d’être prise à part par l’un d’eux, et se dirigea à pas vifs vers le compartiment numéro trente-deux qui avait été attribué à son ami. Étant donné que ce dernier le quittait rarement, même durant les pauses entre deux quêtes, Lise espérait qu’il y serait encore. Normalement, la règle était que tout candidat éliminé devait quitter les lieux du concours. Mais bien que Jeff ait été évincé de la compétition, il avait dû l’attendre ; Lise avait pris l’habitude d’aller le retrouver durant les pauses pour bavarder un peu avec lui avant le début de la prochaine manche. Elle toqua donc à la porte en criant « Jeff ! Hé, Jeff ! T’avais raison, j’aurais dû acheter des améliorations de vitesse pour ma voiture, parce que cette bestiole a failli m’avoir ! ». Le sourire aux lèvres, Lise attendit que son ami lui réponde, mais rien ne vint. Il n’est quand même pas parti ? s’étonna t-elle. Intriguée, elle saisit la poignée de la porte coulissante du compartiment et entreprit de l’ouvrir, mais elle se heurta à un verrou clos. Étrange, pensa Lise. Jeff ne ferme jamais pourtant. Elle tenta à nouveau de l’ouvrir en y mettant un peu plus de force cette fois-ci, mais la porte resta désespérément fermée. De plus en plus interloquée, Lise recula d’un pas. En haut de la porte clignotait un voyant rouge qui indiquait que le candidat n’était plus en course. Un indicateur similaire brillait au sommet du compartiment qui jouxtait celui de Jeff, le numéro trente-trois, ainsi que sur ceux de tous les autres candidats qui avaient été éliminés depuis le début de la compétition. Jeff ne serait pas parti sans m’attendre, quand même !.. songea Lise. Comme je ne le vois pas dans le hall, il doit toujours être à l’intérieur, mais dans ce cas là pourquoi ne me répond t-il pas ? Sa joie à l’idée de faire partie des onze derniers candidats l’avait quittée, remplacée par un sentiment d’inquiétude, ce qui était plutôt ridicule, étant donné que Jeff était sans doute parti, tout simplement. Une profonde déception s’insinua en elle à l’idée qu’il ne l’ait pas attendue. Elle tenta à nouveau de lui parler, mais n’obtint aucune réponse. Décidée à en avoir le cœur net, elle se rua sur un des sièges éparpillés dans la salle et le poussa devant la porte de Jeff, indifférente aux regards intrigués que lui lançaient les autres personnes présentes dans le hall. Elle le cala contre le box et entreprit d’y grimper pour regarder par-dessus la cloison. Même ainsi, il lui manquait quelques centimètres pour pouvoir voir ce qu’il y avait de l’autre côté. Un message préenregistré raisonna alors dans la salle, avertissant les concurrents qu’il ne restait plus qu’une minute avant le début de la prochaine manche et conseillant à ceux-ci de regagner leur compartiment et aux autres de se diriger dans la salle voisine, d’où ils pourraient voir la compétition retransmise en direct sur des écrans géants. Tandis que chacun d’entre eux s’exécutait, Lise se hissa sur la pointe des pieds et jeta un coup d’œil de l’autre coté de la cloison. Là, restée seule dans le hall désert, elle manqua de s’étrangler.

Étalé sur le dos entre les quatre murs, il y avait Jeff.
Son regard était vide et une blessure béante et profonde s’ouvrait au milieu de son ventre.
Une blessure qui était horriblement familière à Lise.

Des sueurs froides coulaient dans son dos. Ses pensées se mirent à se bousculer dans sa tête.
Non ! voulut-elle hurler.
Mais les mots restèrent coincés dans sa gorge.
Ce n’est pas possible !
Ce n’est qu’un jeu !
Rien de plus !

Épouvantée et pétrifiée, Lise voyait encore la pointe mortelle embrocher son ami. Non, se répéta t-elle. Tout ce qui vient de se passer n’était pas réel. Quand elle s’imaginait être la première à fouler ce sol depuis des millénaires, elle ne le pensait pas vraiment. Elle était simplement prise par l’ambiance du jeu, c’était tout.

Et pourtant...
Ressaisis-toi, s’intima alors Lise. Elle n’était pas allée là-bas. Personne n’y était allé. Pas vraiment.

C’est alors qu’il lui sembla voir l’image de Jeff vaciller. Intriguée, elle la regarda de plus près, mais le phénomène ne se répéta pas. Lise cligna plusieurs fois des yeux, perplexe et un peu perdue. Elle se souvint alors vaguement qu’on lui avait parlé d’un hologramme qui se mettait en place de manière automatique – sans qu’elle sache vraiment pourquoi – à la mort du joueur. Oui, c’était ça, elle était presque certaine qu’on lui en avait parlé. Une simple projection, rien de plus. Lise se détendit quelque peu et se mit à rire de sa propre bêtise. Jeff n’est pas mort, ce n’est qu’un jeu, c’est évident. Elle avait vraiment tendance à s’emporter trop rapidement.

Soulagée et un peu honteuse de s’être prise au jeu à ce point là, la jeune femme se hâta de rejoindre son compartiment. Elle se rendit alors compte que quelque chose la gênait, coincé sous sa chaussure. Perplexe, elle s’appuya à la cloison et se contorsionna pour voir de quoi il retournait.

Lise se figea.
Là, calé entre ses crampons, luisait un morceau de pierre noire.
Non, pas une pierre, songea t-elle. Un silex.
Un silex tel qu’en utilisaient les hommes à l’âge de la pierre polie.

Mais alors...?