Délicieux mets

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :
« -Rien en particulier, je me demandais seulement ce qu’on mange ce soir », j’ai essayé d’avoir l’air le plus naturel possible.

  • Oh, ce n’était que ça.
    Il se remet à sa vaisselle tout en se retournant.
  • on va manger des courgettes ce soir, c’est moi qui les prépare.
  • Mais tu sais bien que je déteste les courgettes » dis-je sur un ton légèrement embêté.
  • Comment, voudrais-tu que je le sache ? Tu ne t’exprimes jamais !
    Je ne sais quoi lui répondre. Comme toujours, il a le mot juste pour blesser mon égo. Malgré tout, il a raison, je n’ai jamais exprimé mon avis, ni quel parfum de glace je voulais lorsque nous étions à Saint-Malo, ni comment je me sentais et si j’avais besoin d’aide depuis le décès de maman. Je me sens stupide et misérable de ne jamais réussir à m’exprimer. Pourtant ce n’est pas l’envie qui me manque mais les actes n’y sont pas. J’en ai marre de me faire marcher dessus car je ne suis pas assez fort. Je dois aujourd’hui me sortir de cette situation, sortir de ce silence qui ne me causera que torts et soucis. Je dois prendre mon élan, pour oser m’affirmer et lui dire ce que je n’ai jamais osé dire ouvertement. Je lui réponds alors en me forçant à garder la tête haute :
    « -Tu sais papa, j’ai toujours souhaité qu’on ait de vraies discussions, parler face à face, sans faux semblant.
    Il me regarda étonné,
  • Et bien ! Je ne m’attendais pas à un tel ton de ta part. Qui aurait cru qu’un timide comme toi… bref tu m’as compris. Alors de quoi souhaites-tu que l’on parle, un sujet en particulier ?
  • Pas vraiment un sujet, plus une requête dont je souhaite te faire part. » Je commence à baisser lentement les yeux.
  • Je suis tout ouïe, dis-moi tout
    Il me fixa afin de guetter la moindre de mes réactions.
  • Alors comment, pourrais-je le dire ? Ta cuisine est…est…est… Je commence à bafouiller.
  • Est ? Exprimes-toi plus clairement, tu n’es pas allé chez l’orthophoniste pour te remettre à bégayer.
  • Ta cuisine est… », je pris une profonde inspiration.
  • Particulière.
  • Dans quel sens, est-elle particulière ?
  • Et bien, disons que ta manière de faire la cuisine est spéciale. Le choix des recettes et épices est inhabituel, la présentation des plats est confuse et énigmatique. Pour résumer, tu mets beaucoup d’âme et d’enthousiasme à l’ouvrage, mais pour un résultat des plus…,
    Il me coupe la parole.
  • Réussi, je sais, je te remercie. Malgré mon incroyable talent culinaire, personne ne complimente ce que je fais, certainement par jalousie, d’ailleurs. La dernière fois que j’ai concocté un plat à mes collègues, ils se sont évanouis tant mes mets étaient délicieux. »
    Il continue de faire son éloge. Il commence à me « sortir par les trous de nez ». Qu’est ce qui peut le faire taire, bon sang ? Dire que je souhaite m’affirmer, mais je ne peux même pas faire taire un imbécile comme lui. Soudain me vient une réplique peu châtiée mais j’espère efficace. Je lui dis sur un ton léger :
    « -Papa ?
  • Oui ?
  • Elle est dégueulasse ta cuisine ! »